Pour les prédictions, il vaut mieux s’en tenir au passé. Là, au moins, on peut être plus ou moins certain que quelque chose s’est passé, et on peut expliquer pourquoi. Dès que le prophète s’aventure dans le domaine de l’avenir, il risque de se voir démenti par les faits. Je n’avais pas pensé que l’installation d’un gouvernement Die Linke (La Gauche)/SPD/Verts dans le Land de Thüringen était possible. Je m’imaginais mal Sigmar Gabriel, chef du SPD co-gouvernant comme partenaire junior des partis chrétiens-conservateur au niveau fédéral, expliquer à la chancelière chrétienne-démocrate Angela Merkel, chef du gouvernement de la Grande Coalition CDU/CSU et SPD, que le SPD deviendrait partenaire junior d’un gouvernement régional mené par Die Linke.1 Mais c’est bel et bien ce qui s’est passé.
La répartition des sièges au nouveau parlement de Thüringen ne laissait que deux possibilités, après que le parti Die Linke avait obtenu 28% des voix et était sorti des élections régionales comme deuxième force en termes de poids électoral (même si Die Linke avait perdu des voix en chiffres absolus) et que la CDU excluait une coalition avec l’AfD: Soit une « grande coalition » du CDU (34 sièges) avec le SPD (12 sièges), soit une coalition du parti Die Linke (28 sièges) avec le SPD (12 sièges) et les Verts (6 sièges). Dans les deux cas, la majorité de 46 députés contre 45 ne pouvait-être que minimale. Et le 5 décembre 2014, après que Die Linke, le SPD et les Verts aient conclu un accord de coalition2 ensuite confirmé par les votes d’instances et par la base des trois partis, Bodo Ramelow, chef de file du parti Die Linke à Thüringen, a effectivement été élu par une majorité de 46 voix. Il devient ainsi le premier ministre-président de La Gauche (Die Linke) au niveau d’un Land.
Le profil politique de Bodo Ramelow et du parti Die Linke de Thüringen est extrêmement modéré. Die Linke de Thüringen a notamment signé un préambule de l’accord de coalition concédant que la RDA aurait été un « Unrechtsstaat » (terme polémique anti-communiste intraduisible, mettant sur le même plan la RDA et la dictature des Nazis). Néanmoins, la probabilité, puis la réalisation du gouvernement mené par Die Linke à Thüringen a suscité une vague de dénonciations médiatiques et de protestations publiques portées par un anti-communisme primaire ralliant des nazillons de tout poil, des conservateurs et des social-démocrates de droite qui ont mis en garde contre la restauration de la dictature du SED (le parti « dirigeant » qui exerçait le pouvoir en RDA jusqu’en novembre 1989) et de la Stasi (la police secrète de la RDA qui espionnait et opprimait systématiquement la population dans ce régime).
C’est grotesque, d’abord parce que Bodo Ramelow, originaire de l’ouest de l’Allemagne, chrétien protestant, est venu dans l’est de l’Allemagne après la chute du mur pour y exercer ses fonctions d’envoyé syndical et qu’il y est devenu une figure dirigeante de l’aile droite du parti Die Linke, organisée dans le courant du FDS (Forum Demokratischer Sozialismus), qui milite pour une adaptation maximale à la politique établie et pour une politique de co-gouvernance avec le SPD, y compris au niveau fédéral. C’est grotesque aussi à l’aune du contrat de coalition, qui, grosso modo, ne promet guère autre chose qu’une politique social-démocrate même sans participation de La Gauche3, comme nous allons le voir plus loin.
