Ce vendredi 3 juillet, à Bruxelles, ses proches, ses amis-e-s et ses camarades de la LCR-SAP et de la IVe Internationale ont rendu hommage à la mémoire de François Vercammen, décédé le 16 juin dernier des suites d’une terrible maladie. Nous publions ci-dessous les textes des allocutions prononcées à cette occasion par Daniel Tanuro (au nom de la LCR-SAP), par Janek Malewski (au nom de la direction de la IVe Internationale) ainsi que par Nadia De Mond (grande amie et camarade de François). (LCR-Web)
François Vercammen, ou l’art de la politique pratique
« La politique est une activité concrète qui se mesure à son résultat pratique » : cette phrase, j’ai entendu François la dire il y a très longtemps. Il s’adressait à un jeune camarade, mi-marxiste, mi-anarchiste, dont le discours était truffé de tournures savantes empruntées à des philosophes ou à des sociologues à la mode.
D’apparence anodine, cette petite phrase résume la conception que François avait de l’activité politique. A l’instar d’un artisan, François pensait la politique comme un travail, comme une production à réaliser conformément à un plan qu’il corrigeait au contact de la réalité.
Ce n’est évidemment pas de n’importe quelle politique que parlait François, mais de politique révolutionnaire, basée sur la critique radicale du capitalisme et de la société bourgeoise – la critique initiée génialement par Marx et approfondie par d’autres auteurs, notamment par Ernest Mandel.
Produire de la conscience
François avait une grande admiration pour Ernest, et celui-ci le considérait comme son fils spirituel. Tous deux étaient anversois, et fiers de l’être, mais ceci ne suffit évidemment pas à expliquer cela. François appréciait la façon qu’avait Ernest d’expliquer des choses compliquées simplement mais sans simplisme, de façon pédagogique mais sans condescendance ni paternalisme. Et Ernest voyait en François la preuve de sa capacité d’amener un enfant de la classe ouvrière à maîtriser les concepts les plus sophistiqués du marxisme.
Si François appréciait cette capacité d’Ernest, c’est précisément parce que la politique était pour lui une activité concrète. Une activité dont le principal résultat mesurable devait forcément être l’élévation du niveau de conscience de l’avant-garde de la classe ouvrière, sujet de la transformation du monde.
Produire de la conscience de classe révolutionnaire, tel est donc le travail auquel François s’attelait tous les jours. Il se levait tôt le matin, n’arrivait pas toujours tôt au siège de la section, mais se mettait toujours tôt à l’ouvrage, en commençant par la lecture des journaux : De Standaard, Le Soir, La Libre, Le Monde, puis plus tard le Financial Times, Le Corriere della Serra… François était méthodique et accumulait ses coupures de presse dans d’innombrables fardes thématiques.
Premiers pas
Ce travail, François avait commencé à s’y atteler dès les années 63-64, à l’université de Gand. Freddy De Pauw, qui présidait les étudiants communistes, venait d’être exclu du PC pour trotskisme, au terme d’un procès politique digne des heures les plus noires du stalinisme. François avait vingt ans et cherchait déjà sa voie. Il le contacta. Ensemble avec Tony Van Den Heurk, Guido Totté, Jan Calewaert et quelques autres, ils fondèrent le MRS (Marxistische Revolutionaire Studenten), qui devint plus tard le MRB (Marxistische Revolutionaire Beweging).
Toute une génération s’est formée dans ce creuset : Paul Verbraeken, Eric Corijn, Jo De Leeuw, Jan Van Kerkhoven, d’autres encore… Le groupe contrôlait les étudiants socialistes flamands (SVSB), la SJW (Socialistische Jonge Wacht – la JGS) et les ABVV studenten, distribuait des tracts aux ACEC et dans la chimie, notamment. Il se réunissait toutes les semaines et Freddy se souvient d’une période où chaque membre à son tour présentait un chapitre du Traité d’économie marxiste. Plus tard un deuxième noyau fut fondé à Anvers, avec Frank Maerten et Fons Van Cleempoel, notamment.
François était la figure centrale, l’intellectuel. Il dévorait les livres comme il les dévora toute sa vie, en particulier les ouvrages historiques. « L’histoire est notre livre », disait-il souvent. Il avait faite sienne la citation de Gramsci : « Celui qui ne sait pas d’où il vient ne sait pas où il va ». Mais son intérêt n’était pas que théorique : c’est la stratégie qui l’intéressait.
