Collectif, Villes rebelles. De New York à Sao Paulo, comment la rue affronte le nouvel ordre capitaliste mondial, Paris, Éditions du Sextant, 2014. Traduit du portugais (Brésil) par Antoine Chareyre.
Ça n’a pas commencé à Salvador, ça ne va pas finir à São Paulo1
Movimento Passe Livre de São Paulo2
Tel un fantôme qui rôde dans les villes en laissant des empreintes vivantes dans l’espace et la mémoire, les révoltes populaires autour du transport collectif hantent l’histoire des métropoles brésiliennes depuis leur formation. Tramways renversés, trains criblés de projectiles, bus incendiés, grèves du tourniquet3, murs tagués de voix des rues, barricades dressées contre les hausses successives du prix du ticket sont l’expression d’une saine colère contre un système entièrement voué à la logique de la marchandise.
Dans un processus où la population est toujours objet et non sujet, le transport est organisé d’en-haut, selon les impératifs de la circulation de la valeur. Ainsi, la population se trouve exclue de l’organisation de sa propre expérience quotidienne de la métropole, organisation qui passe principalement par le système des transports, lequel réduit la mobilité au trajet aller-retour entre le domicile et le travail et place des tourniquets sur tous les chemins de la ville. Et, tandis que l’on renforce les tourniquets, les contradictions du système deviennent plus évidentes, suscitant des processus de résistance. C’est au coeur de cette expérience concrète de lutte contre l’exclusion urbaine que s’est forgé le Movimento Passe Livre (MPL).
Les révoltes de juin 2013, déclenchées par la lutte organisée par le MPL de São Paulo contre la hausse des tarifs, ne sont pas quelque chose de complètement nouveau. Pour commencer à comprendre ce processus, il faut remonter, au moins, à 2003, lorsque, en réponse à la hausse du prix du ticket, a débuté à Salvador de Bahia une série de manifestations qui se sont poursuivies pendant tout le mois d’août et sont restées connues sous le nom de Revolta do Buzu4 (Révolte du Bus). Il est impossible de mesurer exactement le nombre des participants à ces protestations, mais les estimations tournent autour de 40 000, et on peut dire que toute personne qui a aujourd’hui entre 24 et 34 ans et habitait alors dans la capitale bahianaise, a participé à la révolte. Pendant les cours, les élèves du secondaire faisaient le mur de l’école pour aller bloquer les rues dans les quartiers, dans un processus décentralisé, organisé à partir d’assemblées qui se tenaient sur les lieux même. L’indignation populaire focalisée sur le transport collectif créa une dynamique de lutte collective qui échappait à toute forme préalablement établie. La Revolta do Buzu exigeait dans la pratique, dans les rues, un rejet des modèles hiérarchisés ; elle présentait, encore embryonnaire, un autre mode d’organisation.
En s’éloignant de tout dispositif établi, la révolte laissait ouverte la signification des mobilisations, tant pour l’organisation du transport que pour celle du mouvement lui-même. Malgré cela, des organisations étudiantes entraînées par des groupes partisans prirent la direction du mouvement et se mirent à négocier avec les pouvoirs publics au nom des manifestants. Après avoir marchandé des demi-concessions avec les gouvernants, sans obtenir l’annulation de l’augmentation, elles employèrent tous les moyens possibles pour démobiliser la population.
Avec les témoignages publiés par le Centro de Mídia Independente5 et le documentaire Revolta do Buzu de Carlos Pronzato6, l’expérience, par la population, de l’action directe au moyen d’assemblées horizontales, l’organisation de la révolte par les entités étudiantes et le caractère explosif de la lutte pour le transport public ont connu un certain retentissement au niveau national. Le film a ensuite été utilisé dans plusieurs villes par des comités en faveur de la gratuité des transports pour les étudiants – comités qui s’organisaient déjà, localement, autour de projets de loi – dans le cadre d’activités scolaires, amplifiant le débat sur le transport et ses formes d’organisation alternatives. Ces mêmes étudiants qui virent ces images et en débattirent devaient bientôt faire le mur des écoles, pour se joindre aux manifestations de la Revolta da Catraca (Révolte du Tourniquet), à Florianópolis, en 20047. En occupant les terminaux et en bloquant le pont qui donne accès à l’Île de Santa Catarina, les protestations forcèrent les pouvoirs publics à revenir sur l’augmentation et servirent de base pour la fondation du MPL l’année suivante.
La perspective ouverte par ce bref processus de luttes, qui aboutit à la victoire dans la capitale de l’État de Santa Catarina, donna son origine au mouvement : il s’agissait d’une tentative pour formuler le sens présent de ces révoltes, ainsi que l’expérience accumulée par le processus populaire, tant dans sa forme que dans ses motivations. Apparaît alors un mouvement social pour les transports, autonome, horizontal et non-partisan, dont les collectifs locaux, regroupés en fédération, ne sont soumis à aucune organisation centrale. Sa politique fait l’objet d’une délibération par le bas, par tous, dans des espaces sans dirigeants et qui ne répondent à aucune instance externe supérieure.