En plus, considérer Die Linke comme un parti plus ou moins semblable au SED, n’a que peu à voir avec la réalité, même si la SED/PDS, à sa fondation – après la chute du pouvoir de Erich Honecker, Egon Krentz & Cie. – en décembre 1989, avait opté pour une continuité formelle avec la SED (de fait surtout pour sauver au moins une partie de la fortune du SED, mais officiellement pour ne pas se soustraire à ses responsabilités historiques). Le SED, au temps de la RDA, avait 2,4 millions de membres (sur une population de 16 millions d’habitants). La SED/PDS, déjà en 1990, n’en avait plus que 130.000. Les autres avaient préféré des carrières conformes au nouveau pouvoir, nombre d’entre eux chez les chrétiens-conservateurs. Celles et ceux qui restaient dans la SED/PDS le faisaient par conviction politique, tandis les autres n’avaient été membres du SED au pouvoir que par conformisme et par intérêt carriériste. Aujourd’hui, il y a encore au maximum 65.000 à 70.000 membres du parti Die Linke, dont quelques milliers sont originaires des Länder de l’ouest de l’Allemagne, en grande partie venus au parti après la fusion avec la WASG en juin 2007. A peine 16.000 d’entre eux étaient membres du SED avant décembre 1989 – des camarades âgés, resté fidèles à leurs convictions, souvent nostalgiques des acquis sociaux de la RDA, mais qui, en leur grande majorité très probablement, ne souhaitent pas la restauration du pouvoir d’un parti qualifié de « parti dirigeant » par la constitution, comme l’était la SED.
Il y a quelques semaines, Gregor Gysi, le président de la fraction de Die Linke au Bundestag, redevenu le porte-parole de fait le plus médiatisé (les porte-paroles élus sont Bernd Riexinger et Katja Kipping), avait dit publiquement – en jouant un peu au malin, comme il aime bien le faire – que « l’astuce » serait de faire en sorte que la politique d’un gouvernement régional mené par Die Linke devrait quand-même différer un peu, mais visiblement, de la politique de gouvernements régionaux menés par le SPD, même si les marges de manœuvre sont étroites (car les compétences des Länder sont minimes). Au vu de l’accord de coalition de Die Linke avec le SPD et les Verts à Thüringen, on ne peut pas vraiment conclure que cette différence visible ait été réalisée.
A elles seules, les décisions relatives à la répartition des postes dans le nouveau gouvernement traduisent la volonté des dirigeants de Die Linke dans le Land de Thüringen de minimiser le rôle de leur propre parti : Le SPD, particulièrement faible à Thüringen, obtient les ministères-clé des finances, de l’Economie et de l’intérieur, les Verts obtiennent le ministère de la justice. L’accord de coalition souligne l’attachement des partenaires à l’économie de marché, à la promotion des petites et moyennes entreprises et au « frein à l’endettement » (qui a acquis le rang de loi constitutionnelle en Allemagne et qui sert à justifier les politiques d’austérité budgétaires drastiques au niveau communal et au niveau des Länder comme au niveau fédéral). On y trouve aussi des déclarations en faveur de « l’efficience » des instances de gestion du public, de la croissance et du progrès économique.
Il est vrai que l’accord de coalition comporte aussi des projets de réforme progressistes, comme notamment une année gratuite pour les garderies, la possible gratuité des transports publics locaux, l’embauche de 500 professeurs d’école en plus. Mais toutes les mesures de ce genre ne sont envisagées qu’à la condition d’un résultat positif de l’examen de leur « faisabilité » financière. D’après Nils Böhlke3 – je n’ai pas eu le temps de vérifier le compte – on trouve 123 « Prüfverspechen » dans l’accord, c’est-à-dire des promesses conditionnées au résultat de tels examens.
Dans le domaine de l’éducation, qui, en Allemagne, est largement de la compétence des Länder, les points forts du programme de Die Linke ne se retrouvent pas dans l’accord de coalition, surtout pas l’abolition des gymnases et la réalisation de l’Ecole unique pour toutes et tous. Quant au service d’espionnage politique, le Verfassungsschutz (« protection de la constitution »), dont des agents sont largement impliqués dans les organisations d’extrême-droite et ont joué des rôles sinistres dans ou autour de la bande meurtrière du NSU (Nationalsozialistischer Untergrund, Clandestinité national-socialiste), il n’est pas question de sa dissolution, mais seulement du renforcement de son « contrôle » par les instances parlementaires.
