Si l’offensive austéritaire du gouvernement Rajoy et de l’Union européenne est loin d’avoir été défaite, la résistance populaire dans l’Etat espagnol enregistre désormais des succès partiels. Ceux du mouvement de la « Marche blanche » (qui a empêché des privatisations d’hôpitaux publics à Madrid) ou de la population de Garmonal, près de Burgos (qui a bloqué un projet de restructuration urbaine que voulait imposer la droite), ont été suivis de l’immense mobilisation des « Marches de la dignité » (voir L’Anticapitaliste n° 53 d’avril 2014).
C’est dans ce contexte que vient de surgir, avec « Podemos », un nouveau projet politique qui, par bien des aspects, reprend des aspirations portées depuis quatre ans par le mouvement des Indignés. Dans cet article écrit pour notre revue1, Raúl Camargo et Daniel Albarracín, militants d’Izquierda Anticapitalista (Gauche anticapitaliste), décrivent les conditions de son lancement, le projet dont il est porteur et indiquent les conditions de sa réussite.
L’initiative politique Podemos (« Nous pouvons »), qui se donne pour objectif immédiat de présenter une liste aux élections européennes, a été lancée publiquement le 17 janvier 2014 à l’initiative du présentateur du programme de télévision La Tuerka (« L’Ekrou »), Pablo Iglesias, d’un groupe d’enseignants réuni autour de lui et d’Izquierda Anticapitalista.
Le projet est parti d’un Manifeste, signé par une trentaine de personnalités de la gauche sociale, politique et culturelle, intitulé Mover Ficha (« Prendre les choses en main »). Ce Manifeste met notamment en avant la réalisation d’un audit citoyen de la dette et le non-paiement de la dette illégitime, la nationalisation des banques, la défense du droit à l’autodétermination des peuples et du référendum catalan du 9 novembre prochain, la critique de l’austérité et des coupes dans les services publics, la défense des droits reproductifs des femmes, l’expropriation du secteur de l’énergie et le changement de modèle productif.
En très peu de temps, il a reçu le soutien de plus de 100 000 personnes. Les meetings de présentation organisés dans une série de villes, remplis de jeunes mais aussi de vétérans de nombreuses luttes, ont dépassé toutes les attentes. L’esprit du mouvement du « 15-M »2 paraît s’incarner maintenant dans ce mouvement politique d’un type nouveau. Les primaires ouvertes qui ont été organisées pour élire ses candidats aux européennes ont réuni
33 000 votants, soit le chiffre le plus élevé pour tout scrutin préparatoire à ces élections, n’importe où en Europe. Pablo Iglesias, la personnalité la plus connue, avec sa participation régulière à des programmes télévisés, y a été élu tête de liste3, devant la militante sociale et politique Teresa Rodríguez, membre d’Izquierda Anticapitalista. Selon les derniers sondages publiés dans les médias, Podemosserait déjà près d’obtenir une représentation au parlement de Strasbourg.
Un secteur significatif des classes populaires et laborieuses, qui ne veut pas s’enfoncer dans l’impuissance, aspire à disposer d’instruments politiques crédibles qui lui permettent de sentir pleinement participant. La situation critique que nous traversons a ouvert un espace pour la construction d’un instrument politique, tel que celui représenté par Podemos, dans le cadre plus large et complexe de la gauche.
Indéniablement, il existe au sein de ce mouvement des aspirations diverses (certaines centrées davantage sur la lutte contre la corruption, d’autres sur un besoin de démocratie, etc.) qui pourraient être intégrées dans le cadre d’options politiques plus larges, voire technocratiques. Mais il y a aussi celles qui reconnaissent, et de façon croissante, que le problème est le système, et qui ne trouvaient pas de cadre organisé dans lequel s’exprimer. C’est à celles-là que Podemosouvre maintenant une voie.
Que se passe-t-il avec Izquierda Unida ?
Izquierda Unida (IU, Gauche unie) est une coalition dirigée par le Parti communiste d’Espagne (PCE). De caractère réformiste, elle défend une orientation qui inclut la recherche d’accords avec le Parti socialiste (PSOE) dans toutes les institutions, comme c’est actuellement le cas au sein du gouvernement régional d’Andalousie, la région autonome la plus peuplée de l’Etat. L’absence de formations alternatives, capables d’enthousiasmer des majorités et d’organiser la contestation, laissait orphelines de nombreuses personnes qui s’incorporaient à nouveau à la lutte.
