D’un côté, plus de 600.000 demandeurs d’emploi ; plus d’un million de personnes totalement ou partiellement hors emploi! Dès janvier 2015, 50.000 demandeurs d’emploi, n’ayant pu trouver un premier job ou n’ayant pas assez de «jours de travail» (travailleur.euse.s à temps partiel, intérimaires…) pour toucher une allocation de chômage, seront exclu.e.s de ce droit. Des milliers d’autres chômeur.euse.s (chefs de famille, isolés) ne recevront plus qu’une indemnité minimale, les poussant en-dessous du seuil de pauvreté. Aujourd’hui déjà, quatre chômeurs sur cinq, un enfant sur quatre, un pensionné sur trois vivent en dessous du seuil de pauvreté (moins de 1000 euros/mois pour un isolé).
Ainsi, à cause de ces deux mesures phare du gouvernement Di Rupo (fin de droit et dégressivité des allocations de chômage), plus de 100.000 personnes iront simplement rejoindre les 15% de pauvres que compte déjà la Belgique, pourtant l’un des pays les plus riches de la planète (17e mondial en termes de PIB/habitant, 10e en Europe, devant la France, l’Italie, l’Angleterre et… l’Allemagne!).
De l’autre côté, dans le secteur privé comme dans le public, des milliers de travailleur.euse.s «perdent leur vie à la gagner», dans des cadences infernales, la dégradation des conditions de travail, le temps partiel contraint, les horaires flexibles et les heures supplémentaires, le stress quasi permanent engendrant les troubles du sommeil et les maladies professionnelles, avec en prime le blocage des salaires!
Alors, pour travailler moins, pour travailler tous et toutes et vivre mieux, une revendication phare s’impose: les 32 heures/semaine (la semaine des quatre jours!), sans perte de salaire, avec embauche compensatoire et baisse des cadences.
Réactualiser la revendication: la semaine des quatre jours!
«De 1880 à 1975, le mouvement ouvrier s’est battu de façon continue pour réduire le temps de travail», rappelle Felipe Van Keirsbilck, secrétaire général de la CNE. «Ce combat a perdu de sa vigueur depuis trente ans. C’est l’un des recul idéologique de la gauche depuis la contre-offensive libérale des années 1980» (1).
En effet, à partir du milieu des années 1980 jusqu’à aujourd’hui, la durée hebdomadaire des salariés à temps plein n’a quasiment plus diminué (2). Depuis la loi du 10 août 2001, la durée légale du travail est de 38 heures par semaine. Mais, près d’un salarié sur trois déclare travailler plus de 38 heures par semaine (3).
Si, de 1985 à 2011, la durée hebdomadaire moyenne est passée de près de 40 heures à moins de 36, cela est dû, pour l’essentiel, à deux facteurs: d’une part, à des commissions paritaires sectorielles qui ont fixé des normes de travail autour des 36, 35 heures/semaines et d’autre part, au travail à temps partiel, surtout parmi les femmes. Selon l’enquête LFS (4), 46% des femmes salariées ont un statut de travailleuses à temps partiel, contre 10% des hommes. Et pour la majorité (53% des femmes et 59% des hommes), il s’agit d’un travail contraint pour des raisons liées au marché du travail, à l’insuffisance de service de garde ou à des statuts particuliers.
D’après le CRISP, «les syndicats reconnaissent que, depuis la fin des années 1990, les négociations sur le temps de travail se sont focalisées sur la question de la flexibilité, sous une forte pression des employeurs. Entre les deux enquêtes menées par Eurofound, en 2004 et 2009, le pourcentage des entreprises belges du secteur marchand, déclarant mettre en œuvre des arrangements de temps de travail flexibles, est passé de 23% à 40%».
Aménagement du temps, crédit temps, interruption de carrière, congés thématiques, horaires flexibles, prépension à mi-temps (supprimée depuis janvier 2012 !), la réduction du temps de travail s’est faite à travers quelques conventions sectorielles et surtout à travers une flexibilité du travail de plus en plus poussée et des solutions individuelles, laissant d’une part sur le carreau des dizaines de milliers de personnes sans emploi, poussant d’autre part encore plus à la productivité, à l’usure et la détérioration des conditions de travail.
