Il y a 110 ans, la Révolution russe de 1905 inaugurait le XXe Siècle. La situation économique et politique de la Russie de l’époque combinait à la fois des traits d’arriération, surtout dans les campagnes, et une rapide industrialisation financée par des emprunts de capitaux européens. Ce vigoureux essor de l’industrialisation allait faire sortir de terre de très grandes usines où une classe ouvrière puissante était concentrée.
La guerre russo-japonaise
L’émergence d’une révolution se combine souvent avec une défaite militaire cuisante des régimes en place. Au début du XXe siècle, les visées expansionnistes du tsarisme en Asie orientale se heurtent à l’impérialisme japonais qui avait occupé la Corée et exerçait une pression sur la frontière russe d’Extrême-Orient. La guerre russo-japonaise éclate en 1904 et les défaites humiliantes de l’armée russe sont un révélateur de la décrépitude du tsarisme. La flotte russe est quasiment anéantie en décembre 1904 et Port-Arthur, une place-forte russe sur la côté pacifique (aujourd’hui située en Chine), capitule en janvier 1905. Le Tsar Nicolas II est contraint de s’asseoir à la table de négociations. Cette défaite majeure est le catalyseur qui va précipiter la révolution.
Du Dimanche Rouge au cuirassé Potemkine…
En janvier 1905, une grève contre le licenciement de quatre ouvriers démarre à l’usine Poutilov à Petrograd, usine qui occupe 12.000 travailleurs, Le pope Gapone, un ecclésiastique qui rêvait d’une réconciliation entre le monde ouvrier et le pouvoir, organise un cortège qui regroupe 120.000 personnes derrière des oriflammes, des portraits du tsar. On chante « Dieu sauve le tsar ! ». La cavalerie cosaque charge le cortège pacifique à coups de sabre, piétine les blessés, fait des centaines de morts et des milliers de blessés. Les répercussions de cet événement seront considérables.
Au printemps, les paysans privés des ressources nécessaires à leur existence s’en prennent aux marchands, aux spéculateurs et aux domaines seigneuriaux. En juin, la révolte éclate sur le cuirassé Potemkine, l’unité navale la plus moderne en Mer Noire : un matelot est tué, la moitié des officiers est massacrée, le drapeau rouge est hissé sur le cuirassé.
Le flot montant de la révolution, les soviets, la grève générale d’octobre
Face au flot montant des revendications, le tsar lâche du lest et promet une Douma (parlement) consultative. Mais l’espoir d’un changement radical monte de tous les pores de la société. Les université proclament leur autonomie et deviennent des foyers d’agitation révolutionnaire. Ouvriers, soldats, intellectuels, fonctionnaires privés de toute liberté de réunion se pressent dans les auditoires surchauffés pour y faire entendre et y confronter leurs revendications. A la campagne les paysans commencent à occuper les grands domaines.
Les premiers conseils ouvriers (Soviets : un délégué pour 500 ouvriers) font leur apparition au printemps 1905, mais c’est celui de Petrograd qui donne le ton, les mots d’ordre et les méthodes de lutte au cœur de l’année 1905. Fondé pour répondre à une nécessité pratique: disposer d’une organisation jouissant d’une autorité indiscutable pour regrouper tous les travailleurs, quelle que soit leur affiliation politique, les soviets deviennent rapidement le confluent de tous les groupes révolutionnaires. En octobre, la grève des chemins de fer se déploie dans d’autres secteurs avec beaucoup d’efficacité grâce aux moyens de communication – modernes à l’époque – du chemin de fer et du télégraphe. « La grève ouvre une imprimerie quand elle a besoin de publier le bulletin de la révolution, elle se sert du télégraphe pour envoyer ses instructions, elle laisse passer les trains qui conduisent les délégués des grévistes. Pour le reste, elle ne fait aucune exception : elle ferme les usines, les pharmacies, les boutiques, les tribunaux » (1) De très importants meetings se déroulent et des barricades se dressent même dans certaines villes. Les Izvestia, journal du soviet, sont distribuées à tous les carrefours de Petrograd. De fait la censure est ainsi abolie.
Le 18 octobre, le tsar Nicolas II est contraint de publier un Manifeste ou il s’engage, sur le papier, à accorder une série de libertés importantes : liberté de culte, de réunion et d’association, suffrage universel masculin. La population laisse éclater sa joie. Mais pour le tsar il s’agit surtout de gagner du temps. Au soviet de Petrograd où il vient d’être élu président alors qu’il a à peine 26 ans, Léon Trotsky, s’exclame : « On nous donne la liberté de réunion, mais nos réunions sont cernées par la troupe ! On nous donne la liberté de parole, mais la censure reste intacte ! On nous donne la liberté d’enseignement, mais les universités sont occupées par la police ! On nous donne l’inviolabilité de la personne, mais les prisons sont bondées ! On nous donne une constitution, mais l’autocratie demeure ! On nous donne tout et nous n’avons rien ! ».
La réaction s’organise
Pour contrer l’influence grandissante du soviet de Petrograd, le pouvoir utilise plusieurs méthodes : diversion, répression, concessions à la bourgeoisie, organisation de contre-manifestations patriotiques, pogroms contre les Juifs (plusieurs milliers de victimes).
A la campagne, les paysans pauvres, favorables à une Constituante, s’étaient armés pour s’emparer des terres. Mais les dirigeants de l’Union paysanne n’opèrent pas la jonction avec les villes. Ils sont arrêtés, des représailles et des expéditions punitives sont organisées contre les paysans rebelles. Faute de s’être organisé, le mouvement paysan est écrasé.
