Depuis près d’un quart de siècle, la Russie se trouve dans une impasse historique. L’impossibilité d’un développement harmonieux des anciennes formes socio-économiques de la société a conduit à la rupture de l’ordre constitutionnel en 1993. Les perspectives qui en conséquence se sont imposées pour les décennies suivantes ont été la régression sociale et l’anéantissement des institutions qui organisent la vie de millions de personnes. À la fin des années 1990, comme moyen pour préserver la toute nouvelle architecture de la société et, en même temps, empêcher un soulèvement social en Russie, le régime de Poutine s’est imposé en tant que compromis entre l’approfondissement des transformations sous le règne du marché et le renforcement du rôle de l’État.
Poutine © Wilvalz
1. La victoire de Vladimir Poutine à l’élection présidentielle de mars 2012 a marqué un tournant conservateur du régime, redéfinissant le contenu du consensus autour de la figure du président. La réaction agressive contre le Maïdan de Kiev, l’annexion de la Crimée et l’intervention « hybride » en Ukraine orientale avaient pour but de transformer les relations entre le pouvoir et la société. Dans ce sens les événements de l’année 2014 ont confirmé la vieille devise de Clausewitz : « la guerre est la continuation de la politique ». Depuis, le soutien au pouvoir existant n’est plus présenté comme un choix rationnel, mais comme un devoir civique, similaire au dévouement patriotique envers son pays.
Ce nouveau contenu idéologique a été succinctement formulé par Viatcheslav Volodine : « Avec Poutine la Russie existe, sans Poutine pas de Russie ». Une telle personnification signifie dans les faits que la figure de Poutine en tant que « père » symbolique s’élève au-dessus de la politique quotidienne. On peut être libéral ou nationaliste, en faveur d’un contrôle étatique de l’économie ou partisan du marché libre, demander la démission du gouvernement, de certains ministères ou gouverneurs, mais le lien « Poutine-Crimée-Russie » ne peut être mis en doute ni discuté. Ceux qui ne sont pas fondamentalement d’accord avec ça se mettent simplement en dehors des limites du spectre politique russe et deviennent des « traîtres à la nation ».
Dans cette logique, la responsabilité de la forte baisse du niveau de vie et des conséquences néfastes des mesures néolibérales « anticrise » est portée par tous, par qui on voudra – sauf par le président. Même maintenant, alors que l’effet de la propagande autour du « retour de la Crimée » commence de toute évidence à s’émousser, la cote personnelle de Poutine reste élevée. Le soutien au pouvoir en place ne se discute pas et devient un devoir civique. Et la question du statut de la Crimée remplace complètement la question de savoir à qui appartient notre pays.
2. C’est dans ce contexte de changements idéologiques de la structure du pouvoir que se déroule la préparation des élections législatives prévues en septembre.
Tout au long de l’ère Poutine, les élections législatives et présidentielle faisaient partie du même cycle politique, joué selon un seul scénario : le succès triomphal du parti « Russie unie » devait anticiper et garantir le succès encore plus retentissant de Vladimir Poutine. En décembre 2011, ce mécanisme a échoué : la fraude à grande échelle en faveur du parti « Russie unie » a suscité des manifestations de masse, dont les participants ont exprimé leur rejet du régime politique dans son ensemble.
Aujourd’hui, la nouvelle logique politique du « troisième mandat » de Poutine vise à rompre ce cycle. Dans le contexte d’une forte baisse de la confiance dans le gouvernement, le Kremlin a pris à l’été 2015 la décision d’avancer les élections législatives de décembre à septembre 2016, et de repousser la présidentielle à mars 2018 – prolongeant ainsi la durée du mandat jusqu’à 6 ans. Le sens d’une telle manœuvre est évident : désormais les élections présidentielle et législatives ne doivent plus être les deux parties d’un même scénario, mais deux entreprises politiques totalement différentes. Dans un premier temps, le nombre limité de partis qui composent la symphonie du « consensus patriotique » va critiquer le gouvernement ainsi que ses adversaires, rivalisant ainsi pour s’attirer la sympathie de la partie mécontente de la population. Dans un second temps, le soutien à Poutine en qualité de candidat au poste de président devra découler de l’instinct patriotique organique.
