Entretien. Fernando Silva a 55 ans. Journaliste, il est actuellement secrétaire général du PSOL (Parti du socialisme et de la liberté) et membre de la Coordination nationale de Insurgência (courant du PSOL).
João Machado – Où en est-on aujourd’hui des mobilisations contre le coût du Mondial de football ?
Fernando Silva – Depuis les journées de juin 2013, lorsque des centaines de milliers ont manifesté dans plus de 500 villes, une nouvelle conjoncture s’est ouverte, avec la reprise des grandes luttes sociales. Il y a beaucoup plus de grèves pour des augmentations de salaires, plusieurs d’elles contre la volonté des dirigeants syndicaux bureaucratiques, des occupations de terrains urbains et des blocages de routes par des mouvements qui luttent pour le logement, des grèves d’étudiants, des luttes contre la répression policière, des luttes des peuples autochtones touchés par l’expansion de l’agro-industrie. Et, bien sûr, des manifestations contre les dépenses et les crimes de la Coupe du monde de football.
En ce moment, les plus importantes sont les grèves dans les secteurs des transports et de l’éducation, et la lutte populaire pour le logement. Ce sont des luttes très massives, des combats radicalisés, qui paralysent de grandes villes où le problème de la mobilité urbaine est très grave, et où une grève du métro ou des bus peut être suffisante pour poser des problèmes pour la production dans d’autres secteurs.
La Coupe du monde a été organisée presque entièrement avec l’argent public. La grande majorité de ces infrastructures ne sont pas terminées, ce qui montre qu’il a eu détournement d’argent vers la corruption. Des milliards de Reals ont été dépensés pour les stades et on n’a pas avancé dans l’infrastructure et la mobilité urbaine. Et si l’on ajoute le fait que nous sommes dans un pays où la santé publique est au bord de l’effondrement, où les problèmes élémentaires de logement pour tous et d’assainissement de base ne sont pas résolus, les dépenses pour la Coupe du monde ont été considérées comme un luxe inutile, un gaspillage, un manque de respect pour la situation de la majorité de la population.
Les billets d’entrée sont aussi très chers, et la FIFA a imposé, avec la « loi générale de la Coupe », un vrai état d’exception. Le résultat est un surprenant esprit critique à l’égard de cette Coupe, compte tenu de la relation du Brésil avec le football. C’est très impressionnant dans un pays où le football fait partie de la culture nationale.
Comment le pouvoir actuel PT répond à ce mouvement ?
Fondamentalement, de trois façons. Il a essayé d’intensifier sa politique de petites concessions pour les secteurs les plus pauvres de la classe ouvrière : un petit réajustement de la « Bourse famille » (les allocations familiales), du salaire minimum, en dessous de ce qui serait nécessaire, et des annonces d’augmentations partielles des investissements (pour l’éducation, la mobilité urbaine). Il a organisé un dispositif répressif monumental pour contenir les manifs pendant la Coupe du monde et une politique dure de criminalisation du point de vue juridique. Pour avoir une idée, le gouvernement fédéral a dépensé 500 millions de Reals dans la sécurité pour la Coupe du monde (armes, haute technologie de contrôle et espionnage). L’armée sera dans les rues des villes lors de la Coupe. Il fait une large propagande nationaliste et d’euphorie pro-Coupe pour essayer de convaincre les gens que le moment est venu pour le pays de faire une grande Coupe du monde, etc.
La situation dans le pays est très contradictoire, car, même si la population suivra les jeux étant donné l’énorme intérêt pour le football au Brésil, il n’y a aucune euphorie. Un esprit très critique, et beaucoup de volonté de protester et revendiquer.
Comment la gauche radicale ici en France peut relayer la mobilisation des Brésiliens ?
En rendant compte des luttes sociales du Brésil, et par la dénonciation de la répression qui se prépare à mettre en pratique un vrai état d’exception. Il faut profiter de ce mois de Coupe pour expliquer que les gouvernements sociaux-libéraux du PT ne sont pas des alliés des luttes de la classe ouvrière, car ce qu’ils font au Brésil, c’est gouverner en alliance avec le capital financier, les grands entrepreneurs de travaux publics et avec l’agrobusiness industriel.
