Dans un contexte de difficultés économiques et de corruption de l’ANC, l’année 2015 a vu de nombreuses grèves et manifestations, toutes dirigées contre l’ANC et sa politique. Elles semblent se cristalliser sur la personne du président Zuma, qui incarne par là tout ce qui ne va pas dans l’ANC.
Propos recueillis par téléphone le 23 décembre 2015
Revenons sur quelques événements récents : est-ce que le limogeage du ministre des finances Nhlanhla Musa Nene est dû à son opposition au contrat avec Airbus que soutenaient South African Airways (SAA) et sa présidente, Dudu Myeni, soupçonnée d’avoir une relation intime avec le Président Jacob Zuma, ou à son opposition au programme nucléaire voulu par le même Zuma ?
Brian Ashley : Je crois que l’évincement du ministre des finances est effectivement lié à ces deux affaires. Nene s’était opposé à la présidente de SAA qui voulait acheter plusieurs avions à Airbus car ces contrats sont souvent accompagnés de commissions occultes. De nombreux dirigeants des entreprises d’État – comme SAA, Transet, Eskom (1) – se sont enrichis par la corruption et le capitalisme de connivence. De plus, Nene était aussi un fervent soutien de la politique d’austérité, et c’est donc logiquement qu’il s’opposait au programme nucléaire car il avait de sérieux doutes sur son financement. Clairement, il était prêt à bloquer tous les arrangements qui auraient permis à une petite coterie qui gravite autour de Zuma de s’enrichir, comme cela avait eu lieu lors des contrats d’armes de la fin des années 1990 au début des années 2000 (2).
Mais il y a aussi un second élément dans le limogeage de Nene. En 2017, l’ANC (3) tiendra une conférence nationale élective, lors de laquelle le ou la successeure de Zuma sera nommée. En théorie, Zuma pourrait rester président de l’ANC, mais il ne peut pas se représenter à la présidence du pays, car la constitution sud-africaine lui interdit un troisième mandat. Jusqu’à présent l’ANC a été réticent à avoir deux centres de pouvoir, l’ANC et l’État, dirigés par deux présidents différents. Ce qui amène deux questions : qui va être le successeur de Zuma à la tête de l’ANC et quel va être le processus qui va mener à son remplacement ? Zuma, lui, essaie de renforcer sa position pour ne pas être poursuivi quand il quittera la présidence. Autour de 700 affaires qui le menaçaient ont été suspendues en 2007 quand il a brigué la présidence de l’ANC. En remplaçant Nene, Zuma espérait placer des personnes plus loyales et moins à même de lui tenir tête pendant qu’il essaie d’organiser sa succession au sein de l’ANC.
En ce qui concerne les grèves estudiantines et la campagne « Fees Must Fall » (4), est-ce que tu penses d’une part qu’il s’agit d’un mouvement anticapitaliste et socialiste et que d’autre part les étudiants ont réussi à créer un front unitaire ?
Brian Ashley : Je crois qu’il est trop tôt pour définir de manière catégorique l’orientation politique de ce mouvement, mais il est clair que les revendications des étudiants suggèrent une confrontation avec les politiques néolibérales actuelles et l’austérité qui est imposée en Afrique du sud. Non seulement les étudiants exigent que les frais d’université n’augmentent pas en 2016 mais ils font aussi deux demandes particulièrement significatives : l’éducation gratuite à tous les niveaux pour tous les étudiants (il s’agit donc d’une revendication de type universel) et la réintégration de tous les travailleurs non enseignants dont les tâches (sécurité, jardinage, entretien…) avaient été sous-traitées à la fin des années 1990 permettant ainsi aux universités d’alléger leurs coûts en ne payant plus les heures supplémentaires, les arrêts maternité, etc.