Il y a quelques années, c’est la CNE (CSC) qui a relancé le débat, plaidant pour une réduction collective de temps de travail vers les 32 heures et poussant à des accords en commissions paritaires pour les 35 heures (ou 36 avec 6 jours de congés). De son côté, Anne Demelenne, secrétaire nationale de la FGTB, lançait, début 2010, un plaidoyer en faveur de «la semaine de quatre jours» (5). Proposition qui a suscité des réactions en chaîne: le patronat considérant cette proposition tout simplement comme «farfelue» ; le CDH, via Joëlle Milquet, à l’époque ministre fédérale de l’Emploi, s’opposant catégoriquement à une réduction généralisée du temps de travail, ajoutant: «Moi aussi j’aimerais bien travailler 32 heures par semaine… Mais qui va payer?» Elio Di Rupo, à l’époque président du PS, avec sa prudence de Sioux bien connue, soulignait l’importance d’une étude et d’un débat autour de cette question, avis partagé par le co-président d’Ecolo, Jean-Michel Javaux. Même Claude Rolin, alors secrétaire général de la CSC y allait de sa réserve: «A la CSC, nous n’avons jamais été favorable à des formules linéaires. La semaine de quatre jours, ce n’est pas la panacée. Et puis, il faut aussi se demander comment on financera cette réduction du temps de travail». Heureusement, il y a aujourd’hui dans le mouvement syndical d’autres prises de positions.
Les doutes, les réserves et les craintes exprimés dans l’enquête de la FTU sont certainement alimentés par l’impact, en France, des lois sur les 35 heures, lois dites «Aubry» (de la ministre de l’Emploi et de la Solidarité, Martine Aubry, sous le gouvernement de Lionel Jospin, entre 1998 et 2002). Sur les 350.000 embauches attribuées aux 35h, beaucoup ne leur furent pas imputées. Elles ont concerné peu les salariés de la production qui ont vu leur travail s’intensifier. La modulation annuelle prévue par la loi a permis d’augmenter la productivité du travail. Les contraintes horaires se sont alourdies: travail en équipe, travail de nuit, du week-end. Les nouveaux modes de travail, le «juste à temps», ont accentué la polyvalence, les changements de rythme de travail, avec l’augmentation du stress. Sur la fiche de paie, la RTT a été prétexte au blocage des salaires… Mais, malgré cela, le patronat a tout fait pour pousser les gouvernements suivants à revenir sur la loi des 35 heures.
Réduction radicale et collective du temps de travail
Pour contraindre le patronat à ouvrir l’embauche aux milliers de chômeurs, aux jeunes en particulier (en Belgique un jeune sur cinq est au chômage ; en Wallonie, un jeune sur quatre et à Bruxelles, un jeune sur trois !), une réduction radicale du temps de travail s’impose: compte-tenu de la réduction hebdomadaire moyenne actuelle, les 32 heures sont un objectif réaliste.
Pas question «d’annualisation» du temps de travail, qui permet à l’employeur de faire travailler un peu plus pendant une certaine période et un peu moins durant une autre, du moment que la moyenne d’heures est respectée. Une telle flexibilité évacue la nécessité d’embaucher. Pourtant, une nouvelle loi et des accords paritaires (patrons-syndicats), sur le plan sectoriel, entrainent l’application de cette «annualisation» du temps de travail dans les règlements de travail des entreprises qui font parties de ces conventions sectorielles (8).
La «semaine de quatre jours»! Une meilleure garantie pour forcer la création d’emploi avec embauches compensatoires à la réduction du temps de travail? C’est, par exemple, ce que laisse entendre la secrétaire nationale de la CNE Commerce, Irène Pêtre, réflexion faite dans le cadre de la campagne menée par la CNE Commerce pour la réduction collective du temps de travail: «Chaque fois qu’on réduit le temps de travail de façon collective, on constate que l’érosion de l’emploi est moins rapide pendant quelques années. C’est d’ailleurs pour cette raison que la réflexion nous amène vers une réduction du temps de travail sur la semaine plutôt que sur la journée: non seulement c’est plus confortable pour le travailleur de répartir des heures sur quatre jours plutôt que sur cinq, mais surtout ça oblige l’employeur à créer des emplois supplémentaires pour compenser l’absence de ce 5ème jour» (9). Quant aux travailleurs, surtout travailleuses, à temps partiel contraint dans le secteur commerce (temps partiel = salaire partiel = retraite partielle!), la secrétaire nationale CNE poursuit sa réflexion: «La réduction collective du temps de travail est beaucoup plus égalitaire, puisqu’elle rapproche le statut à temps partiel de celui du temps plein, contrairement aux mesures individuelles qui s’accompagnent toujours d’une diminution du revenu et s’adressent essentiellement aux femmes» (10).