Un homme attachant
François n’était pas le plus activiste sur le terrain, et ne le fut jamais. Il y a toujours eu chez lui une sorte de timidité étrange, comme une peur de l’extérieur venant de très loin. Pour la conjurer, il se réfugiait au milieu de ses livres. Ce trait de sa personnalité contrastait fortement avec son audace. Audace à affronter sans complexe ses professeurs, comme Jaap Kruithof, dès sa première année à l’université ; audace plus tard à polémiquer publiquement avec le secrétaire général de la FGTB, à travers une brochure « Réponse à Debunne », écrite en une nuit ; audace, plus tard encore, à prendre des contacts dans toute l’Europe, avec Tony Benn, Fausto Bertinotti et bien d’autres, dans le cadre de la Gauche Anticapitaliste Européenne.
Se mettre en avant n’était pas et ne fut jamais la motivation de François. Ses compétences et ses vastes connaissances, il les mettait entièrement au service de l’orientation et de l’organisation interne du groupe, avec la conviction que « l’outil parti » était indispensable à l’émancipation de la classe ouvrière, et par conséquent de la société tout entière. Il les mettait en priorité au service des militants ouvriers. C’est lui qui, couchant sur le papier la pensée de notre camarade André Henry, écrivit le fameux « Manifeste des travailleurs de Glaverbel-Gilly », adopté par les grévistes comme base de leur combat historique de 1975.
François était un dirigeant parce qu’il était reconnu comme tel. Très modeste, enjoué, farceur, aimant la vie, les femmes, l’amour et les Beatles, petit mais sportif et bien bâti (il avait hésité brièvement entre la révolution et la division 1 de football…), François était séduisant et ses proches savaient sa tendresse. Les personnes présentes n’oublieront pas de sitôt son numéro désopilant de drôlerie et débordant de gentillesse lors du soixantième anniversaire de Denis Horman, en 2002. Cependant, il polémiquait durement à l’interne, était intransigeant sur l‘éthique révolutionnaire et raillait férocement celles et ceux qui cherchent les titres, les honneurs et la notoriété. Il maintint ce cap toute sa vie, mais devint moins tranchant et très chaleureux avec l’âge et l’expérience.
Transformer le monde
Le père de François était docker et footballeur. Il est tentant de chercher dans cette paternité l’explication de la conception éminemment pratique que François avait de la politique. Marx affirmait que le capitalisme inculque au prolétariat la discipline indispensable à la lutte. Mais cette explication est-elle satisfaisante ? Il est permis d’en douter. François avait une intelligence hors du commun et, s’il est devenu très tôt un dirigeant politique hors pair, c’est autant à sa connaissance affutée du marxisme qu’à son origine sociale qu’il le doit.
L’attitude de François face à la philosophie est révélatrice à cet égard. Dans un débat sur « Réinventer l’Espoir », le petit ouvrage que nous avons signé ensemble juste après la chute du Mur, il expliqua qu’il s’en méfiait comme d’un dérivatif. Pas qu’il méprisât les grandes questions philosophiques, mais il estimait qu’elles ne trouveraient leur solution qu’à travers la lutte contre l’aliénation, la chosification et le fétichisme de la marchandise. Tout se ramène donc à la lutte de classe, à la politique révolutionnaire. C’est pourquoi la onzième thèse de Marx sur Feuerbach résume bien l’engagement pratique de notre camarade : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, or il s’agit de le transformer ».
Adhésion à la IVe Internationale
François avait été repéré par le petit noyau de la Quatrième Internationale en Belgique, dont les membres pratiquaient « l’entrisme » dans la social-démocratie à travers les journaux Links et La Gauche et une forte présence dans la Jeune Garde Socialiste. Un premier contact de Guy Desolre avec François n’avait rien donné – Desolre était « trop intellectuel » et, circonstance aggravante, il ne connaissait rien au football ! C’est Emile Van Ceulen, ouvrier relieur de son état, qui convainquit François : leurs approches étaient similaires. Dès lors, les membres les plus actifs du MRB adhérèrent à la Quatrième Internationale et François déploya son activité dans un cadre plus large.
En 1964, les trotskystes furent exclus du PSB. C’était le congrès de l’incompatibilité. En Flandres, ils fondèrent le SBV (Socialistische Beweging Vlaanderen) qui déposa des listes aux élections de 1965. Le biologiste Filip Polk était candidat à Gand ; à Anvers, la liste était conduite par Camille Huysmans, une figure historique du mouvement ouvrier. François ne voulut pas être candidat: toujours cette sorte de timidité.
Autour de Mai 68
Denis Horman se souvient de François sillonnant le pays pour la JGS, en 1967-68. Il fallait gagner l’avant-garde syndicale au marxisme révolutionnaire. On le vit notamment à la Maison Ouvrière de Quaregnon, donner des formations à un groupe de jeunes travailleurs et étudiants d’écoles techniques – dont notre camarade Willy Goval, qui devint plus tard délégué syndical chez Verlipack à Ghlin et conseiller communal à Quaregon. Grâce à Brassens, François parlait fort bien le français, mais il ne se débarrassa jamais de son accent anversois.
