La laïcité considère la religion comme une « question personnelle ». Qu’est-ce qu’elle entend précisément par « personnel » ? Que la religion doit être pratiquée en dehors et indépendant des institutions de l’État. Dans l’Ancien Régime une religion d’État faisait loi : elle déterminait dans une grande mesure les comportements moraux, philosophiques et juridiques des sujets. Les autres religions étaient considérées comme fausses et dangereuses, mais « tolérées » par l’État si celui-ci n’arrivait pas à les éradiquer.
La pensée libérale, ennemie de l’Ancien Régime, est une idéologie individualiste. En défenseur de la liberté de conscience elle exigea la séparation de l’Église et de l’État. L’Église était un rempart, et le sera encore longtemps, de ce qui survivait des idées de l’Ancien Régime et de ses représentants sociaux, l’aristocratie terrienne, contre l’hégémonie politique libérale. La lutte pour la laïcité faisait partie de la lutte de classe. Il n’est donc pas étonnant que la bourgeoisie a pu lier le jeune mouvement ouvrier socialiste et anarchiste à son combat contre l’Église. Ce lien de collaboration de classe « laïc », anticlérical, entre les deux courants antagonistes que sont le libéralisme et le socialisme, n’a toujours pas disparu. On l’a vu en France avec l’affaire du voile où une partie de la gauche se rangeait du côté de la stigmatisation des musulmans. Il a, entre autre en Belgique, rendu impossible la formation d’un mouvement ouvrier unifié, déjà rendu difficile par l’attitude foncièrement antisocialiste du Vatican.
Je crois que l’attitude anticléricale qui naquit aux temps des Lumières et qui sera reprise plus tard par la pensée libérale a eu à l’origine un fond très matérialiste : le commerce. Bien que les différentes obédiences religieuses désignaient les personnes d’une foi divergente comme non-fréquentables, il fallait quand même faire des échanges commerciaux avec eux. Les catholiques vénitiens et les musulmans ottomans se retrouvaient « laïquement » sur le marché, tout comme les calvinistes et juifs hollandais, catholiques ibériques, musulmans des îles de la Sonde ou du Levant. Notez qu’ici aussi il s’agissait de bourgeois, agissant non dans un cadre industriel comme aujourd’hui, mais dans celui de sa préfiguration, le capitalisme commercial.
Je pense qu’en réalité cette idée laïque de la religion comme étant une affaire personnelle est fondamentalement fausse et hypocrite. Elle cache le fait que les institutions religieuses continuent à jouer un rôle non négligeable dans la vie politique et sociale. On peut formellement séparer l’Église et l’État, mais non pas socialement. Ces institutions ont des conceptions du monde bien définies, et vu le rôle rédempteur qu’ils s’attribuent, s’efforcent à maintenir ou à changer la vie sociale selon leurs idées. C’est tout à fait logique. Un parti vraiment socialiste ne pense pas différemment. Il veut que la société soit organisée selon des principes socialistes, ce qui implique une véritable révolution ! La bourgeoisie quant à elle, a préféré, une fois au pouvoir, un compromis avec l’Église, se rendant compte de son caractère antisocialiste et de son pouvoir idéologique sur de larges couches des travailleurs. La laïcité de l’État est une de ces formes de compromission.
Mais il n’y a pas que les institutions religieuses. Ils y a les croyants, qui, partageant plus ou moins les idées de leur Église, peuvent être influencés par celle-ci dans les luttes sociales et politiques.
« Ce sont les intérêts (matériels et idéels) et non les idées qui gouvernent directement l’action des hommes. Toutefois les ‘images du monde’, qui ont été créées par le moyen d’ ‘idées’, ont très souvent joué le rôle d’aiguilleurs, en déterminant les voies à l’intérieur desquelles la dynamique des intérêts a été le moteur de l’action. » (Max Weber)
La laïcité se retrouve plutôt désarmée devant ce fait. Les croyants, partageant l’individualisme de la modernité, agissent selon leurs idées personnelles plus ou moins religieuses. Staline avait beau rire quand il posa ironiquement la question de combien de divisions disposait le pape. Notre ancien séminariste se trompa lourdement. Le fait que les institutions religieuses et les masses croyantes jouent toujours un rôle important dans la vie sociale a été fournie récemment par les « manifs pour tous », la résistance (non seulement des croyants) contre l’adoption par des couples homosexuels, la PMA (procréation médicalement assistée) et la GPA (gestion pour autrui), la question de l’euthanasie, etc. qui secouent la république laïque qu’est la France. Depuis que l’Ancien Régime et son Église ont été défaits par la bourgeoisie triomphante, elle se limite, mais avec beaucoup de succès, à la lutte antibourgeoise et antisocialiste sur le plan de la superstructure : éthique, justice, enseignement, etc.
Le problème fondamental d’un point de vue agnostique, athée ou libre-penseur n’est pas l’idée que la laïcité peut défendre la société contre l’obscurantisme et l’intolérance, mais que les attitudes obscurantistes, les idéologies néfastes en tant que fausses consciences, découlent des contradictions et des injustices de notre société actuelle. La lutte émancipatrice n’est pas possible si on défend une laïcité qui ne condamne pas l’injustice intrinsèque de la société capitaliste. Et on ne peut se battre sur le plan de la superstructure sans se battre sur celui de l’infrastructure : le social et l’économique.