Aujourd’hui déjà, les partis de « l’opposition officielle » – le Parti communiste de la Fédération de Russie (KPRF) et « Russie juste » – se concentrent dans leurs campagnes électorales sur une critique sévère du gouvernement et revendiquent même sa démission. Ces deux partis, pilotés par l’administration du Kremlin, font office de baromètre des critiques tolérables. Guennadi Ziouganov et Sergueï Mironov ont soutenu toutes les initiatives politiques importantes du Kremlin : depuis les nouvelles lois répressives contre « les agents de l’étranger » jusqu’au soutien militaire apporté au régime de Bachar al-Assad en Syrie. En même temps, s’exprimant en qualité de flanc gauche du spectre politique, ils étalent un large éventail d’opinions à l’intérieur du consensus poutinien, qui autorise la critique de certaines décisions impopulaires. Dans les conditions de montée du mécontentement social (encore surtout passif), le parti « Russie unie », qui non seulement dirige le gouvernement mais tient la majorité absolue des gouverneurs, peut devenir le « bouc émissaire » rituel.
Toutefois, ce scénario prévisible, élaboré au Kremlin, pourrait bien être supplanté par un autre, connecté avec le renforcement des structures militaro-policières et avec leur concurrence interministérielle de plus en plus active. Démarré avec la création de la Garde nationale, ce processus va croissant : chaque structure de pouvoir joue sa propre promotion non seulement pour rappeler son existence mais aussi pour démontrer aux ministères concurrents sa capacité de lutte, unique et indépassable, contre la menace potentielle.
Par exemple, Alexandre Bastrykine dans un récent article programmatique propose d’annuler les élections, qui pourraient être trop dangereuses. Il appelle carrément à cesser de « jouer à la farce de la démocratie » et à donner aux ennemis « une réponse sévère, adéquate et symétrique (…) dans la perspective des prochaines élections ». Avec la nomination de Tatiana Moskalkova, même l’appareil du Médiateur pour les droits de l’homme, jusque-là neutre, semble se transformer en nouveau bastion de la lutte contre les conspirations.
Évidemment, cette gesticulation est liée au fait que l’accentuation de la crise économique et sociale n’a pas pour l’heure de conséquences politiques visibles : il n’y a pas de révoltes de masse spontanées ni de grèves de branches (alors que le volume total de conflits du travail isolés s’accroît).
La réduction du rôle des organes élus des entités administratives de la Fédération au profit des hauts fonctionnaires nommés qui représentent les intérêts de l’exécutif est une partie intégrante de la dégradation de l’ensemble du système politique. La réforme des collectivités locales de 2014, qui a aboli l’élection directe des maires de certaines mégapoles et a privé les assemblées municipales de leur pouvoir de définir les modalités d’élection des chefs des villes et quartiers, fait partie de la logique visant à soustraire les pouvoirs des gouvernements du contrôle des populations et à installer des élites politiques locales en osmose avec les milieux d’affaires. Dans le contexte de l’allocation des budgets par le centre fédéral et de la concentration du pouvoir dans les mains de chefs (« petits princes ») locaux inamovibles, qui ne sont en rien responsables devant les citoyens, le modèle de gouvernement répressif poutinien est démultiplié.
3. Les conséquences sociales de la crise économique ont déjà atteint aujourd’hui la majorité de la population. La propagande qui justifie cette situation par les machinations de l’Occident est perçue comme de moins en moins convaincante. L’introduction de sanctions internationales et la chute des prix du pétrole commencée en 2014 ont intensifié la baisse de la production, qui a commencé depuis 2012. De plus, à la fin de 2014, alors que l’effondrement du rouble sur le marché des changes avait atteint son maximum, le Premier ministre Medvedev a admis que la Russie « ne sortait pas de la crise de 2008 ». La crise mondiale ne s’est pas seulement reflétée dans la faiblesse de l’économie russe, mais elle a provoqué le lent effondrement de tout le système du capitalisme post-soviétique, ce qui a conduit à un nouveau renforcement de l’activité militaire et au renforcement du régime dans le pays. De même, au cours des deux dernières années, une forte baisse des recettes pétrolières, combinée avec l’arrêt des possibilités de refinancement des banques russes en Occident, a réduit les marges de manœuvre du gouvernement. La stratégie précédente – boucher les trous dans l’économie avec l’aide de l’énorme fonds de réserve du gouvernement – est aujourd’hui presque épuisée. Pourtant l’ampleur de la crise actuelle rend plus réelle la perspective d’une catastrophe.