François excellait dans le domaine de la formation, qu’il concevait à partir de la formule de Karl Radek : « Il faut ouvrir aux membres le laboratoire de la pensée politique ». Il se dévouait à cette tâche avec un soin infini, en préparant soigneusement ses dossiers. Nombre d’entre nous se souviennent de ses cours sur la révolution allemande, ou sur le « plan De Man », par exemple.
Dès la seconde moitié des années soixante, François se profila comme un jeune cadre de premier plan au niveau international également, en particulier à travers des contacts privilégiés avec les JCR de France. Il joua un rôle actif dans la mobilisation pour la manifestation européenne contre la guerre du Vietnam, en février 1968 à Berlin, puis dans l’organisation du congrès pour l’Europe rouge à Bruxelles en novembre 1970, et conduisit les Belges à la grande manifestation pour l’anniversaire de la Commune, en mai 1971 à Paris.
François et ses camarades étaient comme des poissons dans l’eau dans ce climat « soixante-huitard ». Cependant, le mouvement étudiant pour « Leuven Vlaams », qui culmina en 1968, prit le SBV au dépourvu. Il n’était pas présent sur Leuven. La plupart de ses membres, issus de milieux socialistes, communistes et libres penseurs, eurent tendance à regarder de haut cette agitation conduite par des étudiants sortis tout droit du pilier catholique, tels Paul Goosens ou Ludo Martens. Ce fut une grosse erreur, dont nous subissons encore les conséquences aujourd’hui. En effet, cette génération d’étudiants catholiques, en se radicalisant, ne trouva rien de mieux que le lavage de cerveau à l’aide du Petit livre rouge de Mao Zedong. On connaît la suite.
Fondation de la LRT et « meurtre du père »
En 1970, la fusion de la Jeune Garde Socialiste, du Parti Wallon des Travailleurs, du SVB et de l’Union de la Gauche Socialiste (Bruxelles) donna naissance à la LRT, dont François fut immédiatement la figure dirigeante. Ce fut l’époque des grèves « sauvages » (grève des mineurs du Limbourg, grève de Caterpillar-Gosselies et d’autres), des campagnes de solidarité avec la révolution indochinoise, des actions contre la Grèce des colonels et la dictature franquiste agonisante. François gagnait en épaisseur comme dirigeant.
Vers la fin des années ’70, sa conception pratique de la politique amena François à poser un regard de plus en plus critique sur son maître à penser Ernest Mandel, et même sur le « maître du maître », Léon Trotski. Ce fut un processus douloureux, une sorte de meurtre du père. Petit à petit, il arriva à la conclusion qu’Ernest ne donnait pas de réponse convaincante au problème de la construction de l’organisation. En gros, selon François, Ernest renvoyait la solution à la crise pré-révolutionnaire, à la faveur de laquelle une petite organisation pourrait grossir très rapidement.
François devint plus critique aussi vis-à-vis de Trotski, dont le style flamboyant dissimulait trop souvent, selon lui, une difficulté à produire des réponses concrètes, portées par un collectif. Dans ce domaine, Lénine était supérieur. Par la suite, François accumula les matériaux pour un livre sur Lénine, qu’il n’eut jamais l’occasion d’écrire.
Une réunion des Bureaux Politiques des sections européennes, à Toulouse, au début des années ’80, accéléra cette réflexion de notre camarade. Au cours de cette réunion, Mandel se vit reprocher ses pronostics erronés sur « la montée révolutionnaire combinée dans les pays d’Europe du Sud », les « batailles décisives dans les 4 à 5 années à venir », et les conséquences de ces pronostics sur les organisations. François en revint renforcé dans sa conviction qu’il y avait chez Ernest une vision « semi-gauchiste » et « semi-spontanéiste » de la politique. Selon lui, cette vision imprégnait profondément notre courant et l’empêchait de se lier plus étroitement à l’avant-garde ouvrière dans les syndicats.
Construire autour de la ligne politique
François se mit alors en quête d’une réponse à la question « Comment construire une organisation révolutionnaire dans une période non révolutionnaire ? » Il produisit un texte intitulé « Cinq thèses pour la transformation du parti » d’où émergea l’idée qu’il fallait construire l’organisation autour de sa ligne politique. François définissait celle-ci comme «le programme tel qu’il apparaît dans une conjoncture sociale donnée » – autrement dit l’ensemble des réponses aux problèmes de l’heure, cohérentes avec notre perspective anticapitaliste. Le centre de gravité était ainsi déplacé du programme maximum vers l’alternative anticapitaliste, de la propagande vers l’agitation, de « l’avant-garde large à caractère de masse » – quelque peu mythifiée – vers la gauche réellement existante au sein des mouvements sociaux concrets, en particulier des syndicats.
