Yassin Al Haj Saleh, Récits d’une Syrie oubliée. Sortir la mémoire des prisons, Paris, Les Prairies ordinaires, 256 pages, 19 euros.
Syrie, terre d’oubli
Janvier 2013
Une terre d’oubli est un territoire, un état de fait, un régime politique.
Elle est un point d’amnésie générale, le lieu où l’on t’oublie, anodin, où personne ne se rend compte de ton existence, ni ne mentionne ton nom.
C’est là que résident tous ceux que l’on n’évoque jamais, dont la souffrance ou la mort ne suscitent aucune émotion. Une terre d’oubli est cette situation dans laquelle on se fait collectivement humilier, torturer et tuer, sans témoignage, sans récit, sans hommage. Et ce précisément à notre époque, qui rend plus que jamais possible la production d’archives, d’images et d’informations directes, et qui pourtant génère à grande échelle l’humiliation et l’indifférence.
Tout comme la prison et l’exil, l’oubli est d’ordre politique. Il résulte d’une gestion à haut niveau qui entend refouler une partie de la société, voire son ensemble. La priver de parole et de présence. Lui imposer l’anonymat.
Du fait des avancées technologiques, il n’existe plus de véritable bannissement. L’oubli est la version contemporaine de l’exil, et les oubliés, les nouveaux bannis. Ils sont exilés au sein de leurs propres pays, expulsés de la sphère publique, ignorés des préoccupations générales. Invisibles, ils ne font l’objet d’aucune reconnaissance ni d’aucune réflexion. On ne documente pas leurs récits de vie, pas plus qu’on n’écoute leurs voix ni ne conserve leurs images.
Hama
En 1982, les victimes de Hama ont sombré dans le gouffre d’amnésie qu’était alors la Syrie. À cette époque, des milliers de Syriens ont connu la prison et l’exil. Mais les Hamwis ont connu un sort d’une cruauté sans pareil. Ils ont été suppliciés, exécutés, les femmes violées, les maisons ravagées, les biens pillés… Et rien de tout cela n’a été raconté sur le moment. Il n’existe pas d’images d’époque, ni quasiment aucun témoignage direct. Certains textes ont été écrits par la suite, mais rares sont les récits personnels, les histoires liées à un moment ou un lieu précis, à des noms et des visages. La terre d’oubli les a tués deux fois. D’abord lors du massacre de février 1982, puis en les privant de mémoire publique, en les enterrant dans la fosse commune des victimes sans visages.
L’objectif de ces monstrueuses représailles était de fabriquer une mémoire de la peur, avec tous les réflexes qu’elle conditionne. L’amnésie publique a une autre face, c’est le souvenir en privé. Il faut que la mémoire du massacre reste vivace en chacun, mais qu’elle se transmette dans les murmures, qu’elle ne sorte pas des foyers. Car c’est ainsi que peut perdurer l’effet d’horreur propre à une terreur indéfinie, à un événement fantomatique aux contours imprécis, incompréhensible. Si l’espace public avait pu appréhender cet événement, il l’aurait ordonné, délimité. Il lui aurait ôté sa dimension fantomatique pour en faire un événement historique, possible à appréhender sans « sorcellerie » ni épouvante.
Mais dans l’espace public, le massacre de Hama « n’a pas eu lieu ».
Le monde
Une terre d’oubli est le résultat de deux mutations propres au monde contemporain.
La première, c’est qu’il n’est plus possible de vivre « apatride », en dehors d’un cadre étatique. Par conséquent il n’y a plus de place pour les maux particuliers. La souffrance est devenue publique et politique. Cela demande à ce qu’elle soit reconnue en tant que telle, et que la politique se conçoive de façon à engendrer le moins de souffrance possible.
La deuxième, c’est qu’une réalité n’est politique que si elle est exposée, racontée, livrée au public, portée à l’attention générale. Étant donné que la souffrance politique est importante, voire qu’elle est tout ce qui importe, (autrement plus que l’actualité concernant les présidents, les rois et leurs discours), il faut qu’elle soit rendue publique afin que chacun la connaisse et en prenne sa part de responsabilité.