Pour beaucoup, l’option électorale est nécessaire, mais non suffisante. D’autant que l’on peut douter de la volonté de certaines directions politiques d’aller au-delà des institutions de la « Transition » (le processus qui, entre 1975 et 1978, a signifié le passage du franquisme à une démocratie formelle) et du régime sur lequel elle a débouché – un défi qui exigerait de l’audace anticapitaliste. Certaines organisations se sont également montrées peu aptes à s’enraciner suffisamment dans la culture horizontale et radicalement démocratique portée par les mouvements d’indignation. Peut-être l’irruption de Podemos pourra-t-elle contribuer à accélérer des changements en leur sein.
Quoi qu’il en soit, c’est un défi que nous devons prendre à bras-le-corps, avec des pratiques et des formes d’organisation collectives nouvelles qui nous engagent toutes et tous. Si de tels changements surviennent, tant mieux, ils faciliteront les rencontres. Mais même si l’on peut observer certaines réactions, le message a-t-il été entendu ? A ce jour il semble que non, ou qu’on n’ait pas voulu l’entendre.
Dans tous les cas, pour nous qui n’éprouvons aucun sentiment de loyauté envers une Constitution (approuvée en 1978 dans un référendum qui laissa de nombreuses questions non résolues, et rejetée au Pays basque) que nous n’avons pas votée (tout comme d’autres, auxquels on exigeait de choisir entre le franquisme et l’obtention de quelques libertés démocratiques très encadrées), il est nécessaire de construire quelque chose de meilleur et, autant que possible, d’unitaire. Une unité qui se base sur l’écoute mutuelle et non sur un monologue dans lequel l’autre est nié ou qui vise simplement à donner des leçons.
Ce sont précisément ces défauts d’IU et de sa composante essentielle, le PCE, ainsi que l’espoir que suscite l’initiative Podemos, qui ont poussé de nombreuses personnes non organisées, qui voyaient que leur avenir personnel et collectif était brisé, à se rapprocher de nouvelles formes d’organisation politique collective. D’un outil politique qui s’oppose aux politiques qui agressent le peuple et propose des alternatives pour chasser le gouvernement, dépasser le régime et rompre avec le capitalisme.
Sans doute, Podemos ne peut s’arroger l’exclusivité de la représentation de la gauche politique. La présence plus ou moins consolidée de forces, organisées au niveau de l’Etat, qui disposent depuis longtemps d’une certaine audience électorale, tout comme celle de forces de gauche nationalistes enracinées, sont une réalité. Toutes comptent et nous comptons tous. Il est urgent de nous reconnaître avec nos différences et, surtout, d’être capables de trouver les terrains et les moyens d’influer ensemble – et de le faire.
Podemos, un défi en construction
Rappelons-le, en l’absence de contrepoids effectifs (limitation dans le temps des mandats, révocabilité, bilans et plans de travail, rotation des élus, etc.), l’expression de la base est conditionnée au plus haut point par la gestion des rythmes et de l’information imposée depuis les directions (dans une situation où elles sont privilégiée en termes de contacts, d’information, de temps disponible et de ressources). C’est ce qui explique les réticences de ce secteur qui, jusqu’à présent, ne se sentait pas représenté.
Podemos est donc un espace qui permet de s’auto-organiser et, surtout, donnera aux gens la possibilité d’exercer du pouvoir, de faire les choses par eux-mêmes dans le cadre d’un soutien mutuel collectif ; un espace où la délégation ne pourra être que transitoire et définie pour des tâches concrètes, où l’expérience, la responsabilité et la capacité politique de toutes et tous sera socialisée à tous les niveaux.
Podemos est un défi qui a été mis en marche. S’il faut naturellement être conscients (c’est notamment notre cas) qu’il n’y a pas de formules magiques ni de recettes simples et rapides, il offre néanmoins quelque chose que d’autres instruments n’ont pas pu réaliser, ou ne l’ont fait que jusqu’à un certain point sans paraître mener très loin : une participation horizontale respectueuse des processus démocratiques, sans sujétion à la verticalité imposée par des directions dominant des appareils dépourvus du contrepoids d’un contrôle démocratique effectif ; la réunion de collectifs et de personnes honnêtes et combatifs ; une réelle ouverture autour d’un projet politique qui a un bon point de départ.