En même temps qu’elle outrepassait les formes d’organisation préétablies, la teneur explosive des mobilisations montrait les contradictions qui la produisaient, imbriquées dans le système de transport collectif, point nodal de la structure sociale urbaine. L’accès du travailleur à la richesse de l’espace urbain, qui est le produit de son propre travail, est invariablement conditionné à l’usage du transport collectif. Les tourniquets dans les transports sont une barrière physique qui opère une discrimination, selon le critère de la concentration de revenu, entre ceux qui peuvent circuler à travers la ville et ceux qui sont condamnés à l’exclusion urbaine. Pour la majeure partie de la population exploitée dans les bus, l’argent destiné aux déplacements ne permet pas de payer plus que les trajets entre le domicile, en périphérie, et le travail, dans le centre : la circulation du travailleur est réduite, par conséquent, à sa condition de marchandise, de force de travail.
La lutte pour la réappropriation de l’espace urbain produit par les travailleurs dépasse, dans la pratique, la revendication du MPL dans ses premières années, qui était la gratuité des transports pour les étudiants. Quand les tarifs augmentent, surgissent des contradictions qui affectent tout le monde, pas seulement les étudiants, et dès lors cela n’a plus de sens de viser une seule partie de la population. La lutte pour le transport a la dimension de la ville, et non de telle ou telle catégorie.
De plus en plus débattue dans le cadre interne, l’idée du transport gratuit pour tous se renforça après que le mouvement eut réétudié le projet Tarif Zéro, qu’avait formulé la municipalité de São Paulo au début des années 1990. Le bond en avant, en termes de compréhension du système, que le MPL put faire grâce à son analyse, finit par déchirer le rideau d’arguments techniques qui dissimulait les conflits sociaux et économiques derrière la gestion du transport. Dorénavant, l’on put assumer le discours du transport comme un droit, d’ailleurs fondamental pour l’application d’autres droits, dans la mesure où il garantit l’accès aux autres services publics. Le transport est dès lors compris dans sa transversalité avec plusieurs autres questions urbaines. Ce constat élargit le travail du MPL, qui ne se limite plus aux écoles mais pénètre dans les quartiers, les communautés et les occupations de lieux, dans une stratégie d’alliance avec d’autres mouvements sociaux – mouvements pour le logement, pour la culture et pour la santé, entre autres.
Si la reconquête de l’espace urbain apparaît comme l’objectif des protestations contre le coût du transport, elle s’opère également en tant que méthode, via la pratique des manifestants, qui occupent les rues en déterminant directement leurs flux et usages. La ville est employée comme une arme en vue de sa propre reconquête : sachant que le blocage d’un simple carrefour compromet toute la circulation, la population lance contre elle-même le système de transport chaotique des métropoles, qui donne la priorité au transport individuel et abandonne ces métropoles au bord de l’effondrement. Dans ce processus, les gens prennent collectivement les rênes de l’organisation de leur propre quotidien. C’est ainsi, dans l’action directe de la population sur sa vie – et non à huis-clos, dans les conseils municipaux ingénieusement mis en place par les municipalités ou dans n’importe quel autre artifice institutionnel –, que se fait la véritable gestion populaire. C’est précisément ce qui se passa à São Paulo lorsqu’en juin 2013, le peuple, en s’emparant des rues, s’appropria la gestion de la politique tarifaire de la ville et annula le décret du maire qui augmentait le prix du ticket de vingt centimes de real.
Ce ne fut pas différent de ce qu’il s’était passé à Florianópolis lors de la victoire qui faisait suite à la lutte de Salvador (de Bahia), et l’année suivante, quand la ville s’opposa à l’augmentation une fois encore. La même expérience, par laquelle la population s’empare de manière partielle mais directe de l’organisation du transport – et, avec elle, d’une dimension fondamentale de la vie urbaine –, se reproduisit avec les révoltes de Vitória (2006), de Teresina (2011), de Aracaju et Natal (2012) et de Porto Alegre et Goiânia (début 2013). Et elle se reproduit dans les banlieues à chaque fois que pneus et bus incendiés empêchent la suppression de lignes dont dépendent les habitants. Tel est aussi le geste quotidien (limité seulement par la portée des actions individuelles) de celui qui ne paye pas son ticket – en sautant par-dessus le tourniquet, en passant dessous, en montant par la porte arrière ou en descendant par celle de devant – et applique ainsi, dans la pratique, le tarif zéro. En 2012, les usagers allèrent encore plus loin, lorsque, révoltés par les pannes dans les trains, ils arrachèrent les tourniquets, incendièrent le guichet et détruisirent les caméras de surveillance de la gare Francisco Morato, de la Companhia Paulista de Trens Metropolitanos (CPTM), voyageant ainsi gratuitement jusqu’à la fin des réparations, le jour suivant8.
