Retrouvez Manuel Kellner pour creuser le sujet aux Rencontres Anticapitalistes de Printemps!
Au lieu de se réjouir tout simplement des processus de décomposition dans les rangs des organisateurs de Pegida (et surtout de Degida à Dresde ; le dernier lundi il n’a plus mobilisé que 2000 personnes), il convient plutôt d’analyser les bases sociales et idéologiques de ce mouvement populiste de droite. Car s’il est vrai que les mobilisations contre Pegida étaient bien plus impressionnantes que les mobilisations Pegida (sauf à Dresde) et que cette tentative récente de créer un mouvement de masse raciste et islamophobe semble échouer, il y a d’autre part en Allemagne une base large latente pour ce genre de radicalisation qui pourrait se manifester à tout moment s’il y a de nouvelle initiatives du genre Pegida.
D’après une étude effectuée par une équipe autour du politologue Hans Vogtländer de l’Université Technique de Dresde [1], le manifestant Pegida typique habite à Dresde ou à Leipzig et a presque 50 ans, touche un revenu légèrement au-dessus de la moyenne et ne se sent lié ni à une confession ni à un parti politique. La représentativité de cette étude est douteuse, car deux tiers des questionnés ont choisi de ne pas répondre aux questions.
D’après des sources provenant du milieu Antifa (d’extrème gauche ou de gauche radicale), c’est le NPD (Nationaldemokratische Partei Deutschlands, parti d’extrême droite traditionnel et bien organisé) qui donne la consigne de ne pas parler à la presse – la « presse mensongère » (« Lügenpresse ») et « le système » sont des expressions courantes reprises aux Nazis historiques par les milieux d’extrême droite comme par nombre d’organisateurs et de participantes aux manifestations Pegida). Si c’est ainsi, cela confirme l’influence de l’extrême droite dans le milieu Pegida. Mais en même-temps, cela infirme les résultats de l’étude en question, vu que seulement une minorité a répondu aux questions.
L’extrémisme du milieu
La Süddeutsche Zeitung du 24 décembre 2014 a évoqué une étude sur l’islamophobie en Allemagne plus approfondie basée sur un sondage par téléphone représentatif, effectuée par Heinz Bude et Ernst-Dieter Lantermann de l’université de Kassel en l’an 2011 sur initiative du Hamburger Institut für Sozialforschung [2]. Toutes les personnes à tendance nettement islamophobe se montrent particulièrement fières de leur descendance allemande et sont très méfiants vis-à-vis de l’Etat et de ses institutions. Mais en leur sein il y a trois groupes distincts qui montrent des différences caractéristiques.
Le premier groupe représente « l’extrémisme du milieu » d’après les auteurs de l’étude. Les personnes de ce groupe sont certains d’eux et persuadés qu’ils ont réalisé dans leurs vies ce à quoi ils ont aspiré. 38% d’eux ont l’impression de faire partie des« gagnants » du développement économique des dernières années (contre 14% qui se voient dans les rangs des perdants). Néanmoins, plus que la moitié est pessimiste quant à l’avenir. Ils souhaitent une société à nouveau basé sur les valeurs traditionnelles de la discipline, de la sécurité et de la performance professionnelle et un retour à la clarté dans la vie sociale, sans perturbations par de gens qui pensent et qui vivent autrement qu’eux. Satisfaits d’eux-mêmes, ils jugent durement les autres, et ils ont peur, que leur situation pourrait se détériorer. 50% des personnes de ce groupe ont 50 ans ou plus, 14% 30 ans ou moins. Ce groupe représente 9% de la population.
Les personnes du deuxième groupe vivent dans des situations sociales et financières précaires, sont peu formés et peu certaines d’elle-même. Elles n’ont pas réalisé ce qu’elles voulaient dans la vie et plus que deux tiers d’elles pensent qu’elles n’y arriveront jamais. Plus que la moitié de ce groupe se classe comme « perdant » du développement économique récent. Les personnes de ce groupe se sentent marginalisés socialement et ont peur de se retrouver comme victime d’une partie croissante « étrangère » de la population. 63% d’entre-elles ont plus que 50 ans, 11% moins que 30 ans. Ce groupe représente à peu près 13% de la population.
Puis il y a un 3e groupe. Les personnes de ce groupe sont bien instruites, bien formées. Elles se sentent reconnus socialement, mais vivent quand-même dans la précarité. Elles ont l’impression qu’on ne leur a pas donné ce qu’elles méritent. 43% d’elles se sentes « perdants » de l’évolution économique, 72% sont profondément pessimistes pour l’avenir. Elles ont peur de ne plus être bien valorisées dans le futur. Elles se sentent « ouvertes » pour d’autres cultures, mais pour elles l’exception, c’est le monde musulman. 71% des personnes de ce groupe que la culture musulmane ne peut avoir sa place dans le monde occidental, presque la moitié d’entre-elles veut restreindre l’immigration de musulmans et presque un tiers veut interdire toute manifestation publique de la religion musulmane en Allemagne. Dans ce groupe, la moitié a plus que 50 ans et 17% moins que 30 ans. 13% de la population allemande lui appartient.
Petite bourgeoisie radicalisée
Déjà la base sociale des fascistes italiens et des nazis allemands historiques était surtout petite bourgeoise. Il ne faut pas être pauvre et précaire pour appartenir au potentiel des mobilisations populistes de droite et d’extrême droite. Mais la précarisation et la peur de dégringolade sociale jouent leurs rôles. Puis il y a une spécificité des préjugés racistes contre le monde musulman. C’est toujours comme ça : c’est la large majorité de l’immigration dans un pays donné qui attire le gros de l’appréhension, des préjugés et de l’agression contre les « étrangers » (« je n’ai rien contre les étrangers, mais ces étrangers-là, ils ne sont pas de chez nous », comme disait l’autre).
