En Turquie, la violence de la répression envers les manifestants exprimant leur solidarité avec Kobane et contre l’EI (dizaines de morts, plusieurs départements kurdes mis en état de siège) interpelle par sa brutalité même exercée par le gouvernement Erdogan. Pourtant, la Turquie reste un allié des Etats-Unis et de l’UE, et bien qu’il existe une complaisance envers l’EI, celui-ci ne peut être considéré comme un allié à proprement parler du gouvernement turc[1]. Alors comment expliquer cette situation ?
La crise provoquée par l’avancée de l’Etat Islamique apparaît autant comme un produit de la crise de l’impérialisme que la cause de son approfondissement. Cela se traduit particulièrement dans l’évolution de la situation au Kurdistan et ses conséquences non seulement Syrie mais également en Turquie, comme le montre la résistance de la mouvance PKK à Kobane (ou selon son nom usuel en arabe Aïn Al-Arab) et les événements qui y sont reliés.
La question kurde a ainsi rebondi à travers une dynamique internationale, paradoxalement provoquée par la remise en cause des frontières étatiques imposées par l’EI, à cheval entre l’Irak et la Syrie. Cela intervient alors que les organisations kurdes sont toujours divisées et leurs contextes nationaux nettement différents.
En Irak, les principales organisations kurdes sont le Parti Démocrate du Kurdistan de M.Barzani, gouverneur de la région autonome kurde, et l’Union Patriotique du Kurdistan de J.Talabani, devenu président de la République irakienne après l’invasion étatsunienne jusqu’en juillet 2014 (son successeur à ce poste, F.Massoum est également membre de l’UPK) contrôlant le sud de la région autonome du Kurdistan irakien. En Irak, les organisations kurdes sont ainsi reconnues et ont des postes clés dans les institutions. Les deux principaux partis suivent par ailleurs des alliances différentes : si l’UPK est plutôt proche de l’Iran, le PDK a développé avec les années une solide alliance avec les gouvernements turcs. Le PDK a par ailleurs noué des relations avec le CNK (Conseil National Kurde, fédération de plusieurs partis) dans le Kurdistan syrien.
En Turquie, la principale force politique du nationalisme kurde est la mouvance PKK (c’est-à-dire le PKK proprement dit mais également les nombreuses structures clandestines ou légales qui y sont rattachées). Après une période de guerre quasi-ouverte dans le Kurdistan turc durant les années 90, puis une relative ouverture durant les années 2000, la mouvance PKK est toujours confrontée à la répression de l’identité kurde par l’Etat turc et ses pseudopodes dans la société (dont certains sont composés de kurdes, tel que les « protecteurs de village », milices kurdes anti-PKK ans les années 90 ou le « Hezbollah » kurde). Dans le même temps, dans le cadre « parlementaire bourgeois » du régime de « parlementarisme autoritaire » turc[2], cette mouvance a pu conquérir des bastions dans certains départements kurdes de Turquie et y faire élire des députés. La mouvance PKK a par ailleurs des projections au-delà de ses frontières, aussi bien dans la diaspora, à travers un fonctionnement extrêmement structuré et une forte capacité de mobilisation en Europe, mais aussi avec des « partis-frères » en Syrie (le PYD) et en Iran (PJAK). La mouvance PKK est également engagée dans un processus de négociations avec le gouvernement turc, ce qui n’a pas empêché la poursuite de répression des Kurdes.
La crise provoquée par l’EI a en partie redistribué les cartes sur la question kurde. Alors qu’il semble que M.Barzani avait conclu un accord avec l’EI (notamment en lui laissant les mains libres à Mossoul), celui-ci a rompu cet accord et a progressé dans le Kurdistan irakien. La mouvance PKK y a gagné en prestige par son intervention dans le Sindjar (en Irak), puis dans le Kurdistan syrien (le Rojava). Via le PYD, elle a proclamé l’autonomie de trois cantons qu’elle contrôlait dans le Rojava (sans y être forcément historiquement implanté). Si la situation est extrêmement périlleuse, elle est également porteuse d’un potentiel pour la mouvance PKK qui peut se prévaloir d’une « guerre juste » contre un adversaire mondialement dénoncé, alors le gouvernement turc est en retrait sur ce dossier.