Ainsi, à la fin de l’année 2015, le ralentissement de l’économie russe était marqué par un recul du PIB de 3,7 %, l’inflation atteignait 15,5 % (avec un maximum de 16,9 % en mars 2015). Au cours de cette courte période, le taux de pauvreté est impressionnant : le nombre de gens ayant un revenu inférieur au seuil de pauvreté est passé de 16,1 à 19,2 millions (soit 13,4 % de la population). Il faut noter que, à la fin de l’année dernière, le seuil de pauvreté a été fixé officiellement par le gouvernement à 9 452 roubles (autour de 123 euros). Et combien de personnes disposent seulement de revenus légèrement plus élevés que ce montant dérisoire, dépassant la limite de pauvreté officielle ? De plus, selon un récent sondage, 73 % des Russes ne possèdent pas de réserves « pour les mauvais jours » et dépensent tout leur salaire pour le strict nécessaire.
Dans ce contexte, les chiffres du chômage ne sont en apparence pas si mauvais : les statistiques officielles indiquent un taux de 5,8 % (4,4 millions de personnes). Ce chiffre comprend aussi ceux qui recherchent activement un emploi sans être enregistrés à la bourse du travail. En même temps, au cours des trois premiers mois de 2016, le nombre de ceux qui se sont déclarés comme chômeurs a augmenté de 70 000, atteignant ainsi 6 % des actifs, selon le service des statistiques Rosstat. La persistance d’une relativement faible croissance du chômage dans une situation de très rapide baisse du niveau de vie s’explique par les mesures gouvernementales de préservation d’une activité formelle (avec une baisse des salaires et une réduction du temps de travail). Par exemple, la pratique de congés non payés de longue durée est courante dans de grandes entreprises industrielles. Le « maintien de la stabilité sociale » est une raison importante non pas dans les grandes métropoles, où en cas de licenciements il est possible de trouver un autre travail mal payé, mais dans les prétendues « villes mono-industrielles », construites à l’époque soviétique autour des industries phares. En cas de réduction drastique d’emplois dans de telles entreprises, une partie significative de la population de la ville passe automatiquement dans la catégorie des chômeurs de longue durée, et ces villes deviennent des lieux potentiels d’explosion sociale.
La contradiction – entre le maintien de l’emploi (afin d’éviter une brusque chute des revenus de la population) et l’utilisation des recettes austéritaires contre les effets de la crise – a été le fondement de la politique budgétaire de la Russie au cours des deux dernières années. Lors de l’adoption du budget 2016, le premier ministre Medvedev a annoncé : « Nous ne pourrons pas le réaliser sans une rationalisation des dépenses, et il faut le faire non pas simplement, comme nous l’avons fait trop souvent, en augmentant le fardeau fiscal sur le monde des affaires, mais en diminuant les dépenses inefficaces ». Au nombre de telles dépenses, Medvedev range par exemple l’indexation des retraites. Ainsi il est proposé de totalement supprimer l’indexation pour les retraités qui travaillent (14,9 millions de personnes) et de plafonner l’indexation générale des pensions à 4 % (alors que l’inflation attendue officiellement sera au moins de 10 %). L’augmentation à 65 ans de l’âge de la retraite demeure un des plus importants moyens affichés pour lutter contre le déficit budgétaire. Pourtant, la réalisation pratique de cette mesure est reportée pour des raisons évidentes après les élections législatives, voire l’élection présidentielle (le nombre total de retraités en Russie aujourd’hui se monte à 41,4 millions, soit presque le tiers du total de la population).
Le mécanisme d’indexation des salaires dans le secteur privé est peu élaboré dans la législation du travail en Russie et présente en fait un caractère de « recommandation » (il doit être décidé dans les accords collectifs, qui n’existent que dans les plus grandes entreprises). Au cours des deux dernières années les travailleurs du secteur public n’ont pas bénéficié de l’indexation des salaires. Il est significatif que l’augmentation des salaires pour ce secteur (qui ne pourra pas compenser ne serait-ce que la perte liée à l’inflation) est planifiée par le gouvernement pour l’automne 2016, et sera de toute évidence utilisée à des fins propagandistes à la veille des législatives.
Bien que ce soit l’austérité qui a orienté le budget 2016, avec des coupes de dépenses significatives dans l’éducation et la santé, quelques mois après son adoption il a été encore réduit de 10 %. La structure même des revenus de l’État – les bénéfices de l’export du gaz et du pétrole y sont essentiels (jusqu’à 70 %) – implique des coupes budgétaires continuelles dans l’avenir.