Il va sans dire que cette réduction radicale, collective et généralisée du temps de travail rejoint l’aspiration généralisée à un travail moins stressant, abrutissant, qui permette de concilier vie professionnelle et vie privée, avec l’envie de souffler, d’avoir d’autres activités…
L’application de cette réduction du temps de travail et son impact impliquent des mesures d’accompagnement: le contrôle des travailleurs et de leurs organisations syndicales sur l’embauche, les cadences de travail, sur les heures supplémentaires ; la fin des emplois précaires, la suppression des horaires flexibles ; pour des emplois statutaires, des contrats à durée indéterminée ; l’interdiction des licenciements collectifs ; pour les travailleurs âgés, dont la plupart sont «au bout du rouleau», droit au départ à la retraite anticipée, à la prépension à 55 ans.
Et qui va financer cette réduction du temps de travail?
Non seulement vous voulez une réduction radicale du temps de travail, mais aussi pour toutes les entreprises? Mais, qui va payer cela? Pas les travailleur.euse.s en tout cas! Même si, comme nous l’avons vu dans l’enquête de la Fondation Travail-Université, 45,9% des salariés seraient prêts à accepter cette hypothèse. Il faut croire que «la souffrance au travail» est à ce point insupportable!
La réduction du temps de travail (RTT) est d’abord une question de répartition des gains de productivité. La Belgique caracole en tête du classement de la productivité, avec une moyenne de 239.000 euros de chiffre d’affaires réalisé par équivalent temps plein (11). Depuis 1980, la productivité en valeur a été multipliée par 3, alors que la part salariale dans le PIB a diminué des 10% (12). Mais où sont passés ces gains de productivité, ces bénéfices plantureux, fruits du labeur des travailleurs? Pour les investissements? Si peu! Pour la création d’emploi? Que nenni! Dans la poche des actionnaires? Ah ça oui!
La FGTB de Verviers – ce que d’autres régionales syndicales pourraient faire – a examiné les comptes publiés par 88 entreprises verviétoises auprès de la Banque nationale. Leurs bénéfices ont enregistré une augmentation et ont été pompés à 60% par les actionnaires en tant que dividendes.
«Il s’agit, pour les travailleurs, de récupérer la part des richesses qui a sur-rétribué les actionnaires pour financer la réduction collective du temps de travail, des politiques industrielles, la transition vers de nouveaux modèles de productions, l’augmentation des salaires bruts, le relèvement de la pension légale, le rattrapage et la liaison au bien-être des allocations sociales…» (Congrès statutaire de la FGTB wallonne, mai 2010 «Les solidarités moteurs de développement», p. 40).
Arrêts des cadeaux, satisfaction des besoins sociaux!
En 20 ans, souligne le programme d’urgence sociale de la LCR, les réductions de cotisations patronales sont passées de 756 milliards d’euros à près de 10 milliards par an… sans la création d’un seul emploi, mais en déstabilisant la Sécu. En 2012, mille entreprises belges ont réalisé ensemble un bénéfice de 50 milliards d’euros et n’ont payé que 6,17% d’impôts sur ces bénéfices. Ainsi, elles ont pu profiter des intérêts notionnels (qui ont coûté, en 2012, 6,2 milliards d’euros à la collectivité) et d’une réduction fiscale de 14 milliards d’euros, tout en baissant leurs effectifs de 7% – soit une perte de 19.646 équivalents temps plein. (13)
Il est temps de stopper tous ces cadeaux! Avec l’argent de la collectivité et une fiscalité tout simplement plus décente sur les entreprises, au prorata de leurs bénéfices, et sur les hauts revenus, il y a, pour les pouvoirs publics, suffisamment de besoins sociaux à satisfaire et de création d’emplois à réaliser dans l’enseignement, les écoles, les crèches, les hôpitaux, les logements sociaux, les transports en commun, les énergies renouvelables… Quitte à financer, mais de manière ciblée et sous «contrôle ouvrier», une partie du coût de la réduction du temps de travail à 32 heures, sans perte de salaire, avec embauche compensatoire et sans augmentation des cadences, dans des PME!
Un enjeu central dans l’affrontement capital-travail
En déterminant et limitant le champ ouvert à l’exploitation, la durée du travail est un enjeu central dans l’affrontement entre le capital et le travail. Vouloir donner au travail une valeur émancipatrice, c’est engager l’affrontement avec la logique de l’exploitation et amorcer la subversion des rapports de production capitalistes. C’est un projet de rupture (14).