«Construire autour de la ligne politique » signifiait se demander dans chaque situation concrète: qu’en pensons-nous ? qu’en disons-nous ? que faisons-nous, comment nous organisons-nous collectivement pour cela, quel bilan tirons-nous à chaque étape ? Cette approche démocratisait radicalement le fonctionnement interne, et c’était un objectif conscient de François. Elle rendait les débats accessibles à toutes et tous, mettait fin aux étalages d’érudition, invitait les intellectuels à mettre leur savoir au service du collectif, et pas l’inverse.
Faire de la politique dans les syndicats… sans ouvriérisme
Pour François, il s’agissait d’appliquer cette méthode en particulier à la conquête d’une influence au sein des syndicats. Selon lui, en effet, la construction dans notre pays d’une organisation révolutionnaire se jouerait de manière décisive sur ce terrain-là. Ses analyses fines de notre mouvement syndical, de la crise du « syndicalisme pur », du « réformisme oppositionnel de la FGTB », de la dialectique interne aux organisations débouchaient sur la conclusion qu’il fallait « introduire au sein du mouvement syndical le débat politique, c’est-à-dire la question du programme et du prolongement politique».
Cette vision stratégique est toujours la nôtre et elle n’est pas sans avoir influencé la position remarquable prise en 2012 par la FGTB de Charleroi. François n’a pas été en mesure d’en débattre, mais il l’a appris et son regard étincelait d’enthousiasme au récit qui lui était fait des prises de position de Daniel Piron et de ses camarades. A travers celles-ci, c’est peu dire que la pensée de notre ami vit encore. Elle nous parle et nous encourage à avoir confiance dans notre propre programme.
François n’était pas pour autant ouvriériste, bien au contraire. Un des principaux terrains d’application de sa conception sur la construction fut la gigantesque mobilisation de masse contre l’installation des missiles de l’OTAN, entre 1980 et 1987. Sous son impulsion, la section, tout en construisant le mouvement de la paix sur des bases unitaires, se profila sur une ligne autonome de désarmement unilatéral, liée à la lutte contre le chômage (par le slogan intraduisible « Weg die bommen, werk verdomme » – littéralement : dehors ces bombes, de l’emploi nom de dieu).
François ne se serait jamais défini comme féministe – il était pour cela trop conscient de l’oppression patriarcale et des remises en cause qu’elle implique dans le comportement des hommes. Mais il était résolument solidaire du combat des femmes, qu’il considérait comme partie intégrante de la lutte anticapitaliste. Il appuyait le principe du mouvement autonome des femmes et l’auto-organisation des femmes dans la section. Il contribua de façon déterminante à faire en sorte que la direction de la section discute en détail des enjeux du mouvement pour la dépénalisation de l’avortement, puis du mouvement « Femmes contre la crise ».
Il était ouvert et attentif aussi à la question écologique. Des camarades autrichiens avaient participé activement à la campagne pour un référendum qui avait abouti à l’interdiction du nucléaire dans ce pays, en 1978. François prit l’initiative de les inviter en Belgique. Dix ans plus tard, il proposait que nous lancions une association Chico Mendes, du nom du seringuero écosocialiste brésilien qui avait été assassiné parce qu’il protégeait la forêt amazonienne contre les propriétaires terriens. Ce projet ne se concrétisa pas.
De l’Institut d’Amsterdam à la GACE
Je serai plus rapide sur l’investissement de François dans la IVe Internationale, dont d’autres camarades ont parlé. A partir de 1981 et pendant quatre années, François participa à mi-temps au lancement de l’Institut International de Recherche et d’Education, à Amsterdam. Ce fut une période exaltante pour lui sur le plan intellectuel, car elle lui permit d’approfondir sa connaissance des révolutions, surtout de la révolution russe. Une période très éprouvante aussi, car l’institut accueillait les stagiaires pour des sessions de trois mois, d’une part, et que François revenait tous les mercredis soirs en Belgique pour participer aux réunions de direction de la section, d’autre part. Après les réunions, au Falstaff ou ailleurs, il nous contait avec enthousiasme la richesse de sa collaboration avec Pierre Rousset, leur découverte des travaux de Shanin, par exemple.
Dix années plus tard, la vie militante de François prit un autre tournant. En 1991, Ernest Mandel le convainquit en effet de devenir permanent au service du Bureau exécutif de la Quatrième Internationale, avec pour tâche de coordonner l’intervention des sections européennes.