Le fait d’évoquer une réalité, de s’en souvenir, de la raconter, ne relève plus d’un mouvement psychologique individuel, ni d’un patrimoine commun local. C’est aujourd’hui un acte « objectif », incarné par des institutions et des pratiques publiques. C’est également un acte politique et conflictuel, que les États essaient de maîtriser et de dominer, et dont les acteurs sont des sociétés, des pays, le monde entier.
Il en va de même pour l’oubli. Il ne résulte pas d’une distraction, ni d’une défaillance de mémoire. C’est un acte méthodique, délibéré. C’est un acte politique. Dans les années 80, les habitants de Hama ont enduré une souffrance d’ordre éminemment politique. Il a non seulement été interdit d’évoquer cette souffrance, mais un minutieux effort a déployé sur elle une chape d’amnésie. Cette situation a touché l’ensemble des Syriens, bien que dans des proportions moins féroces. La Syrie était une terre d’oubli. Son régime était un régime d’oubli, une machine à empêcher la mémoire collective, à réprimer le souvenir et sa formulation.
La tyrannie
En règle générale, la tyrannie est l’ennemie de la mémoire. Elle ne veut pas que son histoire soit racontée, car toute histoire implique de se transformer, de faillir, de disparaître ou de mourir. Or c’est ce que la tyrannie ne peut souffrir, elle qui grave le présent dans le marbre. Elle refuse également que ses sujets racontent leurs histoires singulières. Cela signifierait qu’ils détiennent une parole en propre, un désir personnel, un moi autonome. Ses fondements mêmes s’en trouveraient outragés, car aucune parole, aucun acte, aucune tendance, aucun moi ne doivent exister hors d’elle.
C’est pour cela que la tyrannie est une terre d’oubli. Une mise au secret générale. C’est pour cela aussi que se révolter contre elle, c’est sortir de l’anonymat et se diriger vers la possibilité d’une société de mémoire. C’est sortir de prison. C’est rentrer d’exil.
Véritable explosion sociale, la révolution est une « impudeur » politique. Elle exhibe ce qu’on a refoulé de force. Elle arrache à la société son hijab politique, découvrant son visage et dénouant sa langue. Les « héros de cette impudeur », aujourd’hui, sont ceux qui évoquent la réalité. Ce sont notamment ces citoyens reporters qui filment et collectent ce que vivent les gens. Leur donnant ainsi accès à la parole, ils abattent les murs de l’oubli assadien.
La révolution
Contrairement à Hama, la révolution syrienne, trente ans plus tard, se documente elle-même au jour le jour. La mort des gens n’est plus emprisonnée dans les cœurs, ou maintenue dans des cercles fermés. Pas à pas, elle est en train de trouver le chemin d’un récit public.
Mais des foules d’histoires se perdent en route, d’innombrables drames tombent dans l’oubli. L’enjeu de la révolution est que chaque homme ait une voix et puisse raconter lui-même son histoire. Ce qui implique de déterrer les récits et les drames ensevelis dans le silence. Cela est non moins indispensable à l’achèvement de la révolution que la libération de tous les prisonniers, et le retour de tous les exilés qui le désirent.
Pour cela, les dispositifs guidant l’attention du public doivent se tourner vers les récits de Syrie. Chacun a un parcours de souffrance, une histoire à faire connaître. La révolution échouera si elle considère ces histoires comme interchangeables. Si elle ne transforme pas le système d’évocation publique, l’amenant à s’approcher de la société des oubliés, dont la Syrie fait partie.
Être évoqué
Les prisonniers, à leur sortie, retrouvent un monde dont on les a privés. Ils récupèrent une liberté qu’ils avaient perdue. Les exilés retournent à leur patrie. Quelle serait donc la dimension à laquelle pourraient revenir les oubliés ? Ne serait-ce pas la possibilité d’être évoqué ? N’est-ce pas à la mémoire qu’il incombe de restituer leurs vies et leurs visages ? Celle des familles et des proches n’y suffit pas. Une terre d’oubli, je l’ai dit, est un état de fait politique. Par conséquent, l’évocation doit nécessairement l’être aussi. Il s’agit en premier lieu de la mémoire nationale. Les archives, les musées, mais plus encore les médias : journaux, radios, télévisions, sites Internet. Il y a aussi les monuments commémoratifs, le théâtre, le cinéma…
Durant le règne de Hafez al-Assad et de son héritier, la seule Syrie évocable était la leur et celle de leur lignée. Le pays s’est engagé dans de nombreuses guerres, mais pas un seul de ses martyrs n’est apparu sous des traits personnels. Le seul « martyr » à avoir été nommé est le fils de Hafez al-Assad, mort dans un accident de voiture en 1994. Pas un penseur, pas un artiste n’a jamais eu droit au moindre hommage, à moins d’avoir soutenu le régime ou de n’avoir pris aucune position publique autonome.