C’est très important de nous aider à expliquer qu’il n’y a pas une véritable gauche au pouvoir au Brésil, que le gouvernement du PT est identique aux gouvernements « socialistes » en Europe.
Est-ce que cette radicalité sociale trouve des traductions politiques ?
C’est une contradiction brutale du processus. Les journées de juin ont montré une énorme usure et une crise des représentations politiques traditionnelles, y compris des syndicats, qui sont parmi les institutions les plus usées. Mais pour le moment, il n’y a pas de processus de construction d’une direction nationale, de nouveaux instruments d’organisation de masse ou de références claires à un nouveau projet politique.
Il y en a des expressions partielles, comme le MPL (pour le transport gratuit) qui a pris beaucoup d’importance en juin 2013, ainsi que le Mouvement des travailleurs sans toit. Mais ces mouvements sont sectoriels.
Dans la sphère politique, le PSOL est respecté par ces mouvements et, parmi les partis politiques radicaux, il est celui qui peut le mieux dialoguer avec les exigences de la rue. Mais il est encore très fragile. Il est déchiré par une contradiction interne entre deux visions de plus en plus incompatibles : un secteur, actuellement la majorité de la direction, de plus en plus ouvertement réformiste, avec les pratiques bureaucratiques de la vieille gauche, et face à lui, un bloc large de gauche qui regroupe diverses forces de la gauche révolutionnaire brésilienne, soit la moitié du parti. Ces dernières sont généralement beaucoup plus ouvertes et liées aux demandes des rues. La preuve en est que ce sont les courants de jeunesse animés par des secteurs de gauche du PSOL qui sont le mieux insérés dans les nouveaux processus, malgré la méfiance et le profil « autonomiste » des manifs.
La question de fond est qu’il y a un gouffre, qui est même générationnel, entre l’ancienne et la nouvelle gauche. Les jeunes ont été l’axe des manifestations de juin 2013, et ce sont surtout eux qui alimentent les processus de mobilisation qui ont suivi. Cette génération est entrée dans l’arène politique par l’école de la rue, en voyant le PT au pouvoir. Aux yeux de cette jeunesse, la gauche est au pouvoir. Par conséquent, il y a un processus de négation très forte, beaucoup de méfiance des outils traditionnels tels que les partis, les syndicats, ou sur ce qu’est exactement le socialisme.
Nous sommes donc toujours au Brésil en début de reprise du mouvement, avec une rupture entre l’ancien et le nouveau, et de nombreuses incertitudes. C’est seulement le début d’un processus, et une bonne participation (non dogmatique, sans enjeu d’appareil) de la gauche radicale anticapitaliste peut donner forme à de nouveaux instruments et à une nouvelle direction capable de relancer un projet politique de rupture à une échelle de masse.
Quelle sont alors les perspectives de la gauche brésilienne, notamment avec les élections présidentielle en octobre ?
C’est encore difficile à prévoir. L’espace à la gauche du PT est un espace ouvert, mais pas une grande avenue. Majoritairement, le PT est encore perçu comme le moindre mal, compte tenu du fait que les alternatives à sa droite ou « de centre » sont inoffensives ou catastrophiques aux yeux de la plupart des gens. D’un autre côté, il y a de la méfiance, et un discrédit des partis et les élections. C’est très fort chez les jeunes. Des enquêtes ont montré que les prochaines élections devraient connaître une augmentation importante de l’abstention (même si le vote est obligatoire au Brésil) et des bulletins de vote blancs et nuls.
De plus, il n’y aura pas un candidat unique des partis de la gauche radicale, et le PSOL risque de se présenter avec un profil de campagne très institutionnel si la ligne du candidat de la majorité actuelle ne changent pas.
Mais même avec ces problèmes, le PSOL est en train de croître, y compris au plan électoral, depuis 2010. C’est lui qui peut tirer parti de cette nouvelle situation et de l’espace ouvert pour une critique de gauche dans la société. C’est plus important qu’il y a 4 ans, peut-être pas tellement au niveau national (l’élection présidentielle), mais plus dans les élections des états et pour les députéEs.
* Publié sous le titre « Pour le moment, il n’y a pas de processus de construction de nouveaux instruments d’organisation de masse ou de références claires à un nouveau projet politique ». Paru dans l’Hebdo L’Anticapitaliste – 246 (12/06/2014). http://www.npa2009.org/