Ce fut la dernière période de grande activité de notre camarade. Une décennie durant, il jeta toutes ses forces et son intelligence dans l’analyse du « proto-Etat despotique européen » et la construction de la Gauche AntiCapitaliste Européenne (GACE). Voyageant constamment d’un bout à l’autre du continent, il nouait des liens entre le Parti de la Refondation Communiste, Le Scotish Socialist Party, l’Alliance rouge-verte du Danemark, le Bloc de Gauche portugais, le groupe suisse SolidaritéS, la LCR française, notamment. Ses lectures incessantes alimentaient des articles de fond pour Inprecor, la revue réalisée par son camarade Janek Malewski.
En 2005, François prit l’initiative d’un colloque en hommage à celui qui restait malgré tout son père spirituel, Ernest Mandel, dix ans après la mort de celui-ci. C’est là, pour la première fois, devant deux cents personnes, que beaucoup de camarades ont été confrontés de plein fouet aux effets de la terrible maladie qui le rongeait et qui a fini par l’emporter.
Notre ami Jean Batou, membre du groupe suisse SolidaritéS, se souvient de la période de la Gauche AntiCapitaliste Européenne. Ce qu’il dit de François servira de conclusion à cet hommage: «Nous avons gardé de lui le souvenir d’un infatigable combattant pour la cause de l’émancipation humaine. Il était doté d’un esprit vif, imaginatif, généreux, dépourvu de toute arrogance et de tout sectarisme, qui l’avait amené à travailler à la convergence des anticapitalistes pour peser sur la recomposition d’une gauche de gauche en Europe, dès le début du nouveau millénaire. Il restera pour nous un magnifique exemple de confiance dans nos valeurs et dans notre programme. »
Adieu camarade, adieu noble cœur. Adieu et merci.
Daniel Tanuro
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François Vercammen, théoricien-militant internationaliste
J’ai connu François en juillet 1980, mais c’est à partir de 1991-1992 que j’ai eu le plaisir de travailler sous sa direction, lorsqu’Ernest Mandel l’a convaincu de venir travailler au Bureau de l’Internationale à Paris. Révolutionnaire professionnel depuis trente ans déjà, François pensait qu’il aurait dû se « recycler », prendre un travail stable et laisser la direction à des camarades plus jeunes…
Venant plusieurs jours par semaine à Paris, c’est souvent chez nous ou chez Alain Krivine qu’il passait les nuits. L’occasion alors de discuter sans ordre du jour, de prendre aussi du temps pour parler tranquillement, de partager les lectures.
Travailler avec François était un plaisir. Il avait cette capacité – si rare – de favoriser chez les autres leur confiance en eux. Il était à l’écoute de ceux avec qui il parlait, les aidait à mieux formuler leurs conceptions… Jamais je ne l’ai vu dévaloriser quelqu’un, même s’il pensait que les élucubrations qu’il entendait ne tenaient pas debout. Il laissait l’autre parler, quitte à perdre du temps, puis, une ou deux semaines plus tard, il posait une question qui obligeait à réfléchir à nouveau sur ce qu’on avait formulé dans les échanges avec lui.
Dans la direction de l’Internationale, François avait participé de 1981 à 1985 aux côtés de Pierre Rousset à la création de l’Institut international de recherche et de formation d’Amsterdam. Comme l’ont écrit Sally et Pierre Rousset, il s’agissait d’un centre « où des militantes et militants venus des cinq continents et appartenant à des courants politiques de traditions diverses pouvaient se retrouver plusieurs mois durant afin d’étudier, afin de revisiter ensemble l’histoire passée du combat socialiste, afin de réfléchir sur leurs propres expériences de luttes et leurs leçons. (…) À plus d’un titre, les sessions de l’Institut d’Amsterdam ont donc représenté une expérience vécue de pluralisme au sein de la gauche radicale — un pluralisme qui est aussi une composante essentielle de l’internationalisme. » (1) François partageait cette opinion.
En charge de l’Europe au sein de l’Internationale à partir de 1992, il a été de ceux qui impulsèrent – avec Alain Krivine, Roseline Vachetta, élus députés européens en 1999, et les militants européens de l’Internationale – la coopération des organisations « de la gauche de la gauche », des syndicalistes combatifs et des mouvements sociaux, dans un cadre pluraliste. Pour aboutir aux rencontres régulières de la Gauche anticapitaliste européenne – la GACE. C’était un cadre pluraliste. Il a également contribué à ce que des militantes et des militants d’organisations, qui, dans leur pays se côtoyaient sans vraiment travailler ensemble, commencent à échanger et, parfois, franchissent le pas pour se regrouper. Par exemple, lors d’une réunion de cette Gauche anticapitaliste européenne à Paris en 2003, une dizaine d’organisations de Grèce se sont côtoyées… certaines ont ensuite fondé Syriza et d’autres, plus tard, Antarsya – deux regroupements qui inversaient la tendance à l’éclatement de la gauche radicale dans ce pays.