La terre d’oubli syrienne équivalait à une mise à mort politique, un effacement de la conscience publique. Ainsi, les circonstances d’une vraie mise à mort, d’un massacre de masse, s’en trouvaient facilitées. En contrepartie, Hafez al-Assad et son héritier sont de plus en plus vivants et présents. Comme si la quintessence de toutes ces vies jetées dans l’oubli se concentrait dans la leur.
Une des caractéristiques essentielles du régime assadien est de monopoliser la gloire au profit d’une personne, d’une famille unique. Il tolère la renommée et le succès que les mass media assurent à certains artistes ou sportifs, mais uniquement en échange de leur allégeance au pouvoir. Quant à la gloire, comprise comme une notoriété venue couronner des actes de liberté, des contributions sociales indépendantes, elle est tout à fait prohibée. Même un intellectuel consensuel comme Nizar Qabbani était honni, bien qu’il jouisse d’une popularité réelle. Ou peut-être était-ce précisément pour cette raison ? Car il ne la devait en rien au régime. D’autres intellectuels ont vécu en exil, ou dans une sévère autocensure.
La gloire ne revient qu’au dirigeant. Après le désastre de 1991, Saddam Hussein – réplique de Hafez al-Assad dans une version « plus ouverte à l’extérieur » – s’était lui-même surnommé « le glorieux ».
La tragédie de l’oubli
Pendant le règne assadien, les histoires et les voix des gens ont disparu. Cette absence est l’un des visages de la tragédie syrienne. L’un de ses outils aussi. Il est facile d’emprisonner des anonymes, de les tuer, de les torturer, de les humilier. Qui cela peut-il bien intéresser ? À l’époque du père, la mainmise sur la circulation des informations était totale. À l’intérieur du pays comme au Liban, sous domination syrienne pendant trois décennies, cette emprise était renforcée par des agences dont l’unique vocation était la falsification. Mais le régime a toujours eu quelques difficultés à arrêter les personnalités notoires. Omar Amiralay1, Mamdouh Adwan2et Burhan Ghalioun par exemple, sont des personnes de renom ayant eu des « problèmes avec la Sûreté ». Cependant, leur notoriété leur a conféré une certaine protection, garantissant que, s’ils venaient à être arrêtés ou pire encore, leur histoire serait racontée. Mais cette immunité n’a pas profité à l’ensemble des Syriens, car elle est intrinsèquement liée à la renommée. Cette dernière reste d’ailleurs relative, car, en dernière instance, il n’y a dans ce pays qu’un seul nom qui soit mentionné. C’est pourquoi la tragédie de l’oubli n’a pas été écrite.
Évoquer
Cet aspect de la réalité syrienne aide à se représenter ce que l’on attend de la révolution, ce à quoi l’on jugera son accomplissement. En plus de raconter toutes les histoires de vie, la société doit s’approprier les outils d’évocation publique. Ils ne doivent en aucun cas servir à la renommée ou la glorification d’un individu, d’une famille, d’un parti. Aucun dirigeant, aucun groupe ne devrait en détenir le monopole, car ce sont des instruments décisifs de pouvoir et d’influence. Ils ont aujourd’hui l’importance qu’avait l’écriture il y a cinq mille ans. En être privé équivaut à être maintenu dans un nouvel illettrisme, dans l’incapacité d’une formulation publique. Ce qui importe le plus, c’est que la société, tout comme elle s’est approprié l’écriture, s’approprie les moyens de cette énonciation ainsi que ceux de sa production. L’espace public entre autres.
Faire tomber ce régime d’amnésie ne suffit pas à s’en libérer. Il faut ramener à la surface tout ce que l’oubli a englouti, avec le plus de précision et d’authenticité possible, et le restituer aux intéressés.