Le processus de néo-libéralisation dans les universités a eu des effets sur le contenu académique mais aussi sur les emplois. Ces deux revendications se soutiennent mutuellement car la plupart des travailleurs peuvent s’identifier avec le combat pour une éducation gratuite comme étant la seule solution qui leur permettrait d’envoyer leurs propres enfants à l’université. Et ces mêmes travailleurs soutiennent les étudiants dans leur vie de tous les jours à l’université. Il y a donc un sentiment de solidarité assez fort entre ces deux groupes. S’il continue dans sa lignée et ne cède pas sur ces deux demandes, ce mouvement met en question la politique gouvernementale aussi bien sur le système éducationnel et son financement que sur l’organisation du marché du travail. Dans le même temps et dans plusieurs campus, cette lutte a permis la radicalisation de nouveaux groupes d’étudiants et la formation d’un front uni composé d’étudiants venant de traditions politiques différentes. C’est ce qui lui a permis d’obtenir des victoires importantes dans un temps éclair. Dans plusieurs universités, la direction a accepté d’internaliser les travailleurs et a donné son accord sur un calendrier de mise en place. Les étudiants ont obtenu qu’il n’y ait pas d’augmentation des frais d’université en 2016, et, dans certaines universités, d’autres revendications ont aussi été satisfaites : sur les dettes et les prêts des étudiants, sur les droits d’inscription, sur l’exclusion des étudiants incapables de faire face à leurs obligations de remboursement, par exemple.
Est-ce que tous les étudiants se sont mobilisés et, en particulier, est-ce que les étudiants noirs, blancs ou « colorés » (5) étaient unis ?
Brian Ashley : Ce mouvement a été caractérisé par l’implication importante des étudiants blancs, ce qui est nouveau, car jusqu’à présent, ils jouaient un rôle politique plutôt conservateur dans les universités. C’est une évolution intéressante qui permet de réduire les fractures raciales. Mais il faut aussi noter que ce mouvement s’est appuyé sur des références politiques tout droit sorties du mouvement de libération des noirs aux États-Unis, avec en particulier les notions de privilèges des blancs, théorie du privilège, etc.
Ce mouvement a aussi donné lieu à des tentatives d’organisation plus horizontale et moins hiérarchique, alors que, traditionnellement, les organisations sud-africaines, telles que les syndicats ouvriers ou étudiants, adoptent généralement des structures très hiérarchisées.
Du coup, ce mouvement pourrait-il signifier le début d’une meilleure conscience et compréhension de l’histoire de l’Afrique du sud ?
Brian Ashley : Déjà, c’est le début de la radicalisation de nouvelles couches d’étudiants. Et il est probable que ce processus s’intensifie avec le début de l’année universitaire qui commence fin janvier, début février. D’ores et déjà, les étudiants ont désigné trois dates auxquelles des manifestations organisées nationalement auront lieu. Il s’agit de l’ouverture de l’année académique, du discours annuel du Président à la nation et la présentation du budget de l’État (23-24 février). Je dois de rajouter, que pour nous, militants de la gauche, ce mouvement a été extraordinaire et important : d’une part bien sûr par l’unité qu’il a réussi à accomplir et d’autre part par sa capacité à mobiliser à l’échelon national. Jusqu’à présent, nous avions eu plein de luttes protestataires, mais exceptés les rares mouvements initiés par les syndicats, sur les salaires par exemple, ces luttes sont restées cantonnées au niveau local. De plus, et c’est une vraie rupture avec le passé, jusqu’alors les mouvements de luttes s’opposaient au gouvernement tout en continuant à soutenir l’ANC. Cette fois-ci, les étudiants ont remis en question le gouvernement et la politique de l’ANC qui le sous-tend. Il n’est pas anodin de noter que le ministre de l’Education supérieure n’est autre que l’ancien secrétaire général de SACP (6), c’est donc l’influence de SACP au sein des mouvements populaires et étudiants qui est remise en cause. Finalement, il faut aussi noter qu’il y a eu une grande baisse des intellectuels radicaux après 1994 (7) et nous espérons que cette lutte va permettre à une nouvelle couche d’intellectuels d’émerger, avec des influences variées et pluralistes mais radicales et avec pour objectif la « décolonisation » des universités.
Parlons maintenant de l’économie. Comment l’Afrique du sud peut-elle s’en sortir avec la dévaluation du rand (8), le ralentissement de l’économie mondiale, et en particulier chinoise, et la baisse du prix des matières premières qui représentent une part très importante de l’économie sud-africaine ?