François était celui qui discutait avec tous, se déplaçait pour les rencontrer dans leurs pays, aidait à tisser les liens des uns avec les autres.
Engagé depuis son jeune âge dans la tentative de construire un parti révolutionnaire, en Belgique et à l’échelle internationale, François avait étudié attentivement les écrits et les actions de Lénine. Il considérait que ce dernier développait, « presque à son corps défendant, un marxisme particulier, révolutionnaire et opérationnel, dont le trait marquant est la séparation et l’articulation spécifique entre le niveau général (la théorie, l’analyse générale de la société, les grandes perspectives historiques, les prévisions politiques, les principes programmatiques et organisationnels) et le niveau particulier (axé sur l’orientation politique, avec l’analyse conjoncturelle, les mots d’ordre et les revendications, le système d’organisation pratique). » (2) C’est un tel marxisme révolutionnaire et opérationnel que François voulait pratiquer. Théoricien, il avait – comme Lénine selon lui – « une compréhension profonde du rôle subalterne de toute construction théorique » et cherchait à dégager « le sens pratique de chaque thèse, de chaque construction théorique ». Il considérait que « la fameuse “souplesse théorique” de Lénine ne relevait pas du pragmatisme », que « le “tournant brusque” n’était pas “circonstanciel”, qu’il exigeait une « réargumentation à tous les niveaux, et partant une réorganisation de la pensée » (3).
C’est dans ce cadre, au cours des années 1990, alors qu’il s’attachait à regrouper la gauche radicale en Europe, que François s’est attelé à l’analyse des transformations de l’Union européenne. Elle s’accélérait alors, avec la conjugaison de l’Acte unique (1985) et du traité de Maastricht (1991-1992). Il avait très vite saisi que « la lutte contre le néolibéralisme et pour une alternative sociale est une lutte contre l’Union européenne » et que, « dans cette perspective, une forte crise des institutions européennes apparaît inéluctable, son issue ne devant pas être le repli national mais bien une autre Europe » (4).
Près de deux décennies plus tard, cette crise a lieu avec la Grèce comme maillon faible et le référendum qui aura lieu dimanche est une tentative d’éviter le repli national en luttant pour une autre Europe.
Contrairement à la tradition analytique de certains marxistes, qui considéraient qu’en absence d’une classe bourgeoise européenne unifiée et du fait de la concurrence entre les capitaux européens, il n’y avait pas de place pour un « noyau étatique véritablement supranational », François avait compris « la volonté farouche qui anime les sphères éclairées des classes dominantes de se doter d’une “Europe politique” », c’est-à-dire un volontarisme de classe, indispensable pour les dominants voulant la maîtrise « de l’explosivité et de la permanence des contradictions de toutes sortes qui parcourent le continent ». « L’instauration de l’Union monétaire – écrivait-il – constitue le saut qualitatif vers un premier noyau étatique véritablement supranational ».
Ce disant, il appelait à s’opposer à l’idéologie « européaniste » relayée par la social-démocratie, cette idéalisation d’une Europe « démocratique ». Il insistait sur le fait que « les institutions de l’Union européenne constituent une nette rupture avec le système parlementaire-bourgeois encore dominant dans les États nationaux », car les élites européennes visent « à soustraire les “institutions européennes” à la pression démocratique et sociale et à empêcher que ne se transfèrent, au niveau européen, les droits acquis et l’impact des “sociétés civiles” nationales ». La réaction scandalisée des membres des « institutions » la semaine dernière, lorsqu’ils ont appris qu’Alexis Tsipras a décidé de soumettre leur diktat au vote de la population grecque, témoigne à quel point François avait eu raison, il y a plus de quinze ans, de dénoncer la « dimension autoritaire » de l’Union européenne.
Cette dernière, disait François, « n’est pas un État national déjà constitué » et « n’a pas la vocation de le devenir » car « elle est basée fondamentalement sur l’inter-gouvernementalisme ». Mais, ajoutait-il immédiatement, « cet inter-gouvernementalisme va nettement au-delà de la coordination occasionnelle et superficielle, il prend une forme permanente, très articulée et très poussée. À partir de là et dans ce cadre, il y a création d’un début d’appareil étatique à caractère supranational. » Et il soulignait : « le Conseil des ministres des Finances et de l’Économie, l’Ecofin, est bien entendu basé sur l’inter-gouvernementalisme, mais, par les traités, il a acquis une forte autonomie par rapport aux autres réunions des conseils de ministres européens, et donc vis-à-vis des gouvernements nationaux ». C’est « un tel degré d’articulation “européenne” qu’il peut bloquer de sa propre initiative toute velléité sociale d’un gouvernement national. » Les « négociations » entre le gouvernement grec d’Alexis Tsipras et « les institutions » ont montré la justesse de l’analyse de François.
