La « solution » temporaire de la crise grecque (en réalité, une crise de l’Union Européenne) par une attaque d’une férocité inouïe contre les travailleur-euse-s, le pillage de leur pays et la mise sous tutelle de leurs institutions constitue un évènement majeur. Le fait que cette « solution » ait été acceptée par l’équipe dirigeante de Syriza autour d’Alexis Tsipras, en dépit du vote massif contre l’austérité intervenu une semaine plus tôt lors du référendum décidé par ce même gouvernement, interpelle brutalement l’ensemble des forces de gauche qui luttent pour une alternative à l’austérité néolibérale. Par une accélération impressionnante de l’histoire, tout cette gauche – y compris en Grèce : la gauche de Syriza ne se laisse pas faire !- se trouve soudain confrontée à un débat stratégique de toute première importance : comment articuler lutte sociale et politique ? au plan national et au plan européen ? quelle attitude face à l’Euro et à l’Union Européenne ? quelle perspective politique/institutionnelle? Dans ce débat vital pour la survie de la gauche, la LCR met en débat les thèses ci-dessous.
- L’expérience grecque – la victoire d’un parti anti-austérité alternatif à la social-démocratie qui débouche six mois après sur une nouvelle cure d’austérité encore plus cruelle ! – oblige toutes les gauches et le mouvement ouvrier à prendre conscience de l’énorme obstacle que constitue non seulement l’euro mais aussi l’Union Européenne. L’UE n’est pas une force de paix, de progrès et de démocratie : c’est un ensemble despotique d’institutions et de règles entièrement au service du projet capitaliste des grands groupes industriels et financiers. Ceux-ci veulent faire table rase des conquêtes sociales et démocratiques pour affronter la concurrence intercapitaliste dans l’arène mondiale.
- Si ce troisième mémorandum passe, la défaite subie par les exploité-e-s et les opprimé-e-s de Grèce sera en premier lieu le résultat de la lâcheté des directions traditionnelles du mouvement ouvrier et de la gauche (politique et syndicale) dans le reste de l’Europe, de leur inaction et même de leur complicité honteuse avec la troïka. Celle-ci est le fruit de décennies de collaboration au « projet européen » de la part de la social-démocratie, de la démocratie chrétienne et de la Confédération Européenne des Syndicats. Mais cette défaite serait aussi le produit de la stratégie politique de la direction de Syriza, basée sur l’illusion fatale d’un compromis possible dans le cadre de l’Union Européenne et de l’Euro. En effet, c’est cette illusion qui a amené Tsipras à sacrifier la volonté du peuple grec, exprimée clairement dans le référendum (que Tsipras avait lui-même convoqué !), sur l’autel du « respect » de ces institutions et du « sens des responsabilités » par rapport à leur « stabilité ».
- La cruauté de l’austérité imposée une nouvelle fois au peuple grec est à la mesure de la peur des classes dominantes d’Europe. Peur face à la victoire de Syriza et à la décomposition de la social-démocratie grecque, et en conséquence à l’absence d’une solution politique de rechange pour la bourgeoisie.. Peur face au risque de contagion en Europe, en premier lieu en Espagne avec Podemos. Peur, surtout, face à la fantastique mobilisation populaire qui a débouché sur la victoire du « Non » au référendum, et qui risquait de donner à cette contagion une dynamique incontrôlable.
- La preuve est faite qu’une politique sociale, démocratique et écologique n’est pas réalisable sans mettre à bas l’UE. L’alternative n’est pas le repli sur les Etats nationaux – une voie sans autre issue que le retour de la guerre entre puissances européennes – mais un combat de longue haleine visant à paralyser puis à casser l’UE afin de rendre possible la création par les peuples d’une toute autre structure : les Etats-Unis socialistes d’Europe.
- Avancer en direction d’une autre Europe (donc d’une assemblée constituante des peuples européens) implique de coordonner tout de suite les luttes contre l’austérité. Cette coordination se heurte non seulement à la politique des organisations traditionnelles, mais aussi aux grandes différences de rythmes et de situations entre les pays et à la division entre pays – que l’Union Européenne attise et que la monnaie unique approfondit en stimulant la division internationale du travail et le développement inégal au sein même de l’Europe. L’action d’un gouvernement de gauche dans un pays doit donc chercher à favoriser la solidarité internationaliste et les mobilisations populaires sur la base du refus de l’austérité et du despotisme, et viser ainsi à créer les conditions de luttes qui s’étendent à un plus grand nombre de pays, convergent, se coordonnent et rendent l’UE et l’euro de plus en plus ingouvernables.
- Sortir de l’Euro n’est pas une condition suffisante pour rompre avec l’austérité (la preuve par la Grande-Bretagne) mais, dans le cas grec, pour les pays de la périphérie et pour ceux qui ne sont pas au coeur de la zone euro, c’est clairement une condition nécessaire.
- La nécessité de rompre avec l’euro n’implique pas de faire de la sortie de l’euro l’axe central d’un programme alternatif. Même en Grèce, où la question se pose pourtant de façon brûlante et immédiate, l’axe du programme alternatif doit être le refus de toute austérité et la mise en œuvre d’une politique sociale, écologique, anticapitaliste et démocratique, qui améliore directement le sort des travailleur-euse-s, jeunes, femmes, des victimes du racisme et des paysans.
