Entretien. Professeur à SOAS-Université de Londres, Gilbert Achcar est notamment l’auteur de deux livres sur le soulèvement arabe : « Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe » (2013) et « Symptômes morbides. La rechute du soulèvement arabe » (2017). Avec lui, nous revenons en particulier sur la crise entre le Qatar et l’Arabie saoudite et les rapports de forces dans la région.
Comment expliques-tu la rupture par l’Arabie saoudite et ses alliés, lundi 5 juin, de leurs relations diplomatiques avec le Qatar, accusé de « soutenir le terrorisme » ? Est-ce l’aboutissement d’une crise qui mûrissait depuis longtemps ?
J’interprète cela comme le coup de grâce de ce que j’ai appelé « la rechute du soulèvement arabe », qui a commencé en 2013. On est rentré depuis lors dans une phase de reflux contre-révolutionnaire à l’échelle régionale. Cela a pris la forme d’une marginalisation des progressistes et de la domination de la scène politique par l’affrontement entre les tenants de l’ancien régime et l’alternative islamique intégriste.
Ces deux pôles contre-révolutionnaires, tous les deux opposés aux aspirations véritables du « printemps arabe » de 2011, ont tous deux des soutiens dans les monarchies du Golfe. Le royaume saoudien, fidèle à son rôle historique de bastion réactionnaire, a défendu l’ancien régime, avec deux exceptions : la Libye, où ils sont restés neutres et n’ont pas participé aux bombardements de l’OTAN, sans pour autant soutenir Kadhafi avec lequel ils ont régulièrement eu maille à partir, et puis la Syrie parce que le régime Assad est étroitement allié à l’Iran. Quant au Qatar, qui sponsorise les Frères musulmans depuis les années 1990, son émir avait trouvé une aubaine dans le soulèvement arabe pour faire valoir son rôle aux yeux de Washington et jouer la carte de la récupération du soulèvement régional au moyen des Frères musulmans.
Les deux options étaient donc antithétiques. On l’a vu depuis le tout début, lors du soulèvement tunisien. Le Qatar avec sa chaîne Al Jazeera a soutenu le soulèvement, en particulier le mouvement Ennahdha apparenté aux Frères musulmans, alors que le royaume saoudien a offert l’asile au dictateur. Aujourd’hui, l’offensive en cours vise à faire cesser le soutien du Qatar aux Frères musulmans, à mettre fin au rôle de trublion que joue la chaîne Al Jazeera depuis sa création en 1996, dans la mesure où elle accueille des opposants de divers pays, ce qui n’est pas du goût des Saoudiens. Ce n’est pas pour dire que la Qatar est « révolutionnaire », bien entendu, mais c’est l’option d’accompagnement du soulèvement afin de le récupérer au moyen des Frères musulmans qui est battue en brèche. Le royaume saoudien veut lui porter le coup de grâce au profit de l’option de défense de l’ancien régime.
Quelle relation y-a-t-il avec la visite à Riyad, peu de temps auparavant, de Donald Trump qui s’en est pris au Qatar dans un premier temps, avant de prôner ensuite « l’unité » des pays membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ?
Ce qui a fait basculer la situation, en fait, c’est le changement à Washington. L’administration Obama appréciait la possibilité qui lui était offerte de jouer sur les deux plans et de bénéficier de l’option de récupération par les Frères musulmans. C’est pourquoi d’ailleurs il y a eu un froid entre cette administration et le général Sissi en Égypte quand il a exécuté son coup d’État en 2013. Trump, par contre, compte parmi ses conseillers des islamophobes qui veulent aujourd’hui classer les Frères musulmans comme « terroristes » et se retrouvent sur cette ligne avec les Émirats arabes unis qui poussent dans la même direction. Les Saoudiens, sous leur nouveau roi, ont dans un premier temps voulu faire l’unité des sunnites contre l’Iran, et cela comprenait les Frères musulmans. Au Yémen, un front large s’est constitué regroupant les Saoudiens, les Qatari et les Frères musulmans locaux contre les Houthis et le président déchu en 2011…
Cela a été bouleversé par le changement survenu à Washington. Trump n’a aucune sympathie pour les poussées démocratiques comme a pu en avoir son prédécesseur, aussi limitée qu’ait pu être sa sympathie. Il compte parmi ses conseillers des islamophobes de choc, partisans du classement des Frères musulmans comme « organisation terroriste ». Ils ont œuvré de mèche avec les Émirats, farouchement hostiles aux Frères musulmans depuis des années. Avec la bénédiction de Trump, cela a poussé à la mise au ban du Qatar à laquelle nous assistons.