Or, ce positionnement de Recep Erdogan correspond à une conjoncture particulière où les capitalistes turcs renforcent leur position dans le système impérialiste mondial. Celui-ci connait une série de crises au Moyen-Orient depuis 2008 ouvrant de nouvelles perspectives alors que la centralité étatsunienne a perdu de son importance. Dans le même temps, le capitalisme turc, malgré toutes ses limites, est parvenu à se développer avec un appétit encore plus féroce, lorgnant sur le voisin syrien et cherchant à faire chuter le régime sanguinaire d’Al-Assad, non pour un quelconque objectif « démocratique » mais pour élargir son champ d’action. Toutefois, la question kurde reste un problème pour le déploiement du capitalisme turc. L’AKP avait adopté pour ligne, dans un premier temps, de combiner quelques concessions « culturelles » avec un relatif développement économique du Kurdistan turc afin de régler la question kurde. Cette approche libérale nécessitait de mettre de côté la mouvance PKK et a échoué. Celle-ci est parvenue à se maintenir unie, structurée, capable de mobiliser en masse lorsque nécessaire… et de garder ses bastions électoraux.
Dès lors qu’aujourd’hui, la mouvance PKK puisse prétendre jouer un rôle international à la « faveur » de la crise provoquée par l’EI est plus que ne peuvent supporter Erdogan et les dirigeants turcs. Ceux-ci pourraient certes assurer un affrontement militaire avec l’EI, mais le prix pour un alignement sur leurs desiderata serait non seulement la chute d’Al-Assad (ce qui est éminemment souhaitable) mais avec une logique interventionniste (ce qui ne l’est pas) et également la défaite de la mouvance PKK, se traduisant par la transformation du Rojava en une « zone tampon » tel que le Golan pour l’Etat d’Israël. C’est-à-dire un nouveau recul démocratique interne[3].
Or, sur le plan intérieur, Erdogan, particulièrement depuis l’insurrection démocratique qu’a été le mouvement dit « de Gezi » (mais qui a touché toutes les plus grandes villes du pays), a entamé un renforcement « militarisé » de sa base militante dont les frontières avec l’appareil policier restent (particulièrement depuis la reprise en main de celui-ci et l’expulsion de la confrérie Gülen) floues avec l’armée qui est domestiquée. Si bien que face à la mobilisation de solidarité des Kurdes de Turquie pour Kobanê/Aïn Al Arab, la répression est assurée non seulement par la police mais aussi par des bandes de soudards armés en pleine ville, s’attaquant aux Kurdes mais également à tout foyer de résistance[4]. Plus de 40 personnes (presque tous kurdes) sont ainsi mortes lors de ces mobilisations dans une ambiance de pogrom initiée par le gouvernement mais s’appuyant sur une base populaire dont les dynamiques ne sont pas forcément contrôlables par les initiateurs.
L’Etat-AKP a répondu avec tous ses instruments à la mobilisation en cours, il a « levé haut la main » pour reprendre l’expression d’A.Bekmen[5]. Cela se passe alors qu’Erdogan a annoncé des mesures encore plus répressives contre les droits démocratiques et que la prise en contrôle directe de l’ensemble des institutions (particulièrement judiciaires) se poursuit avec pour point de mire les élections parlementaires de juin 2015.
Pourtant, la partie n’est pas gagnée pour l’AKP et son projet de société moralement conservateur-politiquement autoritaire-économiquement ultralibéral. Un enjeu crucial reste bien entendu le devenir de la question kurde et l’évolution de l’affrontement entre la mouvance PKK, les peshmergas de l’Administration Régionale kurde, les forces démocratiques de la révolution syrienne, avec l’EI mais également avec Al-Assad. Se joue là un aspect essentiel de la situation au Moyen-Orient, avec une articulation de la lutte des classes, de l’anti-impérialisme et de la lutte contre les oppressions nationale et confessionnelle.
[1] https://www.ensemble-fdg.org/content/koban-ltape-la-plus-critique-de-la-partie-dchecs
[2] Pour cette caractérisation du régime turc « où le parti au pouvoir gagne effectivement des élections concurrentielles mais mène régulièrement une politique bafouant les libertés politiques et sociales » voir https://www.ensemble-fdg.org/content/turquie-de-la-crise-politique-vers-la-crise-%C3%A9conomique
[3] Ce qu’évacue, par exemple, JP.Filliu lorsqu’il préconise un alignement pur et simple sur Ankara.http://www.huffingtonpost.fr/jeanpierre-filiu/guerre-daech-syrie_b_5952132.html
[4] Par exemple à l’Université d’Istanbul, http://www.bianet.org/english/education/159128-anti-isis-students-attacked-again-on-campus
[5] http://baslangicdergi.org/turkiye-90lara-donmuyor-ahmet-bekmen/ Outre cette citation, cet article intègre plusieurs éléments d’analyse de cet article.
Source : ENSEMBLE