- Faire de la sortie de l’euro l’axe de l’alternative serait se heurter inutilement à l’idée très généralisée que la monnaie n’est qu’un moyen technique « neutre » de permettre les échanges, alors qu’elle est aussi la cristallisation d’un rapport social. Faire de la sortie de l’euro (ou de l’UE) l’axe de la bataille serait aussi faire le jeu de la droite extrême et de l’extrême-droite, en diffusant l’illusion qu’un développement socio-économique-écologique harmonieux serait possible dans le cadre national. Cette illusion nuit à la solidarité internationaliste. Or, celle-ci est cruciale non seulement pour la lutte en Grèce, mais aussi parce que l’intégration des économies sur le continent nécessite une perspective anticapitaliste européenne pour satisfaire les besoins sociaux et répondre aux urgences écologiques.
- Dans la conjoncture actuelle, hors d’une période (pré-)révolutionnaire, le refus totalement intransigeant de l’austérité, l’exigence intransigeante d’une politique démocratique et du respect de la souveraineté populaire, des mesures concrètes d’autodéfense contre le sabotage capitaliste intérieur et extérieur -telles que la socialisation des banques, le contrôle des capitaux, le cadastre et l’imposition des patrimoines, la suspension du paiement de la dette et son annulation, le contrôle ouvrier dans les entreprises – sont une condition sine qua non pour atteindre ce but.
- La clé de la situation ne réside pas dans l’élaboration d’un « plan B », catalogue de mesures plus ou moins techniques – qui implique par définition un « plan A » de maintien dans l’Euro. Elle réside dans une stratégie sociale axée sur la conquête de l’hégémonie idéologique par un bloc rassemblant les exploité-e-s et les opprimé-e-es (les travailleur-euse-s, les femmes, la jeunesse, les petits paysans, les sans-papiers et les racisé-e-s) dans la perspective d’une confrontation de masse avec la logique capitaliste et les institutions européennes qui l’incarnent.
- Une stratégie qui assume clairement et sans faiblesse qu’elle ira jusqu’à la rupture, sans se soucier de la crise institutionnelle que cela provoquera au niveau de l’UE, sans se soucier de la perte de crédibilité qui en résulte pour le prétendu « projet européen » ou pour « la stabilité de l’euro », permet de passer de la défensive à l’offensive parce qu’elle favorise la mobilisation de masse des exploité-e-s et des opprimé-e-s. La semaine de mobilisation pour le NON au référendum, en Grèce, a montré l’énorme énergie sociale qui peut être libérée de cette façon, et sa force d’attraction sur les travailleur-euse-s, les femmes et la jeunesse en Europe et dans le monde.
- L’adversaire n’est pas « l’Allemagne » mais le capitalisme et ses institutions, au premier rang desquelles l’Union Européenne. L’euro n’est pas la monnaie que l’Allemagne impose à l’Europe mais la monnaie dont le capital européen a besoin pour réduire ses frais de transaction, renforcer la finance et disposer d’un grand marché pour ses multinationales. Le néolibéralisme n’est pas un dogme allemand produit par l’idéologie luthérienne ou par le passé nazi de l’Allemagne mais la seule forme réellement existante du capitalisme international aux prises avec sa double impasse sociale et écologique. La domination allemande sur l’Union Européenne n’est pas une domination nationale mais une domination du capital, dont les travailleur-euse-s d’Allemagne sont aussi les victimes. Gardons-nous des propos démagogiques qui détournent notre attention de notre adversaire réel. L’alternative n’est pas un « front des démocrates » contre l’Allemagne, c’est un front des exploité-e-s et des opprimé-e-s contre le capital et ses institutions. Le patronat belge, les banques belges et le gouvernement belge, comme ses prédécesseurs à participation « socialiste », ont activement soutenu la guerre sociale contre les classes populaires grecques qui leur a bénéficié.
- La stratégie que nous proposons nécessite une recomposition du mouvement ouvrier et de la gauche, à la fois sur le plan politique et sur le plan syndical. Les deux dimensions sont inséparables. D’une part, du fait du chômage massif, de l’obstacle institutionnel européen et de la transformation totale et sans retour de la social-démocratie en social-libéralisme, la construction de nouveaux partis à gauche de la social-démocratie et des Verts est plus que jamais indispensable. D’autre part, la dureté accrue de la lutte à mener nécessite une mobilisation sociale en profondeur, donc la construction de mouvements sociaux démocratiquement organisés, avec implication active des travailleur-euse- s et de la jeunesse sur les lieux de travail et dans les quartiers. Dans ce cadre, la reconquête des syndicats par leurs affilié-e-s occupe une place stratégique, de même que la lutte contre les fausses conceptions qui confondent « indépendance syndicale » et « apolitisme ».
- La lutte continue, dans un contexte en partie nouveau. Au moment où ces lignes sont écrites, l’issue est incertaine. Si la troïka gagne cette bataille, ce sera au prix d’un discrédit très profond de l’UE en général et de sa locomotive allemande en particulier. Sans rien résoudre de la crise grecque à moyen et long terme, notamment de la crise de la dette, et en ébranlant l’euro. En Grèce, une nouvelle recomposition politique de la gauche de gauche est à l’ordre du jour pour offrir une alternative à la tentative de « l’unité nationale » au Parlement autour du ‘oui’ au diktat. Plus que jamais, il s’agit de développer la solidarité agissante avec les travailleur-euse-s et la jeunesse de Grèce. Partout, il s’agit de reprendre et de radicaliser le combat contre l’austérité et pour une expression politique de ce combat, en tirant les leçons de la Grèce.
- Tirons-les notamment en Belgique, car le parallèle est évident entre la stratégie de Tsipras (« un référendum pour mieux négocier ») et celle des appareils syndicaux chez nous (« un plan d’action pour ouvrir une concertation »). Puisse la défaite grecque nous montrer où cette stratégie « responsable » nous conduira si nous ne forçons pas nos organisations à changer de cap.