Brian Ashley : L’Afrique du Sud est confrontée à une crise économique extrêmement profonde bien sûr à cause des conséquences de la crise globale mais surtout du ralentissement de l’économie chinoise, car la Chine est le premier partenaire commercial de l’Afrique du sud. Les effets de la baisse de la demande chinoise pour le charbon et les minerais sud-africains ont été dévastateurs pour le secteur minier, qui a licencié des travailleurs, mais aussi pour les industries qui lui sont liées comme l’acier ou la chimie. C’est donc tout le secteur manufacturier sud-africain qui est en déclin.
Le secteur minier est en récession depuis plusieurs trimestres et comme il constitue le cœur de l’économie sud-africaine, vous pouvez facilement imaginer l’impact que cela a sur le pays. Le choix politique d’orienter l’économie sud-africaine sur une ligne néolibérale axée sur les exportations a rendu l’économie beaucoup plus vulnérable à la baisse de la croissance mondiale. Cela a eu deux conséquences : la baisse des revenus issus des exportations et la sortie massive de capitaux du pays de la part de sociétés sud-africaines qui ont été autorisées à se globaliser et à désinvestir d’Afrique du sud. Les sorties de capitaux, profits et dividendes sont gigantesques – et cela sans parler des sorties illicites, grâce à la fixation de prix artificiels et au transfert de bénéfices. Le coût à payer pour l’Afrique du sud, c’est un gros problème de balance des paiements, ce qui place le pays à la merci des capitaux spéculatifs pour équilibrer ses comptes. C’est bien la financiarisation de l’économie par le processus de taux d’intérêts élevés et d’emprunts importants qui a attiré les capitaux spéculatifs à court terme.
Mais le problème de l’économie sud-africaine est aussi structurel et est dû à l’incapacité à diversifier l’économie dans des secteurs autres que les mines et l’énergie. De plus, du fait du programme d’ajustement structurel, autrement dit l’austérité, imposé au pays à partir de 1996, les infrastructures n’ont pas bénéficié d’investissements suffisants. Du fait de l’absence de nouveaux investissements dans la production d’électricité, nous sommes maintenant dans la situation où la demande est plus forte que l’offre, et cela a des effets dévastateurs sur les secteurs miniers et manufacturiers. En fait, pour éviter que le réseau électrique ne s’effondre, Eskom paye maintenant les gros utilisateurs pour qu’ils réduisent leur consommation, ce qui n’empêche d’ailleurs pas de nombreuses coupures de courant (9).
Ce qui nous amène vers les questions environnementales : penses-tu que l’Afrique du sud soit très en retard dans le domaine des énergies renouvelables et qu’elle soit prête à affronter le changement climatique ?
Brian Ashley : L’économie sud-africaine dépend énormément de l’énergie et son empreinte carbone est très élevée. C’est le 12e plus important émetteur de gaz à effet de serre au monde (10). C’est l’héritage d’un secteur minier qui s’est construit sur un prix de l’électricité bon marché et d’une électricité qui provient à 90 % de centrales électriques au charbon (11). Ce lien entre mines et énergie a, pour l’essentiel, façonné toute l’économie sud-africaine. Les gros utilisateurs n’avaient aucun intérêt à se diversifier et à opérer une transition vers une économie moins gourmande en carbone tant que les prix de l’électricité restaient bas. Seule la crise de l’offre que je mentionnais a permis un changement malgré l’opposition d’Eskom et du ministère de l’énergie. Un programme d’approvisionnement en énergie renouvelable par des producteurs indépendants (Renewable Energy Independent Power Producers Procurement Programme) a été mis en place. Grâce à ce programme de nouveaux producteurs sont entrés sur le marché et fournissent une part de plus en plus importante de l’électricité. Malgré ce succès, ce n’est pas la voie des énergies renouvelables que le gouvernement veut privilégier puisqu’il veut au contraire construire de nouvelles centrales nucléaires et de nouvelles centrales à charbon.
Ce n’est donc pas simplement une question environnementale, il y a d’immenses intérêts particuliers à maintenir et à reproduire cette économie dépendante du carbone. Par exemple, BHP Billiton (12) exploite deux fonderies d’aluminium qui, à elles seules, consomment 10 % de toute la production d’électricité sud-africaine. Mais, BHP Billiton est aussi propriétaires de nombreuses mines de charbon qui nourrissent les centrales électriques d’Eskom !