4. Apparemment l’élite poutinienne n’a aucun plan à long terme pour sauver l’économie nationale. Les « mesures anticrise » prises visent plutôt la préservation du statu quo social jusqu’à une hausse naturelle des prix du pétrole, par exemple. Le cynisme sans bornes de l’élite russe s’accompagne spectaculairement d’une foi quasi mystique dans « le bras invisible du marché » qui la sauvera, à peu près comme au début des années 2000, quand l’envolée des prix du pétrole était apparue comme un véritable cadeau du destin. En décembre 2014, juste après le « mardi noir » (quand le rouble a plongé de 15 points), Vladimir Poutine a donc été assez sincère en déclarant que « la croissance est inévitable, notamment parce que l’environnement économique extérieur va changer ».
La logique de « mégaprojets » – des programmes prioritaires avec responsabilité personnelle et des délais de réalisation limités, concentrant les ressources et les efforts de l’appareil bureaucratique (par exemple les Jeux olympiques, l’intégration de la Crimée annexée, la construction du cosmodrome de Vostotchny [Oriental], etc.) – est un trait caractéristique du poutinisme. Des chantiers gigantesques, lancés régulièrement depuis la deuxième moitié des années 2000 et exigeant des investissements budgétaires colossaux, ont été présentés comme le moyen d’orienter socialement les surprofits du pétrole : chaque projet implique la création d’emplois et des investissements en infrastructures, ce qui devrait signifier un effet économique positif. En réalité, les bénéfices de tels travaux reviennent aux grandes entreprises, qui reçoivent de l’État les commandes et la garantie bancaire ; quant aux « postes de travail » créés, ils s’avèrent vite être un piège pour les salariés qui, sous la pression patronale et de la machine bureaucratique de l’État, ne peuvent défendre leurs droits (ce qui s’est vu de façon particulièrement criante avec les ouvriers dupés lors de la construction des installations des Jeux de Sotchi et du cosmodrome Vostotchny).
En bref, le concept de mégaprojets présenté par l’État russe comme le moyen de redistribuer les rentrées pétrolières en faveur du peuple, s’avère être en réalité un instrument pour enrichir rapidement une élite microscopique au détriment de la population. Pourtant les propagandistes parviennent encore à focaliser l’attention sur les « succès » de ces projets (grâce à l’autorité de leur principal parrain, le président de Fédération de Russie) et à passer sous silence leur perversité catastrophique. C’est ainsi que les actions « anticrise » du gouvernement sont déterminées surtout par la volonté de garantir à tout prix une réélection de Vladimir Poutine en 2018. Mais quoi ensuite ? À ce jour ceux qui s’en soucient sont peu nombreux.
En même temps, une autre logique, néolibérale, apparaît clairement derrière tout cela : utiliser la récession économique et la paupérisation de la population pour promouvoir des « réformes structurelles » qui réduisent radicalement les normes sociales et le coût de la force de travail. Ainsi, selon des estimations d’experts de la banque d’État Vnesheconombank, l’indexation incomplète et la poursuite de la baisse des revenus de la population feront qu’en 2017-2018, la part des profits bruts dépassera la part de la masse salariale et le pays redeviendra attractif pour les investisseurs.
À cela sont liées les discussions sur la privatisation possible d’importants actifs publics, comme les chemins de fer ou Sberbank, la plus grande banque de Russie. Ce n’est pas un hasard si, avec le maintien des sanctions, la mission combinée du FMI et de la Banque mondiale réunie à Moscou en mars de cette année a hautement apprécié le cours « anticrise » du gouvernement russe. La récente nomination d’Alexeï Koudrine au Conseil économique auprès du Président s’inscrit dans cette tendance.
5. Il est important de souligner que la recherche de nouvelles sources de revenus étatiques dans le contexte de la crise qui s’approfondit et de chute des prix des hydrocarbures se traduira toujours davantage par la militarisation de l’économie et, en conséquence, une politique extérieure agressive. Au cours des dernières années, les investissements à grande échelle dans la production d’armes ont été une des plus importantes priorités du gouvernement, tandis qu’en 2016 le budget militaire a atteint 4 % du PIB (0,8 % de plus que l’année précédente). Au-delà de buts de politique extérieure, l’intervention en Syrie a clairement rempli la tâche d’assurer la publicité des dernières innovations militaires. Ainsi, un de ses résultats fut la commande par l’Inde, l’Algérie et d’autres pays, pour un montant total de 7 milliards de dollars, de bombardiers et d’hélicoptères militaires russes.
