Le complotisme
La pensée conspirationniste, qui postule que l’Histoire – avec ou sans majuscule – est déterminée par l’action secrète d’un petit groupe d’hommes désireux de voir la réalisation d’un projet de domination, s’est largement diffusée depuis la fin du dix-huitième siècle.
Forme moderne de Providence sécularisée, dont la rhétorique entend convaincre par des modes de déduction d’apparence scientifique, elle est essentiellement un discours politique: un discours adulé par l’extrême-droite, mais également promu par une certaine gauche, notamment stalinienne, qui explique, elle aussi, le cours du monde par les manichéens complots d’un monde régi par la division en camps opposés (et non par les contradictions socio-économiques et socio-politiques).
Réinvention des dieux
Le complotisme, c’est expliquer principalement l’histoire humaine par les manipulations cachées opérées par quelques individus puissants. C’est une vision fausse du cours du monde du point de vue des grandes pensées critiques, de Marx à Bourdieu, du marxisme à la sociologie critique. Pourquoi ? Car ces théories critiques mettent l’accent sur les structures sociales (comme la dynamique capitaliste, les rapports de classes, de genres, la domination culturelle, etc.) qui contraignent les actions des individus, même les plus puissants. Alors que pour les théories du complot, ce sont les intentions de quelques individus qui apparaissent toutes-puissantes. On vise bien ici des théories du complot, mais cela ne remet pas en cause l’existence (bien réelle) de „ »complots », de manipulations cachées, de « coups tordus », de services secrets, d’agences mafieuses, d’assassinats commandités, etc. dans l’histoire du monde. C’est l’hypothèse selon laquelle ils fourniraient la détermination première de toute évolution historique qui est en farfelue, manichéenne et passéiste. C’est confondre causes profondes socialement réellement existantes et certains effets collatéraux.
Ces fantasmes attribuent aux dominants (visibles ou cachés) une capacité de calcul, de prévision, de manipulation totalement démesurée. Or, comme le rappelait Bourdieu en citant Marx, « les dominants sont dominés par leur domination », et la conjonction d’intérêts qui les unit et les dépasse n’a pas besoin pour se manifester d’en passer par des réunions secrètes où leurs actions seraient minutieusement et collectivement préparées et ajustées.
Une théorie du complot, c’est un peu comme l’invention des dieux. Quand la réalité est trop complexe pour être comprise, on invente un dieu aux pouvoirs surnaturels qui la rend plus simple à expliquer.
Ces élucubrations ont souvent plus de deux siècles. L’idée du complot est en effet vieille comme la modernité et ressasse depuis la Révolution française les mêmes théories, à peine actualisées: « Dans cette Révolution Française, tout, jusqu’à ses forfaits les plus épouvantables, tout a été prévu, médité, combiné, résolu, statué ; tout a été […] amené par des hommes qui avaient seuls le fil des conspirations longtemps ourdies dans les sociétés secrètes, et qui ont su choisir et hâter les moments propices au complot » : ainsi s’exprimait, en 1798, l’abbé Augustin de Barruel.
Un discours anxiogène qui brade le réel
La crise globale des rapports sociaux a désemparé des pans entiers de la société bourgeoise capitaliste, lesquels n’ont pu les imputer qu’à des causes extérieures, incapables qu’ils sont d’en comprendre les fondements, leur conception de l’histoire et de la société étant manichéenne et providentielle. Cette conception suppose que le citoyen n’est jamais susceptible d’agir sur le cours des événements : il en est ainsi de la Révolution, ou de la guerre, qui se seraient accomplies sans aucune action de la société, mais n’ont pu être que le produit d’une conspiration. Dans la forme, ce discours se révèle pleinement religieux, pétri d’avertissements prophétiques et de rhétorique apocalyptique:—la menace est ontologique et l’enjeu sotériologique. C’est donc non seulement un terreau idéal pour les extrêmes droites, mais il constitue aussi, d’une façon ou d’une autre, une part substantielle de leur corpus programmatique (complots des juifs ou des francs-maçons ou des bolchéviques ou, désormais, des musulmans…)
Ce discours anxiogène simplifie le réel : les ennemis sont assimilés les uns aux autres, l’amalgame visant à laisser supposer le caractère d’universalité de la conspiration. Avec les années 1860, en faisant de la supposée coalition des maçons et des juifs une instance intrinsèquement complotrice, ce discours a redoutablement gagné en performance, peu de mythes ayant eu dans l’histoire une efficacité symbolique aussi forte.
Pour enfin, épuré de certains thèmes, être revivifié aujourd’hui par le vide idéologique et l’individualisme passéiste ambiants, tout autant que par la diffusion inusitée jusque ici qu’offre désormais Internet – sortant des limbes de l’histoire les Sages de Sion, les Illuminés ou les Supérieurs inconnus, et mobilisant une lecture de l’histoire et de la société tragiquement simpliste.
Le conspirationnisme fonctionne à l’élimination de vérités irréductibles à la théorie. C’est-à-dire que le conspirationnisme est imperméable à la contre-démonstration, et ne retient que ce qui va dans le sens de la présence du complot. De ce point de vue, le complotisme est virtuellement inarrêtable. Par exemple, l’administration de la preuve philologique que Les Protocoles des sages de Sion sont apocryphes n’atteint pas leurs zélateurs. L’argument de ceux qui résistent étant que ce sont peut-être des faux matériellement, mais qu’ils sont authentiques selon l’esprit.