Les effets de cet héritage ne se limitent pas à la contribution sud-africaine au réchauffement climatique. La ressource en eau douce a aussi été ravagée dans un pays où cette ressource est rare et où la plus grande partie est consacrée aux mines et l’agriculture commerciale. Les problèmes dus à la pollution des nappes phréatiques par les effluents des mines affectent particulièrement la région de Johannesbourg, la province la plus peuplée du pays, au point que tout le système aquatique de la région est maintenant pollué. Mais cela n’est qu’un exemple, des métaux lourds sont déversés dans les rivières, de vastes étendues de terre sont inhabitables du fait des feux de mines de charbon qui perdurent, parfois depuis cinquante ans. À la fin de l’exploitation des mines, les sociétés minières les abandonnent ou les revendent laissant derrières elles les terres stériles, parfois radioactives, sans avoir à respecter leurs obligations telles que définies dans le Code minier.
Maintenant, pourrais-tu nous donner plus d’informations sur le mouvement syndical sud-africain alors que celui-ci subit actuellement des changements importants. Quelles sont les conséquences de l’expulsion de NUMSA (13) de COSATU (14) quand on sait que NUMSA était sa fédération la plus importante ? Et quelles sont les positions des autres fédérations ?
Brian Ashley : Il y a une crise ouverte dans le mouvement syndical car les syndicats en général sont bureaucratisés et sont à la peine pour représenter leurs membres. La confédération COSATU compte le plus grand nombre d’adhérents dans toutes les fédérations du pays. Historiquement ce syndicat a été à l’avant-garde des luttes contre l’apartheid et contre le capitalisme de l’apartheid. De part cette longue histoire il occupe un rôle central dans la classe ouvrière. Mais comme l’ANC, sous la présidence de Zuma, n’était pas prêt à accepter une quelconque contestation de la part de ses partenaires alliés et cherchait à utiliser COSATU comme courroie de transmission, les contradictions au sein même de COSATU sur la continuation de sa participation à cette alliance ont commencé à monter en puissance. Avec l’augmentation des luttes de classe qui s’est matérialisée par l’importante grève des mineurs de platine qui se termina par le massacre de Marikana, ces contradictions atteignirent des sommets et après une longue lutte interne, conduisirent à l’expulsion non seulement de NUMSA mais aussi du Secrétaire général de COSATU, Zwelinzima Vavi, ainsi que des centaines de militants importants venant de différentes fédérations qui appuyaient la ligne de NUMSA : il n’était plus possible de soutenir l’ANC car de plus en plus corrompu, avec des politiques néolibérales de copains et coquins.
Donc la perte de 350 000 membres a été un énorme problème pour COSATU d’autant que NUMSA a aussi réussi a organiser d’autres syndicats sur leurs positions ou au moins sur sa plateforme de propositions pour une réorganisation de COSATU. C’est ainsi que se sont produites différentes scissions dans un certain nombre de syndicats affiliés à COSATU, dont plusieurs se sont distancés de la direction centrale et participent à des discussions avec NUMSA dans la perspective de former une nouvelle confédération. À cet effet un appel a été lancé pour la tenue d’un sommet ouvrier soutenu par Zwelinzima Vavi et NUMSA qui doit avoir lieu au premier trimestre de 2016. Ce sommet ouvrier rassemblera NUMSA, ses soutiens alliés et plusieurs nouveaux syndicats qui se sont constitués après des scissions au sein des syndicats affiliés à COSATU. Par exemple, il y a un nouveau syndicat de la fonction publique, SAPSU (15), un nouveau syndicat des employés municipaux et bien d’autres. À cette conférence, seront aussi représentées plusieurs structures locales, municipales, régionales de syndicats toujours affiliés à COSATU mais qui n’arrivent pas à se faire entendre au sein de leurs syndicats et à qui on empêche d’exprimer leur différence.
Par conséquent, l’expulsion de NUMSA signifie le coup d’envoi du processus de réorganisation du mouvement syndical.