Tant l’agression « hybride » en Ukraine que les opérations militaires en Syrie ne sont pas liées aux seuls jeux géopolitiques et à la lutte pour s’imposer face à l’Occident. Elles sont directement liées à la crise, toujours plus profonde, de tout le système politique et économique du capitalisme russe. Les choix guerriers qui sont faits permettent de renforcer la légitimité du pouvoir à l’intérieur du pays – dans l’ensemble de la population comme au sein de l’élite.
6.Un des principaux éléments constitutifs du « consensus patriotique », jusqu’à ces temps derniers, a été la criminalisation de tout mécontentement politique ou social. La propagande massive anti-ukrainienne, qui remplit les médias gouvernementaux depuis le début 2014, a systématiquement souligné le lien entre une large protestation et l’inéluctabilité du chaos et de la paupérisation. L’argument conservateur classique de « l’inanité » (1), selon lequel satisfaire au mieux le souhait des masses ne conduirait en somme qu’à empirer la situation sociale, a été employé dès le début. L’autre face du même argument consiste à dénoncer l’extériorité de tous les conflits sociaux : derrière chacun d’entre eux se dissimulerait l’ambition de forces étrangères d’ébranler la situation et de conduire, au bout du compte, à un changement de régime qui aurait des conséquences catastrophiques pour l’indépendance nationale du pays. Chaque grève ou mouvement social local était immédiatement qualifié de tentative « d’organiser un nouveau Maïdan ». De plus, la nouvelle rhétorique « post-Crimée » du Kremlin a cimenté la position des caciques étatiques-affairistes locaux. Pour garder le pouvoir, il leur suffisait de dénoncer n’importe quel concurrent politique comme agent des forces révolutionnaires subversives. On peut constater que c’est seulement vers la fin 2015 que ces formules de propagande ont commencé à perdre de leur force.
Les protestations, liées à différentes manifestations de la crise et du cours gouvernemental « anticrise », sont de plus en plus nombreuses, bien qu’elles demeurent jusqu’à présent très éloignées non seulement de la formulation de leur propre programme alternatif mais aussi de la coordination d’actions à l’échelle nationale.
La plus significative a été l’action de protestation des chauffeurs routiers qui a commencé en novembre 2015 (2). Dès le début, le pouvoir a pris position sans équivoque : aucune concession sur la question ne sera faite et le montant des taxes ne sera révisé en aucun cas. Une très forte pression politique, mais aussi l’absence d’une forte organisation des routiers capable de coordonner leur mouvement de protestation dans un contexte difficile, a conduit à l’extinction progressive de leur mouvement.
Depuis 2015, le nombre de protestations dans le milieu des travailleurs salariés augmente – actions spontanées ou organisées par des syndicats indépendants – contre la réduction des postes de travail, les coupes ou les retards de paiement des salaires. Ainsi l’année passée, le nombre de ces protestations s’est accru de 40 % par rapport à l’année 2014. Parmi les participants aux grèves (grèves d’une journée ou grèves perlées), il y a des travailleurs de grandes entreprises de production, de secteurs publics (hôpitaux, employés communaux), des salariés des services et même des usines d’armement.
Les partis d’opposition appartenant au « consensus patriotique », le KPRF et « Russie juste », jouent un rôle toujours plus grand dans la désorientation des participants à ces actions jusque-là disparates. Il n’existe pas d’organisation puissante, déterminée à s’engager dans un conflit, de ceux qui luttent ; ils cherchent donc des intermédiaires politiques, disposant de ressources et donc évidemment intégrés dans le système, capables de faire connaître leurs revendications. Il est d’ores et déjà visible que cette fonction de « soupape de sécurité », habituelle des « communistes » russes au cours des années 1990, est toujours plus recherchée par le Kremlin et organiquement incorporée dans la logique de la campagne électorale lancée pour un Parlement d’opérette.