Établir une structure mythique de l’histoire
Le conspirationnisme s’appuie sur l’établissement d’une structure mythique de l’histoire. Les théories du complot reposent en effet sur une vision du déroulement historique selon laquelle le complot est le moteur de l’histoire, et les actions humaines n’y sont jamais accidentelles. Tout ce qui arrive est perçu comme l’effet d’actions intentionnelles. Tout est prévu, tout a été prévu par des agents, et tout obéit à un immense plan caché. Et si tout obéit à un destin programmé, il ne sert à rien d’agir car on ne peut aller contre ce plan. On retrouve là encore la dépossession des actions humaines au profit d’une transcendance ou d’un groupe dominant. Il est évident qu’on dénie ainsi toute efficacité ou utilité au concept de démocratie, à ses articulations institutionnelles et encore moins à toute auto-activité/auto-organisation des citoyens en résistance sociale.
Identifier les signes du complot
Enfin, le conspirationnisme repose sur une surinterprétation de faits perçus comme autant de signes. Pour les théoriciens du complot, tous les faits sont des signes qui peuvent dévoiler le complot, si l’on parvient à les décrypter correctement et à ne pas s’arrêter à leur apparence. Dès lors, tout est réinterprété dans le sens du complot : une déclaration politique, un geste, un symbole (triangles maçons, étoiles, etc.), ou bien simplement des faits.
A l’heure des exactions multipliées du capitalisme néolibéral mondialisé qui font fi de toutes les instances démocratiques et dépassent toutes les frontières et semblent impalpables mais inexorables, nul ne s’étonnera qu’aujourd’hui comme hier certains s’évertuent à ne voir le cours du monde qu’au travers d’une grille de lecture conspirationniste ou, et c’est lié, « campiste »”(voir ci-dessous). Ce qui est neuf, en revanche, c’est que dans un monde où les modes de communication et les réseaux sociaux, les médias privatisés et trash nivellent les discours, les spéculations complotistes recueillent de plus en plus de succès parmi ceux qui sont aveuglement prêts à se fier à des croyances simplificatrices. Au lieu de la nécessaire critique permanente des rapports sociaux s’affirme ainsi une passéiste idéologie du doute permanent des réalités sociales. Les « théories » complotistes ne sont donc nullement des théories mais un corpus idéologique servant à occulter et non à révéler.
Les supposés complots des juifs ou de « l’Empire »
Ainsi par exemple l’idéologue Alain Soral, national.-socialiste français. A travers ses analyses, Soral identifie, d’une façon quasi mystique, la classe bourgeoise aux Juifs, une façon de dédouaner les bourgeois bien de « chez nous » et de servir, sous des dehors anti-système son antisémitisme chevillé au corps. Pour Soral, la religion du Capital, c’est Israël et l’Empire, et ses prêtres de l’ombre, les Juifs. L’Empire aurait pour objectif final la création du « Grand Israël » et la domination du monde. La société serait infiltrée par l’Empire qui organiserait de façon consciente et secrète la désagrégation du tissu social. Soral voit le complot juif partout, complot adoubé par l’Empire US, puissance occulte.
Le « campisme »
Le « campisme », considérant l’évolution du monde essentiellement comme un résultat de l’affrontement entre deux ou plusieurs camps géopolitiques – affrontement pétri de complots de part et d’autre -, partage avec le conspirationnisme la négation du caractère (sur)déterminant dans l’histoire des contradictions sociaux-économiques, des rapports et conflits socio-politiques, des luttes de classes et de masses.
Dans ce contexte il faut aujourd’hui se méfier du terme « Empire », employé à la fois par une certaine gauche – parfois néostalinienne, mais pas seulement – et l’extrême-droite ainsi que par les idéologues fascistes à la Soral. Cela permet d’occulter les contradictions sociales et les luttes réelles et de privilégier les explications conspirationnistes. Lorsqu’on analyse les événements actuels (et passés, historiques) hors de toute méthode d’analyse d’exploitation des salariés par la plus-value, l’accumulation concurrentielle du profit par là-même, et de structuration dominante par l’Etat bourgeois (les Etats bourgeois). Chacun a finalement son propre « Empire du mal »”: les USA, les Etats islamistes, le soi-disant complot juif international, Poutine… Il y a confusion sémantique avec l’impérialisme comme stade suprême du capitalisme et avec la version simplifiée, donc fausse, du terme, à savoir la domination militaire et guerrière. Et si l’on évoque l’aspect économique et financier c’est souvent pour dénoncer un « empire » en particulier et non le fonctionnement du capitalisme globalisé dans son ensemble. En fait cette confusion, voulue ou non, recoupe souvent des prises de positions campistes (soutenir malgré tout la Syrie d’Assad contre les USA, défendre Poutine contre les complots de l’OTAN, etc.). S’il y a bien un impérialisme US encore dominant, mais en perte de vitesse, il y a aussi des impérialismes européens, russes voire chinois. Le rôle de la vraie gauche n’est pas de choisir (!) entre ces régimes de classe, mais de les combattre, à la fois dans chaque pays concerné, mais aussi en coordinations internationales. En militant/e/s internationalistes.