La question qui va se poser est bien sûr de savoir si cette restructuration ira suffisamment loin pour prendre en compte les nouvelles conditions du marché du travail en Afrique du sud où de très nombreux travailleurs font partie du secteur informel, sont précarisés, à temps partiel, hors des grands secteurs industriels de l’économie. Et c’est donc un défi colossal de voir comment organiser ce secteur.
La question suivante qui se pose est de se demander si l’on a tiré les leçons de Marikana. Comment un syndicat comme NUM (16) avec un passé glorieux dans l’histoire du syndicalisme de classe et anticapitaliste en Afrique du sud a-t-il pu devenir si bureaucratique et co-gestionnaire de la direction jusqu’à devenir une sorte de syndicat jaune ? Comment pouvons-nous imposer à nouveau une politique de classe indépendante à l’intérieur du mouvement ouvrier ?
Ces questions demandent des réponses et feront partie des discussions et débats lors de la réorganisation du mouvement syndical. Mais il est à parier que nous verrons une continuation de COSATU comme une sorte de syndicat aligné sur l’ANC, sorte d’aile syndicale, très proche du Parti communiste et une nouvelle confédération syndicale qui aura rompu avec l’ANC et le Parti communiste et d’où émergera peut-être un nouveau parti socialiste ouvrier.
Est-ce que l’ANC et le SACP sont financés par la COSATU ?
Brian Ashley : Oui, l’ANC, particulièrement en période électorale, se finance à partir de COSATU, tout comme le SACP. Le Parti communiste est le principal bénéficiaire des financements par COSATU et bien entendu, l’expulsion de NUMSA suite à son congrès de 2013 dans lequel NUMSA décida de ne plus soutenir l’ANC et le PC, a résulté en pertes sèches de ressources pour le Parti communiste. La question est posée de savoir comment l’ANC et le Parti communiste compensent ces pertes.
L’ANC et le Parti communiste doivent tous deux faire face à des difficultés financières, mais ce qu’ils tentent de faire, c’est d’utiliser leurs réseaux politiques pour inciter des sociétés d’investissement à financer leurs projets. Et cela a conduit à de hauts niveaux de corruption. Par exemple, il y a deux centrales à charbon qui sont en construction à la suite de la crise de l’électricité dont j’ai parlé plus tôt ; et l’une des sociétés d’investissement de l’ANC est le principal fournisseur des chaudières pour ces centrales.
L’année 2015 a été riche en grèves et manifestations, toutes dirigées contre l’ANC et sa politique – grèves des étudiants « Fees Must Fall », manifestation anti-corruption, mouvement « Zuma Must Fall » contre le Président Zuma, opposition aux e-tolls (17). Elles semblent se cristalliser sur la personne de Zuma, qui incarne par là tout ce qui ne va pas dans l’ANC. Penses-tu que l’ANC pourrait s’en débarrasser comme il l’a fait avec Thabo Mvuyelwa Mbeki (18) ?
Brian Ashley : Je pense que cela est plus probable depuis la débâcle du limogeage du Ministre des finances, la nomination d’un ministre sans expérience et son remplacement quatre jours plus tard par Pravin Gordhan, le propre prédécesseur de Nene comme ministre des finances. Ceci a affaibli grandement Zuma ; preuve s’il en est du fait que Pravin Gordhan n’a pas suivi Zuma dans l’accord à la compagnie d’aviation sud-africaine (SAA) mais est revenu à une décision remettant en cause l’achat d’avions à Airbus. D’autre part dans l’ANC et au comité national exécutif on sent déjà que Zuma est en position de faiblesse. Que celui-ci puisse rebondir à court ou moyen terme n’est pas évident. Il peut compter sur une base solide mais ses soutiens paraissent de plus en plus isolés du mouvement populaire et il va lui être très difficile de se défaire des accusations de corruption qui lui collent à la peau. Il se pourrait même que Zuma doive écourter son mandat tant l’atmosphere devient difficile.