La revendication de RTT, telle que nous l’avançons ici, avec plusieurs secteurs syndicaux, est indispensable et urgente pour rendre l’espoir à des centaines de milliers de chômeur.euse.s et pour faire en sorte que des centaines de milliers de travailleur.euse.s ne «perdent leur vie à la gagner». Elle implique un combat interprofessionnel et unitaire, FGTB-CSC, travailleurs avec ou sans emploi, du secteur privé et public. Un combat appuyé par les mouvements sociaux et les organisations politiques de la gauche de gauche. Un combat qui, mené sur le terrain social, puisse déboucher sur l’imposition d’une loi sur les 32 heures, garante d’une application généralisée de cette mesure.
A la fin de cette année 2014, doivent démarrer en principe les discussions patronat-syndicats pour le renouvellement de l’accord interprofessionnel. Une occasion à saisir par la gauche syndicale pour commencer à se faire entendre!
Notes :
(1) Le Vif, 15 janvier 2010.
(2) Voir le Courrier hebdomadaire du CRISP, «La réduction du temps de travail », n°2191-92.
(3) Voir FTU (Fondation travail-Université), n° 2013 -12/11/2013.
(4) Enquête européenne sur les forces de travail, année 2012.
(5) Le Vif, 15 janvier 2010.
(6) FGTB Charleroi-Sud Hainaut, brochure «Changer de cap maintenant: 10 objectifs d’un programme anticapitaliste d’urgence».
(7) Voir Le Droit de l’Employé, CNE, décembre 2013: « Commerce, osons travailler moins ».
(8) Programme du PTB-GO, «Notre avenir est social», p.18
(9) Irène Pêtre, «La réduction du temps de travail» in Le Droit de l’Employé, CNE, mars 2012
(10) Ibid.
(11) Programme PTB-GO, p.17.
(12) Congrès statutaire de la FGTB wallonne, «La solidarité, moteur de développement», Orientations, mai 2010, p.12.
(13) Programme PTB-GO, pp.18-19.
(14) Contretemps, dossier «Emploi, comment en créer», 1er trimestre 2014, pp.67-94.
Travailler moins, travailler tou.te.s, mieux vivre!
La réduction du temps de travail figure bel et bien parmi les aspirations des salariés et des demandeurs d’emploi (…). La formule qui recueille le plus de succès est la réduction du temps de travail en fin de carrière. Pour les salariés, viennent ensuite, à égalité, la semaine de quatre jours et les congés spéciaux(…). Les couples avec ou sans enfant, et les isolés avec enfant sont ceux qui accordent les scores les plus hauts à la formule de la semaine des quatre jours. La limitation des heures supplémentaires obtient également des scores plus élevés pour ces derniers, particulièrement parmi les couples(…). Une réduction de salaire en lien avec une politique de réduction du temps de travail est refusée par 45% des salariés et 47,2% des demandeurs d’emploi. Les salariés sont 45,9% à accepter l’hypothèse (…). Les objectifs de qualité de vie sont ceux pour lesquels tant les salariés que les demandeurs d’emploi considèrent le plus que la réduction du temps de travail peut apporter une aide significative. Mais les salariés ont davantage de craintes concernant la qualité de vie au travail: 58,1% d’entre eux pensent que la réduction du temps de travail oblige à faire le même travail en moins de temps et 61,4% qu’elle augmente la flexibilité des horaires. (Extraits de l’enquête réalisée en Belgique francophone, au 2ème trimestre 2012, par la Fondation Travail-Université à la demande de la CSC).
La LCR soutient la revendication avancée par la FGTB de Charleroi, par la CNE Commerce. Nous la portons dans les onze mesures d’urgence, défendues par nos candidat-e-s sur les listes PTB-GO pour les élections du 25 mai 2014: 32 heures par semaine, pour toutes les entreprises, sans perte de salaire, sans flexibilité, avec les embauches correspondantes et la baisse des cadences. [Voir nos onze priorités]
A titre d’exemple, la FGTB de Charleroi-Sud Hainaut vient de se prononcer pour la réduction collective du temps de travail à 32 heures, sans perte de salaire, avec embauche compensatoire et baisse des cadences (6). La CNE (CSC) Commerce revendique les 32 heures en 4 jours, sans perte de salaire, avec embauche compensatoire et sans augmentation des cadences. Réunis les 14 et 15 novembre 2013, plus de 200 militants et militantes du secteur Commerce se sont lancés dans une campagne sur cet objectif (7).
Denis Horman est journaliste à La Gauche et 7e suppléant pour le Parlement wallon à Liège.