En s’emparant des rues, les Journées de Juin 2013 ont barré d’un trait toute perspective technique relative aux tarifs et à la gestion des transports, qui chercherait à en limiter la compréhension aux spécialistes et à mettre leur « rationalité » au service de ceux d’en-haut. En empêchant la hausse des tarifs dans plus de cent villes du pays, on a déplacé momentanément – et avec des effets durables – le contrôle politique de la gestion du transport. S’est forgée, dans le feu des barricades, une expérience d’appropriation qui ne se résume pas à l’occupation physique des villes, mais s’étend à la manière dont s’organisent les transports dans le pays. C’est cette prise de pouvoir qui effraie les gestionnaires publics et privés, qui tentent à présent de réoccuper l’espace perdu face aux travailleurs urbains.
Les mobilisations ont toujours été bien plus larges que le Movimento Passe Livre – qui ne s’est jamais prétendu le propriétaire de l’une ou l’autre – et ont éclaté, parfois, dans des villes et des régions où le mouvement n’a jamais eu d’activités. Les luttes pour le transport au Brésil forment un ensemble bien plus vaste que le MPL. Néanmoins, l’occupation directe et décentralisée des rues, la radicalité des actions et le caractère central des hausses tarifaires donnent la dynamique de ces luttes. Après les Journées de Juin, des milliers de personnes sont encore dans les rues, dans différentes villes, défendant à présent l’application du tarif zéro.
L’organisation décentralisée de la lutte est une tentative pour une autre organisation du transport, de la ville et de toute la société. L’on a vécu, dans les parties les plus diverses du pays, la pratique concrète de la gestion populaire. Dans la région de São Paulo, les manifestations qui ont explosé du Nord au Sud, d’Est en Ouest, ont dépassé toute possibilité d’être contrôlées, en même temps qu’elles ont transformé la ville prise comme un tout, en un creuset d’expériences sociales autonomes. L’action directe des travailleurs sur l’espace urbain, sur le transport, sur le quotidien de la ville et de leur propre vie, plus qu’un simple but éloigné qu’il faudrait atteindre, est une construction au jour le jour, dans les activités et les mobilisations, dans les débats et les discussions. Le chemin se confond avec ce cheminement lui-même, qui n’a pas commencé à Salvador, et ne va pas finir à São Paulo.
Chronologie
2003 – Revolta do Buzu à Salvador de Bahia (août-septembre). 2004 – La Revolta da Catraca empêche la hausse des tarifs à Florianópolis (juin) et approuve la loi du transport gratuit pour les étudiants (26 octobre) ; le Comitê do Passe Livre apparaît à São Paulo.
2005 – Assemblée de fondation du MPL-Brésil lors du Ve Forum Social Mondial, à Porto Alegre (janvier) ; lutte contre la hausse des tarifs à São Paulo (février) ; la deuxième Revolta da Catraca empêche l’augmentation à Florianópolis (juin) ; des mobilisations annulent l’augmentation à Vitória (juillet). 2006 – Encontro Nacional do Movimento Passe Livre (juin) ; lutte contre l’augmentation à São Paulo (novembre- décembre).
2008 – Grande lutte contre l’augmentation dans le District Fédéral (octobre).
2009 – Approbation du transport gratuit pour les étudiants dans le District Fédéral (juillet) ; occupation du Secrétariat des Transports à São Paulo (novembre).
2010 – Lutte contre l’augmentation à São Paulo (janvier). 2011 – Lutte contre l’augmentation à São Paulo et dans plusieurs capitales (janvier-mars) ; des mobilisations annulent l’augmentation à Teresina (août).
2013 – Des luttes dans la région métropolitaine de São Paulo obtiennent l’annulation de l’augmentation à Taboão da Serra (janvier) ; une mobilisation empêche l’augmentation à Porto Alegre (avril) ; les Journées de Juin obtiennent l’annulation de l’augmentation dans plus de cent villes.
- 1.Ce texte a été rédigé par une commission constituée lors d’une réunion du Movimento Passe Livre de São Paulo. Cette commission a débattu collectivement des idées à faire figurer paragraphe par paragraphe. Au cours de cet intense processus, la commission a fait alterner des groupes de deux, trois et quatre personnes. À la fin, lors de sa lecture en réunion, le texte a fait l’objet de modifications définitives.
- 2.Le Movimento Passe Livre (MPL) est un mouvement social autonome, non partisan et horizontal, dont la lutte principale se concentre sur la gratuité du transport public de qualité. Il a été officialisé en 2005, lors de l’Assemblée Nationale pour le Transport Gratuit, organisée pendant le Forum Social Mondial. NdlE
- 3.La grève du tourniquet est l’application pratique du Tarif Zéro. Elle peut se faire par l’ouverture des portes arrières du bus ou en sautant par-dessus les tourniquets.
- 4.Le terme buzu, propre au dialecte de l’État de Bahia, est une déformation de ônibus, le bus. NdT.
- 5.Disponibles sur : <www.midiaindependente.org/>. Consulté le 20 juillet 2013.
- 6.Disponible sur : <youtube/1BjRhZfcLHA>. Consulté le 20 juillet 2013.
- 7.Voir Leo Vinicius, A guerra da tarifa, São Paulo, Faísca, 2005.
- 8.Ronan, « Um avanço nas revoltas de trabalhadores humilhados pela CPTM », disponible sur : <passapalavra.info/2012/04/55756>. Consulté le 20 juillet 2013.
Source : contretemps