La question est de savoir si une telle situation pourrait couper l’herbe sous les pieds des mouvements contestataires. Est-ce que les gens rentreraient chez eux en se disant qu’ils ont un nouvel ANC réformé etc. ? La réponse n’est pas claire aujourd’hui. On a vu comment l’opposition au néolibéralisme de Mbeki a été absorbée par la campagne Zuma mais cette fois-ci, la fracture est très importante et je pense qu’elle va exploser à un autre niveau. Mais bien entendu, si Nkosazana Dlamini-Zuma, la présidente de la Commission de l’union africaine, ou si Matamela Cyril Ramaphosa, vice président de l’ANC, devenait président de l’ANC, alors dans certains milieux, on serait enclin à donner à l’ANC une deuxième chance.
De manière générale, à ton avis quelles sont les principales préoccupations en Afrique du Sud ? Le chômage, le logement, l’énergie, la propriété des terres, l’éducation, la question du contrôle de l’économie, les salaires ?
Brian Ashley : De loin, pour les Sud-africains, c’est la question de l’emploi qui prime. Le taux de chômage officiel est de 25 % mais il atteint 40 % si on tient compte des salariés potentiels découragés, ceux qui ont renoncé et ne sont plus inscrits en tant que chômeurs. Sans parler du fait que les statistiques sous-estiment le nombre de chômeurs, et en particuliers de chômeuses, qui sont classifiées comme « femmes au foyer ». Ce chômage de masse a créé une crise sociale monumentale dans les townships et les zones habitées par les noirs. La société s’y est effondrée, le gangstérisme y a désorganisé la société et, d’une certaine manière, a détourné l’attention de l’opposition politique à laquelle on s’attendrait dans de telles conditions d’inégalité et de chômage.
Bien sûr, les questions du logement et de l’accès aux services publics de base sont directement liées à l’emploi et au manque de revenus car les gens ne peuvent se payer ni l’accès à un logement décent ni les factures d’électricité, d’eau ou d’assainissement. C’est la raison pour laquelle nous assistons à des manifestations quotidiennes contre le manque d’accès aux services publics de base, durant lesquelles les gens bloquent les routes, brûlent des pneus, etc.
L’éducation et la santé sont deux secteurs qui posent des problèmes particuliers avec le développement de services à deux vitesses. Les anciennes écoles pour blancs sont devenues de facto privées car, même pour celles qui sont restées sous contrôle publique, les frais de scolarité sont si élevés qu’ils excluent la plupart les noirs. Et bien sûr, dans les townships, le système éducationnel est en train de s’effondrer, les écoles sont atteintes par des niveaux très élevés de corruption et offrent des services déplorables. Avec pour corolaire, des niveaux d’échec et d’exclusion très élevés. De même, nous avons un système de santé extrêmement inégalitaire. D’un côté nous avons un système 5-étoiles avec des hôpitaux privés pour ceux qui peuvent de se les payer, et d’autre part, la grande majorité en est réduite à un système de santé en état de délabrement. Quant aux zones rurales, on ne peut même plus parler de système de santé.
Quelles sont les perspectives pour la gauche radicale ? Mais avant de répondre pourrais-tu faire un petit tour des organisations en présence, EFF (19), WASP (20), United Front (21), BLF (22), DLF (23) et leurs liens ?
Brian Ashley : À gauche, le mouvement qui a le plus progressé et est le plus important, c’est EFF. Pour l’essentiel, il est issu d’une scission de l’ANCYL (24). Il est dirigé par Julius Malema (25), un leader charismatique et dynamique. Le mouvement a été lancé à la fin de 2013, à peine six mois avant les élections législatives de 2014 où il a réalisé le score honorable de 6 % et l’élection de 25 députés. Au Parlement, ils ont réussi à prendre un certain nombre d’initiatives radicales, bloquant des débats parlementaires, mettant la pression maximale sur Jacob Zuma, ce qui a donné beaucoup de publicité au mouvement et une rapide croissance du parti, au point où nous estimons qu’aux prochaines élections locales en 2016, celui-ci va réaliser de très bons scores.
Ceci pose un véritable défi pour la gauche radicale traditionnelle, ceux qui comme les leaders de NUMSA qui ont rompu avec le Parti communiste, ceux des ex-leaders de COSATU, tous ceux qui ambitionnent de former un nouveau parti ouvrier se revendiquant du socialisme alors que cet espace est de plus en plus occupé par l’EFF. Et donc il me semble très probable qu’un accord devra être trouvé entre EFF et tout mouvement politique qui émergera à la suite d’une scission du mouvement ouvrier.