Ce retournement des monarchies pétrolières sunnites – Arabie saoudite, Bahreïn, Émirats arabes unis (EAU) – vise-t-il l’Iran qui, par ailleurs, vient lui-même d’être la cible d’attentats revendiqués par l’État islamique ?
Pour les Saoudiens, l’ennemi numéro un c’est l’Iran bien sûr. Dans le conflit actuel, le Qatar a été accusé d’appeler au dialogue avec l’Iran. Il semblerait qu’il y ait eu des manipulations de « fausses nouvelles » pour projeter cette image du Qatar. Le Qatar est très fortement engagé dans le soutien à l’opposition syrienne, et donc en opposition directe à l’Iran, et l’était jusqu’à présent dans la guerre au Yémen. Il vient cependant d’être exclu de la coalition qui bombarde le Yémen. La question de l’Iran n’est pas la vraie raison de ce que subit le Qatar. Ce qui est en jeu, c’est le rôle du Qatar dans la politique régionale, en particulier son soutien aux Frères musulmans en tandem avec la Turquie d’Erdogan, et non pas avec l’Iran. En cela, le Qatar est la brebis galeuse des monarchies du Golfe.
Alors qu’en Syrie se déroule la bataille de Rakka, qu’en Irak celle de Mossoul n’en finit pas, quelles sont les évolutions de Daech et de ses branches, des rapports de forces ?
Il était clair depuis le début que le prétendu État islamique ne pourrait pas perdurer en tant qu’entité territoriale. Les hommes de Daech ont saisi l’occasion exceptionnelle offerte par une conjugaison de facteurs pour s’emparer d’un vaste territoire, mais il était impensable qu’ils puissent le contrôler sur la longue durée. Ils ont profité du moment où les États-Unis étaient sortis d’Irak, où les tensions confessionnelles sunnites-chiites y étaient à leur comble, ainsi qu’en Syrie les tensions sunnites-alaouites.
Depuis, le large front des adversaires de Daech a pu se ressaisir et passer à l’offensive. Daech est dans la phase terminale de son existence en tant que prétendu État. Ce qui ralentit leur déroute actuelle, c’est la lutte entre différentes parties pour savoir qui va s’emparer des territoires jusqu’alors occupés par Daech. Il y a ainsi du côté syrien une course de vitesse entre le régime syrien soutenu par l’Iran et les forces kurdes soutenues par les États-Unis. De même, il y a un conflit entre les forces kurdes en Irak et les forces gouvernementales étroitement liées à l’Iran. Ces conflits dans le conflit entre ceux qui se battent contre Daech retardent tout le processus.
Quel lien peut-on établir entre cette déstabilisation croissante de la région et la recrudescence des attentats en Afghanistan, en Iran ou à Londres ?
Daech aujourd’hui, c’est la bête aux abois. Quand on voit le dernier attentat de Londres, une camionnette et des assaillants armés de couteaux de cuisine, cela souligne les limites de leurs moyens. Ils peuvent encore utiliser des explosifs comme dans l’attentat de Manchester, mais ils ont surtout recours à des moyens rudimentaires, qui peuvent être terriblement meurtriers mais qui en même temps montrent les limites de ce qu’ils peuvent faire. Malheureusement, ils trouvent encore assez d’esprits faibles pour les embarquer dans des folies meurtrières en exploitant le ressentiment créé par l’expérience de la marginalité sociale et du racisme au quotidien.
Propos recueillis par Yvan Lemaitre
Source : NPA