La classe ouvrière reste donc seule face au tsarisme. Le 3 décembre le soviet de Petrograd est cerné et ses dirigeants sont arrêtés. Ils passeront en procès et seront condamnés à la privation de droits civils et à la déportation en Sibérie.
Un développement « anormal » du capitalisme russe
Dans son livre consacré à la révolution de 1905, Trotsky commence par une analyse du développement du capitalisme russe.
Production de fonte en Russie (en milliers de tonnes) :
1767 | 160.000 |
1896 | 1.568.000 |
1904 | 2.880.000 |
Le développement de la production eut le même rythme que celui de l’industrie américaine de l’époque grâce à la technique européano-américaine et aux subventions de l’État russe. Toutes les usines métallurgiques du Midi – et beaucoup d’entre elles furent achetées, jusqu’au dernier boulon, en Amérique et transportées par bateau – recevaient dès leur apparition des commandes d’État leur assurant du travail pour plusieurs années. Les dettes contractées par l’État russe étaient financées par l’impôt reposant sur la plus grande partie de la population, la paysannerie.
Les conditions historiques de développement de l’industrie russe expliquent pourquoi ni la petite ni la moyenne production n’ont joué une rôle important. La grosse industrie des usines n’a pas grandi « normalement », organiquement, en passant par les étapes du petit métier et de la manufacture car l’artisanat lui-même n’a pas eu le temps de se différencier du travail des campagnes et il a été condamné par la technique et le capital étrangers à périr économiquement.
Une concentration des ouvriers dans les grandes usines
Si on compare les statistiques de la Belgique avec celles de la Russie à la même époque, on constate que 53,6% des ouvriers russes travaillent dans des usines de plus de 499 ouvriers (28% en Belgique), et que 12,6% des ouvriers russes travaillent dans des usines qui occupent de 6 à 50 ouvriers (28,3% en Belgique). La majorité du prolétariat russe est donc concentrée dans des grandes entreprises souvent érigées grâce aux capitaux étrangers.
Belgique (1895) | Russie (1902) | |||||||
Nbre d’ouvriers | Nbre d’ouvriers | |||||||
Taille de l’usine | Nbre d’usines | Par millions | % age | Par usine | Nbre d’usines | Par millions | % age | Par usine |
De 5 à 49 ouvriers | 13.000 | 0.162 | 28,3% | 13 | 14.189 | 0,235 | 12,6% | 16,5 |
De 50 à 499 ouvriers | 1.446 | 0.250 | 43,7% | 170 | 4.298 | 0,629 | 33,8% | 146 |
500 et + | 184 | 0.160 | 28,0% | 869 | 726 | 1,000 | 53,6% | 1.337 |
Total | 14.650 | 0.572 | 100% | 19.213 | 1.810 |
Faiblesse de la bourgeoisie russe
Cette hégémonie du capital étranger en Russie a eu des conséquences fatales pour l’influence politique de la bourgeoisie russe. En raison des dettes contractées par l’État, une partie considérable du revenu national s’en allait chaque année à l’étranger, enrichissant et consolidant la bourgeoisie financière européenne.
Cette faiblesse de la bourgeoisie russe eut pour conséquence qu’elle ne pouvait se mettre à la tête de la lutte nationale contre le tsarisme parce qu’elle se trouvait dès le départ en butte à l’hostilité des masses populaires : le prolétariat qu’elle exploitait directement et la paysannerie qu’elle dépouillait par l’intermédiaire de l’État.
La théorie de la révolution permanente
C’est à partir de ces constats que Trotsky élabore la théorie de la révolution permanente. Dans les pays où le développement capitaliste est tardif, la bourgeoisie nationale est faible et n’est pas en mesure de prendre la tête de la révolution bourgeoise pour balayer les vestiges de l’ancien régime, comme l’avaient fait précédemment la bourgeoisie anglaise et française. Elle en est d’autant plus incapable qu’elle doit faire face à l’impérialisme des puissances capitalistes qui se sont développées plus tôt et sont devenues hégémoniques.
C’est donc au prolétariat que reviendra la tâche écrasante de prendre la tête de la révolution, d’entraîner à sa suite l’immense masse de la paysannerie vers une révolution socialiste, « sautant » ainsi dans l’histoire le stade d’une révolution bourgeoise. C’est le processus qu’a suivi, 12 ans plus tard la Révolution d’Octobre. Mais ce saut qualitatif dans le processus révolutionnaire allait immédiatement poser un autre défi : comment assurer la victoire et le maintien d’une révolution socialiste dans un pays retardataire où le prolétariat est minoritaire, sans extension internationale de la révolution à des nations plus développées sur le plan économique. Ce défi, les bolcheviks n’ont pu le surmonter dans les années 20, la révolution russe est restée isolée, la bureaucratisation stalinienne a gangrené les acquis de la révolution et l’URSS a fini par s’effondrer à la fin du XXe siècle qui avait été inauguré par la révolution de 1905.
———————————-
- 1905, suivi de Bilan et Perspectives, Léon Trotsky, Éditions de Minuit, Paris, 1969.
Les livres de Trotsky 1905 et Bilan et perspectives peuvent aussi être téléchargées sur Internet aux adresses suivantes :
https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/1905/1905somm.htm
https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/bilanp/bpsomm.htm