Pour cette raison, bien que Podemos ne cesse d’interpeller les formations politiques de gauche pour une stratégie politique faisant corps avec les luttes populaires, son potentiel émane fondamentalement de l’auto-organisation des classes populaires, des nouvelles et nouveaux militants qui en sont issus. Son appel implique sans aucun doute un tournant à gauche, qui ne consiste pas seulement en l’impulsion de mécanismes plus participatifs, mais exige aussi de rompre avec le social-libéralisme sur tous les terrains – que ce soit en Andalousie (où gouverne une coalition formée entre le PSOE et IU), au niveau du gouvernement national ou à celui de l’Europe. Deux points précisément sur lesquels Izquierda Unida, le « grand frère » de la gauche, fait aujourd’hui la sourde oreille.
Peut-être des personnes déjà impliquées dans d’autres formations peuvent-elles considérer cette initiative avec suspicion (juste parce qu’elles ont coutume d’interpréter les initiatives nouvelles comme des adversaires électoraux). Mais les personnes qui au cours de ces années se sont incorporées à la lutte sociale, ou qui seulement sympathisent avec elles, et ne sont pas encore organisées, se sont enthousiasmées pour Podemos. Simplement, parce qu’il s’agit d’un outil qu’elles pourront construire sur un pied d’égalité, avec l’assurance que l’on ne transigera pas avec les vieilles façons de faire, ni avec le néo ou le social-libéralisme qui a notablement déçu en tant de lieux (France, Andalousie, etc.)
Une direction collective qui dialogue en permanence avec ceux d’en bas – La loyauté envers le peuple et les Cercles comme ciment
Les figures dirigeantes qui impulsent aujourd’hui le processus ont une grande responsabilité. Leur première tâche est de ne pas s’arroger des rôles que d’autres ont à assumer. Leurs voix doivent permettre de représenter, avec respect, sensibilité et dans un dialogue permanent avec le mouvement politique qui leur confère ce rôle, les aspirations de nombreuses personnes matérialisées dans des accords et un projet politique.
Tout en demeurant loyales envers le rôle premier des Cercles (les assemblées de base à travers lesquels Podemos s’organise, territorialement et par secteurs), il leur faut devenir des facilitateurs du contact et de l’action au sein des espaces sociaux, de travail et institutionnels – territoires à investir pour les retourner tous.
Organiser patiemment l’impatience – Mobilisation soutenable et rôle central des Cercles
Mettons l’espoir au travail. Sans impatience, mais sans pause. La borne des élections marque une étape dans un trajet qui sera long et parsemé d’obstacles. Assumons-le. En sachant que pour avancer au milieu des adversités, la première chose à faire sera d’implanter une forme de vie collective dans laquelle s’organiser avec d’autres fera partie de nos habitudes quotidiennes.
Construire un outil politique commun ne sera pas une chose simple, du fait de l’ennemi que nous avons à affronter comme de l’effort que nécessitera l’échange mutuel de nos expériences et capacités. Nous aurons besoin de nous écouter, de gérer les désaccords, de nous mettre d’accord sur des points communs et de frapper ensemble. Il nous faudra établir un compromis viable afin de pouvoir mener nos vies sans abandonner nos objectifs, et sans que les nécessités de la vie ne soient reléguées dans un coin. Il nous faudra élaborer, discuter fraternellement et apprendre les uns des autres.
Nous aurons par-dessus tout besoin de lutter pour que l’impatience ne nous consume pas, ni ne nous entraîne dans un électoralisme illusoire. Le but est bien plus éloigné, mais nous commençons dès à présent à cheminer. A travers l’exemple et la pratique, avec ouverture d’esprit, parce que ce mouvement n’est pas ni ne peut être excluant – nous ne serons intransigeants qu’avec les privilèges, où qu’ils soient et quels que soient leurs détenteurs. C’est ainsi qu’une plus grande unité se formera (dans la diversité de celles et ceux d’en bas) et que les conquêtes futures deviendront possibles.
Raúl Camargo et Daniel Albarracín
Notes :
1 Traduit du castillan par Jean-Philippe Divès.
2 Le 15 mai 2011, jour de la manifestation convoquée à la Puerta del Sol, à Madrid, d’où ont surgi les mobilisations et le mouvement des Indignés.
3 En Espagne comme dans d’autres pays, ces élections font l’objet d’un scrutin de liste unique, organisé au niveau de tout l’Etat.
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Source : NPA