Sortir de l’anonymat, tel est le mot d’ordre d’une révolution sociale où les individus et les groupes possèdent des noms, des visages, des parcours de vie, et les moyens de les faire connaître. C’est un aspect fondamental de la révolution syrienne, non moins important que son versant politique. C’est lui qui aide à ériger des garde-fous contre la tyrannie. Sur une société d’anonymes, la tyrannie peut régner. C’est en revanche bien plus difficile dans une société où les gens sont pris en compte, en pleine possession de leur personne, de leurs histoires, qu’ils racontent et diffusent.
Mais la Syrie supporterait-elle d’être racontée dans son intégralité ? Que tous soient pris en compte ? L’évocation de certaines choses dressera les Syriens les uns contre les autres. Une partie de ce à quoi nous assistons aujourd’hui a précisément cet effet.
La question nécessite un débat ouvert. Son principe : le droit de chacun à être considéré. Un droit irréductible, sauf en cas exceptionnel. On peut imaginer que la liberté d’évocation, dont relève celle de débattre publiquement, corrigera ses propres écueils. Et que la restreindre, quand bien même serait-ce dans le souci de l’intérêt général, ouvre la voie à l’autoritarisme et à la censure.
Le monde…
La révolution syrienne est peut-être la première tragédie mondiale à s’être auto-documentée, à grande échelle et avec lucidité. Peut-être était-ce pour se venger de l’oubli assadien, de cette alliance du drame et de l’amnésie qu’ont subie les générations passées. Elle a fourré partout ses images et ses récits. Elle a placé la Syrie en tête de liste du combat universel pour la liberté et le droit à l’existence, obligeant le monde entier à lui prêter attention, à l’écouter.
Après environ deux ans de lutte, la réaction internationale est restée limitée. Ceci indique un grave dysfonctionnement dans le « système mondial d’évocation ». Cela signifie que le monde est rempli de terres d’oubli, de déserts qui ensevelissent l’évocation et le souvenir. Que notre pays, qui a vu naître le premier alphabet, est devenu l’un de ces déserts. Que la communauté internationale- au bon souvenir de laquelle la révolution ne cesse de se rappeler- est complice du régime qui fait de la Syrie une terre d’oubli.
L’idée, déjà évoquée, selon laquelle la mémoire et l’oubli sont des actes publics et politiques, prend aujourd’hui une dimension mondialisée. Plus une seule société n’existe en dehors du monde. Par conséquent, ce qui s’évoque et ce qui s’oublie est fonction du système mondial, et non plus uniquement du régime politique local. De ce point de vue, on peut dire que le monde actuel, que ce soit en Occident ou ailleurs, ressemble davantage à la terre d’oubli assadienne qu’à un état démocratique. On pourrait, dans cette perspective, définir la démocratie comme un type d’organisation politique conférant au plus grand nombre d’individus possible l’accès à une existence prise en compte, au souvenir et au récit public.
Les mémoires nationales ne peuvent plus être isolées les unes des autres. Aujourd’hui, un des grands champs de bataille est celui d’accéder à l’égalité dans l’évocation, la mémoire et le témoignage. Il est clair que la puissance d’évocation américaine domine le monde entier, et que la mémoire de l’Occident est hégémonique. La puissance d’évocation et la mémoire israélienne sont probablement les plus puissantes du monde. Israël est l’extrême antipode de l’oubli. C’est le grand présent. Ce pays occupe à l’échelle mondiale la place qu’occupait Hafez al-Assad, et aujourd’hui son héritier, à l’échelle syrienne. Les Syriens sont confrontés aux Assad comme les Palestiniens à Israël.
Pendant ce temps des pays entiers, dont le nôtre, viennent s’ajouter aux territoires de l’oubli mondialisé. L’inégalité mondiale se résume de nos jours dans le fait d’évoquer la souffrance ou de la taire, en fonction de directives politiques. L’existence des oubliés ne vaut rien. Leur mort ne fait aucun bruit. Les autres sont protégés par le cas que l’on fait d’eux. Et s’il meurent, c’est encore leur mort qui fera l’actualité.
- 1.Réalisateur syrien, né en 1944 et décédé en 2011 à Damas. Auteur de plusieurs documentaires critiques sur la réalité de son pays (NdT).
- 2.Poète, dramaturge et traducteur syrien (NdT).
Source : contretemps