Pour sa part, l’opposition libérale, qui se situe en principe à l’extérieur du système politique institutionnel et qui insiste sur la nécessité de sa démocratisation radicale, reste isolée de la colère sociale montante. Tout d’abord cela découle de sa tradition politique et de sa nature sociale. Dans la foulée des « réformateurs libéraux » de l’époque Eltsine, des leaders tels que Mikhaïl Kassianov et Alexeï Navalny considèrent que la clé des changements est dans le mécontentement montant d’un certain nombre de secteurs du moyen et du grand capital. En outre, Kassianov – comme l’émigré politique Khodorkovski – reconnaît la possibilité d’un travail commun dans une future « Russie libre », avec des représentants en vue de « l’aile libérale » de l’establishment poutinien, comme l’ancien ministre des finances Alexeï Koudrine, l’actuelle chef de la Banque centrale Elvira Nabioullina et le directeur de la banque d’État Sberbank, Guerman Gref. Les revendications de « lustration » des fonctionnaires corrompus et de démocratisation du système se combinent intimement, pour l’opposition libérale radicale, avec la reconnaissance de la nécessité de « réformes structurelles » et de « l’arrêt de la confrontation avec l’Occident ». Le démantèlement du régime personnel [de Poutine] leur semble devoir plutôt prendre la forme d’une transformation des sommets en collaboration avec l’élite actuelle, alors qu’ils considèrent le mouvement de rue extraparlementaire comme un facteur secondaire de pression.
7. La gauche radicale, qui ne fait partie ni de l’opposition « consensus patriotique », ni de la fronde libérale, doit trouver un lien avec ce mouvement croissant de protestation sociale pas encore structuré sur le plan organisationnel ni sur le plan politique. Le problème, cependant, c’est que cette gauche radicale se trouve aujourd’hui elle-même en situation de déclin. Certains de ses porte-parole bien connus, comme Sergueï Oudaltsov et Alexeï Gaskarov, sont toujours en prison. Les événements en Ukraine ont également conduit à une profonde scission dans la gauche, dont une partie a dans les faits soutenu l’intervention russe.
Dans cette situation, nous devons commencer à élaborer un grand programme de changement, fondé sur l’exigence d’une révision des rapports de propriété existants, issus des privatisations de Eltsine et Poutine. La conséquence naturelle de cette révision est l’exigence de démantèlement de tout le système politique engendré par la Constitution ultra-présidentielle de 1993, à la place de laquelle il faut établir une république parlementaire. Un tel programme devrait garantir la reconnaissance de la valeur de la démocratie politique non comme un instrument, mais en tant que principe fondamental de pouvoir du peuple, indispensable pour la réalisation cohérente des aspirations à l’égalité sociale.
La crise qui s’aggrave ainsi que l’affaiblissement constant de la magie du « consensus patriotique » offrent de nouvelles opportunités pour promouvoir la politique démocratique et socialiste. La tactique d’action de la gauche dans l’évolution de la situation actuelle devra être construite sur la base de l’analyse présentée et des objectifs stratégiques désignés. ■
Moscou, le 8-9 mai 2016
* Nous reproduisons ici la Résolution politique du VIe congrès du Mouvement socialiste russe (RSD), qui s’est tenu à Moscou les 8 et 9 mai, publiée le 12 mai dernier sur le site du RSD (http://anticapitalist.ru) avec la présentation suivante : « Voici notre analyse des tendances actuelles de l’évolution du système politique du poutinisme (le « consensus patriotique »), de son cours socio-économique, de sa militarisation grandissante, de ses peurs face à la révolte sociale, ainsi que de l’état des forces qui s’opposent au régime. » (Traduit du russe par Zara et JM ; le titre est de la rédaction d’Inprecor).
Notes
1. Cet argument est fondé sur l’observation sélective des effets des soulèvements sociaux : par exemple, parce qu’après la révolution en Ukraine, le pouvoir a été de nouveau pris par une poignée de membres de l’élite antipopulaire, ce fait devrait se répéter lors de tous les futurs soulèvements et de cette façon toutes les tentatives de transformation sociale sont déclarées vides de sens et même préjudiciables. Pour démontrer l’inanité des changements, les exemples pris sont toujours ceux des révolutions finissant par la restauration. Les effets positifs du changement social ne sont ainsi jamais mentionnés. (Cette note accompagne le texte de la résolution publié par le RSD.)
2. Il s’agit d’un mouvement contre la taxe kilométrique, fixée à 3,73 roubles par kilomètre, imposée aux véhicules de plus de 12 tonnes à partir du 15 novembre 2015, nommée « platon » (abréviation du russe « platit za tonou » (payer par tonne). Cette taxe est prélevée par RT-Invest Transportnye Systemy, créé dans ce but par Igor Rotenberg, fils d’un ami de Poutine, et la corporation nationale russe Rostec (qui emploie 900 000 personnes). RT-Invest Transportnye Systemy aurait investi 29 milliards de roubles, dont 27 sont un prêt accordé par la banque publique Gazprombank, dirigée par des proches de Poutine. (Note de la rédaction d’Inprecor.)
Source : Inprecor