À cela il faut aussi ajouter que le United Front a été construit et initié par les métallos dans une tentative de rassembler une partie du mouvement ouvrier et une partie des communautés en lutte contre le néolibéralisme. Mais jusqu’à présent, NUMSA ne semble pas prêt à mettre toute son énergie dans la construction d’un front uni qui viendrait concurrencer la construction d’un Parti communiste 2.0. En effet, les dirigeants de NUMSA étaient aussi des dirigeants de SACP, leurs références idéologiques restent celles du Parti communiste : marxisme, léninisme, concept de « révolution démocratique nationale » (26). Ils voudraient un Parti communiste plus radical et qui ne soit pas compromis par sa relation avec l’ANC.
D’autre part, EFF n’est pas indemne non plus de compromissions, d’une part du fait de ses relations historiques avec l’ANC et d’autre part parce que certains de ses dirigeants ont été accusés de copinage politique ou de corruption, par des contrats avec l’État ou des entreprises privées.
À côté de ces organisations, il y a la gauche indépendante, principalement représentée par le DLF. C’est un mouvement qui s’est formé en 2008 par des personnes qui soit avaient fait partie de la direction du Parti communiste ou soit venaient de différents courants et mouvements populaires de la gauche indépendante sud-africaine.
Pour finir le tour des organisations de gauche, il y a aussi le WASP et le BLF. WASP s’est construit en 2012-2013 suite au soulèvement des mineurs de platine, par un tout petit groupe de militants trotskistes proches de sections du mouvement britannique « Militant Tendency » qui s’appelait DSM (27) en Afrique du sud. Ils espéraient que la grève des mineurs se généraliserait et mènerait à la formation d’un parti socialiste. Cela a échoué, mais ils participent aux discussions avec le United Front et NUMSA dans le but de former un parti socialiste ou un mouvement socialiste. Quant au BLF, c’est vraiment un très petit groupe issu d’une scission au sein d’EFF, sectaire et focalisé sur la conscience noire.
Comme d’habitude, il y a beaucoup de mouvements à gauche… Considères-tu que DLF et EFF sont les deux principaux courants à suivre au sein de la gauche radicale ?
Brian Ashley : En l’état actuel des choses, certainement, dans la mesure où DLF participe au regroupement en cours à gauche et est aussi lié au regroupement du mouvement syndical. Clairement, nous ne pouvons pas prédire l’avenir, et il se peut aussi que cela mène à une fragmentation du paysage politique en différentes fractions. Mais nous assistons à une tentative sérieuse de regroupement entre des militants qui viennent de la gauche du Parti communiste, du mouvement syndical ouvrier et de la gauche indépendante avec comme ligne de mire le Projet d’un mouvement pour le socialisme.
Mais comme cet espace politique, qui était inoccupé en 2013-2014, a été rapidement rempli par EFF, il faut construire une alliance entre ce Projet d’un mouvement pour le socialisme et EFF si on veut avoir une chance de voir émerger une gauche radicale en Afrique du sud. Cela est faisable et possible d’autant plus que la crise économique et politique s’aggrave. Il y a de plus en plus de raisons pour que des compromis soient acceptés par ces différents courants pour construire un large rassemblement qui permette l’existence de différents courants.
En ce qui concerne DLF, nous jouons un rôle important au sein du regroupement à gauche tout en maintenant de bonnes relations avec EFF. Je suis moi-même très impliqué dans les discussions avec NUMSA et le mouvement syndical.
Es-tu optimiste ?
Brian Ashley : Il va y avoir des réunions importantes dans les semaines qui viennent. Nous verrons alors si ce regroupement se met en marche. Nous avons de nombreux défis à relever et le risque de fragmentation et de désaccord est bien réel. L’Afrique du sud peut être comparée avec l’Argentine. Nous avons une longue tradition d’une gauche propagandiste et divisée. J’espère que la gravité de la crise poussera suffisamment de gens à dire « nous avons besoin d’un nouveau départ ».