Cette farouche volonté de comprendre les projets de l’ennemi de classe, des appareils politiques de la bourgeoisie à l’échelle européenne, avait pour but de formuler les hypothèses stratégiques pour armer intellectuellement la gauche radicale européenne, que François tentait de construire. Il était arrivé à la conclusion que dans l’état de crise et de décadence du mouvement ouvrier traditionnel, la lutte contre l’offensive néolibérale ne passerait pas par une mobilisation paneuropéenne préparée et appelée par le mouvement syndical majoritaire, c’est-à-dire par la Confédération européenne des syndicats, la seule disposant des moyens matériels pour le faire, mais aussi décidée à ne pas employer son potentiel.
« La variante optimale qui reste – disait-il – c’est une montée sociale importante (encore défensive) dans un pays-membre de l’UE, dont la force serait suffisante pour infliger un recul voire une défaite à un gouvernement national. » C’est ce que nous avons vu se réaliser en Grèce, avec la victoire électorale de Syriza, une des organisations qui, il y a quinze ans, participait aux rencontres de la Gauche anticapitaliste européenne, organisées par François.
François s’attendait à une crise sociale qui éclaterait et pourrait emporter une victoire partielle dans un pays. Dans un tel cas, écrivait-il, « il faudrait une stratégie de transition qui “pose la question du pouvoir politique” au niveau pertinent, à savoir l’Europe. »
Et il expliquait qu’il faut « avoir su se préparer politiquement et programmatiquement pour répondre à deux niveaux :
- Sur le plan national, une politique alternative doit prendre corps, renversant radicalement et visiblement, « devant toute l’Europe », les priorités en faveur du monde du travail, des femmes, des jeunes pour prendre tout de suite une série de mesures sociales favorables et des mesures d’accompagnement afin de protéger cette expérience politique. Pour l’essentiel, elle devrait répondre aux doutes sur la possibilité d’organiser une telle rupture nationale en économie ouverte et européanisée, devant l’hostilité de l’UE. Avec, en tête, deux objectifs : trouver un appui au sein du pays, parler à l’Europe, ses populations et ses mouvements populaires.
- Sur le plan de l’UE, un tel gouvernement « en rupture de l’UE » ne devrait ni quitter l’UE ni dénoncer les Traités. Le but étant d’amplifier la crise de l’UE en utilisant au maximum le temps et l’espace que permettent les règles institutionnelles des traités pour susciter appuis et mobilisations en Europe, afin d’enclencher une pression-débordement sur les autres gouvernements de l’UE. »
Comme dans un tel cas, « les gouvernements (notamment des pays-clés) seraient moins que jamais prêts à mettre la décision dans les mains du peuple, renforçant encore le caractère autoritaire de l’UE et de la vie politique dans les États nationaux », il faudra avancer « un mot d’ordre de propagande générale, à savoir la convocation d’un Congrès démocratique des peuples d’Europe. (…) Une telle Assemblée, que l’on peut assimiler à une Constituante (même si le terme prête certainement à confusion selon les traditions historiques des différents pays), ne saurait être souveraine, car cela présupposerait acquis un certain degré de supranationalité qui ne l’est pas, et qu’il s’agit précisément de définir. Il faudrait, dans une deuxième étape, discuter avec décision dans chacun des pays concernés (membres aujourd’hui de l’UE et d’autres qui voudraient) selon des modalités démocratiques. »
François n’est plus aujourd’hui pour nous aider à élaborer une orientation de lutte dans cette crise de l’Union européenne qui a démarré en Grèce. Mais il nous a laissé une réflexion qu’il faut saisir. Je ne doute pas qu’aujourd’hui, s’il avait été vivant, il aurait tout fait pour que la lutte du peuple grec se généralise, pour l’élargir en vue d’une autre Europe, pour aider à élaborer les réponses tactiques et stratégiques indispensables. À nous de poursuivre son combat.
- Sally Rousset, Pierre Rousset, « Vingt-cinquième anniversaire. L’IIRF 1982-2007 –II– La première décennie, Une expérience internationaliste 1982-1992 », http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article7344
- François Vercammen, « Lénine et la question du parti – Remarques autour de Que faire ? », à paraître dans Inprecor n° 618 d’août 2015.
- Ibid.
