Après 25 jours de siège, les Iisraéliens et leurs collaborateurs locaux ont attaqué notre village. Je me rappelle avoir dû courir pour sauver ma vie, tout comme ma maman, qui tenait mon petit frère de 6 mois serré dans ses bras. Nous courrions avec d’autres villageois vers les collines, espérant atteindre un endroit sûr. Mais les soldats nous avaient repérés et commencèrent à tirer. Les balles sifflaient à nos oreilles. Certains de nos voisins furent touchés. Je les ai vus tomber à quelques centimètres de moi. Un sentiment d’horreur s’est alors emparé de moi. Un sentiment de peur, aussi, comme je le confiais à ma mère, bien que je me sentis honteux d’éprouver une telle émotion. Ce jour-là, les occupants massacrèrent vingt civils et expulsèrent le reste d’entre nous du village. Nous furent ni plus, ni moins victimes d’un nettoyage ethnique.
Dans mon livre « Tussen twee werelden » (« Entre deux mondes »), paru en 2003, j’ai écrit avec force détails sur cet épisode difficile, mais aussi sur d’autres moments, où nous avons aussi dû fuir pour échapper aux bombes et aux snipers israéliens. Par trois fois, notre maison fut pillée, brûlée, voire même les deux. Par trois fois, nous avons perdu tout ce que nous avions et devînmes des réfugiés dans notre propre pays. De 1982 à 1985, j’ai vécu comme collégien sous l’occupation israélienne. Durant cette période, j’ai été arrêté, harcelé et battu de manière systématique par les soldats israéliens. Fort heureusement, la résistance libanaise a fini par vaincre Israël. Nous n’avons pas négocié, nous n’avons pas supplié. Nousne nous faisions aucune illusion. En tant que peuple, nous avons combattu jusqu’à ce que le prix de l’occupation devienne trop lourd à supporter pour l’occupant. Cela a abouti à la libération de notre pays en mai 2000.
Après 24 années, nous sommes retournésé dans notre village ravagé par la guerre et avons reconstruit notre maison au même endroit. Nous avons aussi replanté un figuier près de la terrasse. Si vous nous rendiez visite aujourd’hui, vous pourriez penser que tous ces événements n’ont jamais existé. L’endroit paraît idyllique et d’un calme immuable. Mais nous savons ce qui s’est passé.
Ce qui subsiste en moi de cette période, ainsi qu’en chaque personne issue de ma génération ? Une compréhension profonde de ce qu’est l’occupation israélienne, ainsi que des tactiques et stratégies qu’elle peut mettre en oeuvre. C’est une expérience qui vous marque à vie. Bien sûr, vous apprenez à rationaliser, à canaliser vos émotions pour vous élever en conscience, plutôt que de les laisser vous tourmenter continuellement. A travers ce processus, vous grandissez. Mais cette expérience de l’occupation fait partie intégrante de vous. Donc, en ce qui me concerne, lorsque je parle d’ « Israël », je n’exprime pas l’un ou l’autre préjugés basés sur une information bancale, ou sur une position idéologique découlant d’une vision dogmatique du monde.
Mes opinions et prises de position sur l’occupation israélienne, en Palestine ou ailleurs, se fondent sur une expérience directe de celle-ci et de la violence qui l’accompagne. Cependant, au contraire de ce qu’ont connu les Libanais, l’occupation de la Palestine est de nature coloniale et donc beaucoup plus extrême dans les formes et la dynamique qu’elle peut revêtir. Raison pour laquelle je suis conscient que ce que j’ai pu expérimenter sous l’occupation israélienne n’est en rien comparable à ce que les Palestiniens subissent au quotidien. Si la résistance d’hier était légitime au Liban, elle l’est d’autant plus aujourd’hui en Palestine.