* Brian Ashley, éditeur du magazine Amandla ! (dont l’objectif principal est de contribuer à faciliter une plus grande collaboration avec de larges secteurs de la gauche, des militants et des intellectuels de traditions et de régions différentes) est membre de la direction du Democratic Left Front (Front de la gauche démocratique), un front anti-sectaire, anti-autoritaire et anticapitaliste formé en 2008. Cet interview a été publié sur le site web du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) du Gers : http://www.npa32.fr (Traduit et annoté par Marc Ducassé et François Favre).
Notes :
1. South African Airways est la principale compagnie aérienne sud-africaine ; Transet est une grande entreprise de transport (rail, ports, pipelines) ; Eskom est l’entreprise publique de production d’électricité, qui produit approximativement 95 % de l’électricité sud-africaine.
2. Le « Strategic Defence Package », contrat d’armes de 4,8 milliards de $ (1999), a donné lieu à de nombreuses allégations étayées de corruption.
3. African National Congress (Congrès national africain, ANC), parti au pouvoir en Afrique du Sud.
4. Fees Must Fall : les frais d’université doivent baisser (voir à ce sujet l’article de Noor Nieftagodien, « La victoire des étudiants et des travailleurs précaires ne met pas fin à la lutte » à paraître dans Inprecor n° 623 de janvier 2016.
5. Ces trois catégories, issues de la période coloniale et de l’apartheid, sont communément utilisées en Afrique du sud. Les « colorés » regroupent tous ceux qui ne rentrent pas dans la catégorie « blanche » ou « noire » : métis et personnes issues du sous-continent indien par exemple.
6. SACP : South African Communist Party (le Parti communiste sud-africain).
7. 1994 : fin de l’apartheid. Élection de Nelson Mandela le 10 mai 1994.
8. Le Rand est la devise sud-africaine. Il a perdu a peu près 50 % de sa valeur par rapport au dollar étatsunien en deux ans.
9. Depuis 2011, la production sud-africaine d’électricité est en déclin continu.
10. À mettre en regard avec la taille de l’économie sud-africaine : 33e PIB mondial.
11. Source de l’électricité produite en Afrique du sud : charbon 90 %, nucléaire 5 % et renouvelables 5 %.
12. BHP Billiton est une société anglo-australienne basée à Melbourne, Australie, et active dans les mines, les métaux et le pétrole. C’est de loin la première société minière au monde avec une valeur de 122 milliards de $ en 2015.
13. NUMSA : National union of metal workers in South Africa (syndicat de la métallurgie).
14. COSATU : Congress of South African Trade Unions.
15. SAPSU : South African Public Sector Union.
16. NUM : National Union of Mineworkers (syndicat des mineurs).
17. Projet d’étendre les routes à péage.
18. Thabo Mvuyelwa Mbeki : second président de l’Afrique du sud post-apartheid.
19. Economic Freedom Fighters (Combattants pour la liberté économique, EFF) est un parti fondé en 2013 par d’anciens membres de l’ANC, qui revendique l’expropriation des terres et la nationalisation des mines sans compensation, demande que l’Afrique du Sud soit rebaptisé « Azanie » et que l’hymne national soit modifié, que l’architecture des bâtiments soit revue et adaptée pour refléter l’histoire de la lutte contre le colonialisme. Dans son programme pour les élections municipales de 2016, il demande en outre qu’une quarantaine de villes de la province du Cap occidental soient rebaptisés. Son dirigeant, Julius Malema, a lancé en avril 2015 un appel à détruire tous les monuments et statues liés à l’histoire des blancs.
20. WASP : Workers and Socialist Party (Parti ouvrier et socialiste).
21. United Front : Front uni
22. BLF : Black First Land First (Les noirs en premier, la terre en premier).
23. DLF : Democratic Left Front (Front de la gauche démocratique).
24. ANCYL : African National Congress Youth League (la section jeunes de l’ANC).
25. Julius Malema a été président de l’ANCYL de 2008 à 2012.
26. La Révolution démocratique nationale (National Democratic Revolution) est le programme officiel de l’ANC. C’est décrit comme le procédé qui permettra l’avènement de la « National Democratic Society » (Société démocratique nationale), une société dans laquelle les gens sont habilités intellectuellement, socialement, économiquement et politiquement.
27. DSM : Democratic Socialist Movement (mouvement démocratique socialiste).
Source : inprecor