- François Vercammen, « Face aux institutions de l’Union européenne », Critique communiste n° 155, printemps 1999. Cet article, épuisé, sera republié dans Inprecor n° 618.
Janek Malewski
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Années septante, années agitées
François a toujours occupé une place spéciale dans ma vie. Nous nous sommes connus dans la LRT, la Ligue Révolutionnaire des travailleurs, à la fin de 1972, pendant ma première année à l’Université de Gand, après que François était revenu de son service militaire et qu’il avait quitté sa première épouse, Rina. Assez vite nous sommes allés vivre ensemble à Anvers, dans une maison communautaire, avec d’autres camarades. C’était l’époque des grands mouvements étudiants, des grèves sauvages et des révolutions montantes (et des contre-révolutions) dans différentes parties du monde. Je me rappelle encore parfaitement comment nous étions assis tous les deux à écouter attentivement, minute par minute, les nouvelles à la radio concernant le putsch au Chili et comment François tamisait jour après jour les journaux, et surtout Le Monde, pour suivre de près la lutte de classe internationale. Plusieurs dirigeants de la Quatrième Internationale qui étaient aussi des amis à François sont passés chez nous cette année-là : Alain Krivine, Tariq Ali, Vergeat, avec qui on discutait avec ardeur du sort de la révolution mondiale et des taches concrètes de solidarité internationale.
Quelques mois plus tard, le Bureau Politique (BP) de la LRT décida qu’il nous fallait un permanent et François fut désigné pour ce rôle ; il irait travailler au local national et moi j’irais étudier à la VUB. Il fallait donc déménager à Bruxelles. Ce n’était pas évident. Une ville bourgeoise, loin de notre ville populaire d’Anvers, un autre monde politique, principalement francophone. Mais grâce aux activités militantes nous nous insérions bien vite. C’était l’époque de la préparation du 10e congrès mondiale où on discutait, entre autre, de la lutte de guérilla en Amérique latine et celle du 3e congrès de la LRT avec ses fameuses quatre tendances politiques. A la fin de chaque réunion du BP la discussion se poursuivait chez les Grecs à la Gare du Midi, devant une bouteille de Retsina et un plat de Moussaka. François arpentait le pays dans le cadre du programme de formation de la fondation Léon Lesoil, qui consistait grosso modo en 5 modules : l’histoire du mouvement ouvrier belge, la théorie marxiste, les leçons des révolutions passées… chacun avec 4 ou 5 sous-titres. Si on avait assisté à ce programme, on disposait d’une bonne base comme militant trotskyste. Cette base vous permettait de déployer une contribution personnelle dans la vie politique. François se chargeait d’une bonne partie des exposés. C’était un orateur fascinant et je l’accompagnais volontiers pour accroitre mes connaissances. Son empreinte politique m’a accompagnée, comme je crois à beaucoup de camarades dans cette salle, pour toute la vie.
L’atmosphère de contestation générale du statu quo mettait aussi en cause la relation homme-femme et la famille. Le slogan du mouvement des femmes « le personnel est politique » se faisait sentir chez nous aussi. On expérimentait pas mal avec de nouvelles formes de cohabitation. Notre couple non plus ne tenait plus le coup. Chacun allait vivre de son côté dans une maison communautaire, moi dans la rue Roffiaen avec e.a. Patrick Grégoire et Leen, la nouvelle copine de François, et lui dans la rue Dietrich avec d’autres camarades.
C’était une période d’engagement politique passionné et de relations humaines intenses, qui nous ont marqué(e)s probablement pour le reste de la vie. Pour moi François est toujours resté l’ami et compagnon fidèle avec qui je pouvais discuter de tous les choix existentiels. Une espèce de roc dans la tempête, bien que lui-même perde le nord de temps en temps sur le plan personnel. Mais pas pour ce qui était de la ligne politique !
Après mon déménagement en Italie, Leen et François sont devenus mon ancrage en Belgique. Heureusement ses taches politiques internationales et sa fascination pour l’Italie l’amenaient souvent vers le Sud. Ses interventions sur l’Europe dans les stages ou les camps jeunes étaient fort appréciées par les camarades italiens aussi et pour François l’amour était réciproque. Il aimait le mode de vie italien, « la dolce vita » et était bien au courant de toutes nos errances politiques.
Que François ait été atteint dans le cerveau et notamment dans ses capacités linguistiques, parait, comme l’a dit Freddy De Pauw, une triste ironie du sort. Les conversations d’un sens profond qui ont jalonné toute ma vie, ont pris fin. Ce qui est resté, c’est le sous-jacent François affectueux et espiègle qui n’a jamais cessé de se manifester jusqu’à la fin.
Ciao François. Ciao amico caro.
Nadia De Mond