Les classes moyennes tendent à se ranger dans le camp des probables gagnants. C’est donc un mouvement ouvrier dans la défensive depuis des décades et la crise de crédibilité non surmontée des réponses socialistes et émancipatrices aux problèmes économiques et sociaux graves qui alimentent le potentiel des initiatives d’extrême-droite et des radicalisations réactionnaires. Le prix à payer pour le déclin de l’espoir révolutionnaire, c’est l’essor du désespoir contre-révolutionnaire.
Il est vrai que nombre d’éléments déclassés ou se sentant menacés de déclassement au sein de la classe ouvrière (celles et ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre pour vivre, qu’ils réussissent à la vendre ou non) rejoignent le camp des faux révoltés petit-bourgeois, qui ne se dressent pas contre les possédants et contre les vrais détenteurs du pouvoir, mais contre celles et ceux qui sont encore plus faibles et encore plus opprimés. Et il est vrai aussi que des néo-nazis, en Allemagne, tentent à percer dans les milieux jeunes syndicalisés dans un certain nombre d’entreprises industrielles. Néanmoins, le caractère fondamentalement petit-bourgeois du potentiel d’extrême-droite coule de source.
Il est donc important que la lutte contre cette tendance combine l’unité d’action la plus large possible contre les mobilisations d’extrême-droite et populiste de droite avec une critique explicite aux politiques établies dans les domaines du traitement des réfugiés et des immigrants comme dans le domaine du social et de la politique extérieure impérialiste. Ce faisant, Il faut mettre en valeur les vrais conflits d’intérêts et les dresser contre les conflits purement idéologiques et illusoires.
Spécificité de Dresde ?
Il est vrai que c’est à Dresde que le mouvement Pegida a eu ses plus spectaculaires succès de mobilisation. Dans presque aucune autre ville, les contre-mobilisations ont été plus faibles. Pourquoi ? En boutade, on appelle Dresde en Allemagne « la vallée des ignorants » (« Das Tal der Ahnungslosen »). C’est parce que la télé ouest-allemande n’a pu être reçue techniquement à Dresde au temps avant le renversement du régime SED. C’est Leipzig qui a vu les manifestations de masse « du lundi » contre le régime du SED (du parti unique au pouvoir dans feu la RDA). A Dresde, c’était plutôt la passivité.
Juliane Nagel, seule mandatée saxonne du parti Die Linke ayant obtenu son siège au parlement du Land par élection directe dans sa circonspection, essaye une explication [3] : Les habitants de Dresde avaient connu le règne du SED, et puis après 1990 le règne ininterrompu du CDU conservateur chrétien-démocrate, parti dirigeant de diverses combinaisons coalitionnaires. C’était aussi un régime passablement autoritaire – caractérisé par exemple par une répression contre les milieux d’extrême-gauche antifascistes bien plus sévère que d’autre part en Allemagne. Ceci, pour Juliane Nagel, a créé des conditions propices pour le développement du mouvement Pafida/Legida.
Le CDU est particulièrement droitier en Saxe. Le ministre-président du Land de Saxe Stanislaw Tillich a non seulement proclamé la nécessité du « dialogue » avec les manifestants de Pegida, il a aussi répondu à la chancelière Angela Merkel disant que l’islam fait partie de l’Allemagne (une déclaration que cette dernière a relativisée assez vite) que, de toute façon, l’islam ne fait pas partie de la Saxe. Il s’ajoute à cela que Dresde est, depuis longtemps, la scène des mobilisations d’extrême-droite les plus puissantes les 13 févriers, date annuaire des bombardements alliés de Dresde vers la fin de la 2e guerre mondiale.
Déjà, la politique officielle du gouvernement vise à mettre en pratique nombre de demandes des manifestants Pegida. Par exemple, le ministre intérieur saxon a déclaré que la Tunisie sera déclarée pays « sur » pour pouvoir répondre de façon négative à toute demande d’asile de réfugiés venant de ce pays. En plus, le secrétaire-général du CDU de la Saxe a déclaré qu’il faudra « réviser » le pratique du droit d’asile dans son ensemble.
Juliane Nagel explique aussi, qu’il y a une coopération manifeste du mouvement Pegida avec l’AfD populiste de droite à Dresde. Le personnel dirigeant de l’AfD à Dresde est en opposition à la direction fédérale de l’AFD représentée par Bernd Lucke. Elle ne veut pas réduire le profil du parti à l’opposition contre « l’Euro ». Elle veut exploiter les thèmes chers aux gens se radicalisant vers la droite : Agir contre les réfugiés, contre les immigrés « non-adaptés » et contre les musulmans. Il y a une continuité manifeste, aux moins en Saxe, entre l’aile droite du CDU, l’AfD, Pegida, le NPD et les « camaraderies » nazies militantes. [4]
Notes
* Tribune écrie pour Viento Sur :
http://www.vientosur.info/spip.php?article9823
* Manuel Kellner est membre de la direction de l’isl, qui est une des deux fractions publiques de la section de la IVe Internationale en Allemagne, et membre de la rédaction du Sozialistische Zeitung (SoZ), publication proche de l’isl. Il était de mai 2010 à mai 2012 collaborateur scientifique de Michael Aggelidis, camarade de la isl, dans cette période membre de la fraction de Die Linke au parlement de la Rhénanie du Nord-Westphalie d’Allemagne.
Source : ESSF