Face à cela, De Standaard avance une notion très abstraite, qui porte sur les « limites du débat ». Cette notion, telle que le quotidien flamand la définit, est pourtant incompatible avec la législation internationale, qui garantit à un peuple vivant sous occupation le droit de résister par tous les moyens dont il dispose, en ce compris la lutte armée. La conception que De Standaard se fait du débat est également inconséquente avec la façon dont le journal a offert et offre encore une tribune aux apologistes de la violence contre les peuples d’Irak et de Palestine. Lorsque, en 2003, des chroniqueurs du Standaardont légitimé la guerre illégale menée en Irak, au moment même où celle-ci faisait des dizaines de milliers de victimes innocentes, ces chroniqueurs s’inscrivaient apparemment dans les « limites du débat ». Au contraire, dès qu’il est question de défendre le droit à la résistance des peuples vivant sous occupation, ces mêmes limites sont considérées comme franchies. En réalité, le journal aurait tout aussi bien pu s’appeler le « Double Standa(a)rd ».
A mes yeux, cependant, le plus perturbant est sans doute que l’on me dénie le droit, en tant que victime de crimes contre l’humanité (car le nettoyage ethnique en est bel et bien un), à tenir une position sans concession envers le régime israélien. Un régime qui, encore une fois, s’est rendu coupable de crimes contre ma personne, ma famille et mon peuple.
Le fait d’écrire ou de parler ouvertement sur ce sujet me demande beaucoup d’efforts. Je suis parfaitement conscient qu’en m’affichant en tant victime d’ « Israël », je me place dans une position de vulnérabilité. C’est d’autant plus le cas que les Arabes sont souvent accusés de cultiver une mentalité de victime. Un peu comme si leurs expériences n’étaient pas réelles, ou leurs souvenirs inventés. Mais quel genre de débat peut-on espérer avoir si l’on laisse de côté l’aspect humain et émotionnel de ce dernier ? Est-il seulement moral de soustraire cette dimension de l’équation toute entière ?
Assimiler ce débat à une question purement politique ou juridique n’est pas seulement réducteur, c’est aussi une atteinte à l’humanité et aux souvenirs que partagent les personnes qui ont souffert et souffrent encore de la violence, de l’oppression et de l’occupation israélienne. Si l’on suit cette logique, mon discours, même s’il respecte le droit international, doit être considéré comme valant moins que celui de l’Etat qui viole ce même droit international. Non seulement ma solidarité avec un peuple qui subit un sort proche de ce que j’ai connu n’est pas prise en compte dans sa dimension humaine, mais en plus elle est réduite à une position dogmatique, voire à un stéréotype raciste.
J’ai donc été exclu d’un débat aux limites prédéfinies par De Standaard, mais pas uniquement. En arguant que j’aurais enfreint ces limites, le journal entreprend de criminaliser ma position, en la faisant passer pour une forme de soutien aveugle à la violence, soutien qui, en plus, s’enracinerait dans la haine raciale. On m’a congédié sur base de mon prétendu antisémitisme – ce qui ferait de moi un raciste. Une terminologie que Marie-Cécile Royen n’a pas hésité à reprendre dans l’hebdomadaire Le Vif. Un comble, lorsqu’on sait que mes propos incriminés visaient à défendre la résistance contre une occupation coloniale raciste.
Où est la neutralité, où est la respectabilité du Standaard,lorsque le quotidien prend ouvertement le parti de l’oppresseur et méprise deux de mes droits essentiels : celui à défendre une forme de résistance respectueuse du droit international et celui à m’exprimer de façon subjective, émotionnelle, en tant que personne qui porte en elle les stigmates de la violence. En plus d’être politiquement discutable, l’attitude du Standaard à mon égard est surtout douteuse d’un point de vue moral, puisqu’elle ne signifie pas seulement la mise au ban du faiseur d’opinion, mais aussi celle de l’être humain.
Aujourd’hui, il est quelque peu à la mode de déshumaniser les personnes qui me ressemblent. C’est un des aspects d’une dynamique qui nous conduit vers un nouveau drame historique. Et je ne peux m’empêcher de penser que la décision du Standaard de se défaire de moi s’inscrit dans une telle dynamique. Cette décision est donc, en fin de compte, beaucoup plus problématique et dangereuse qu’elle n’y paraît.