Quant aux services publics, il est stipulé, qu’ils ne seront pas « détériorés ». Cela ne signifie aucunement, comme le souligne Thies Gleiss3, qu’il n’y aura pas de réduction du personnel. Il est même probable qu’au nom de la discipline budgétaire le gouvernement mené par La Gauche « épargnera » des emplois dans différents secteurs des services publics – en dépit du fait que le programme électoral de Die Linke reprenait la formule de routine sur la création d’un « nouveau secteur d’emplois publics ». Et, même s’il y a très peu de possibilités pour les Länder en matière de politique fiscale, on aurait quand-même pu décider d’initiatives pour la réintroduction des impôts sur les grandes fortunes et pour des impôts bien plus importants sur les grands revenus. En absence de telles initiatives, le dogme de la discipline budgétaire ne peut que générer des politiques d’austérité.
Dans le domaine du travail et de la justice sociale, les propositions quant au salaire minimum et la fidélité aux accords tarifaires dans le cadre des commandes d’Etat (et aussi dans le domaine des droits co-gestionnaires des salariés) sont plus ou moins les mêmes que dans les bastions où le SPD dirige des coalitions, comme à Brandebourg, et même sans participation de La Gauche, comme au Schleswig-Holstein. Pour l’écologie, il n’y a aucune position claire en faveur de la sortie des énergies fossiles.
Sur la question des accords de libre-échange TTIP et CETA de l’UE avec les Etats-Unis et le Canada, c’est la position du SPD qui s’est imposée, tout en affirmant que ces accords ne doivent pas amener de « détériorations ». Il faut rappeler que Sigmar Gabriel et le SPD avaient commencé par donner leur soutien à ces accords « à condition » que les tribunaux d’arbitrage soient éliminés. Après avoir appris qu’il ne pouvait en être question, le SPD s’est tout simplement rangé derrière les accords de libre-échange. Le parti Die Linke, à Thüringen, s’associe maintenant à cette position– ce qui risque de l’isoler complètement du mouvement de protestation contre ces accords, qui semble potentiellement assez large en Allemagne (vu le grand nombre de signataires des appels de protestation dans l’internet).
Pour les questions internationales en général, le Land de Thüringen s’abstiendra dans les cas où il n’a a pas de positions communes des trois partis gouvernant le Land. Mais le positionnement sur les accords internationaux de libre-échange laisse craindre qu’il puisse y avoir d’amères déceptions dans ce domaine également : Il faudra observer de près les votes du Land, surtout dans le domaine des interventions internationales de la Bundeswehr.
Dans l’accord de coalition, on ne trouve pratiquement aucun des points sur lesquels un gouvernement mené par Die Linke pourrait se profiler sans dépenser beaucoup d’argent, par exemple les quotas d’emplois féminins dans les secteurs publics et privés, les mesures contre le racisme et l’homophobie. Il n’est ni question de bannir les propagandistes de la Bundeswehr des écoles, ni de soutenir massivement es initiatives antifascistes…
Il serait peu convaincant de dire que le parti Die Linke ne doit pas gouverner ou ne doit pas mener de gouvernements quand des résultats électoraux et des constellations parlementaires l’imposent. Mais un vrai gouvernement de gauche au service des salariés et des opprimés, à tous les niveaux, et donc aussi au niveau d’un Land, devrait aujourd’hui être un gouvernant rebelle – rebelle contre la répartition injuste des richesses et des revenus, rebelle contre l’austérité antisociale et donc contre le « frein à l’endettement », rebelle contre la destruction de la base naturelle de notre survie, rebelle contre une politique internationale impérialiste. En plus de mesures anticapitalistes, il faudrait la détermination à s’appuyer sur les mobilisations populaires de tendance émancipatrice et tout faire pour encourager l’auto-organisation des salariés, des laissés-pour compte et de la jeunesse révoltée – car c’est la seule possibilité de changer les rapports de force et d’imposer de vrais changements.
Au lieu de cela, ce gouvernement mené par Die Linke à Thüringen semble plutôt contribuer à préparer une politique de co-gouvernance au niveau fédéral après les élections fédérales de 2017 (si les résultats en offrent la possibilité) – en s’adaptant d’avantage aux positions sociale-libérales et à la politique extérieure établie. Bien entendu, il faut défendre Bodo Ramelow et le parti Die Linke à Thüringen contre les attaques et les calomnies anti-communistes. Et il faut soutenir tout ce qui pourrait se faire dans un sens progressiste par le gouvernement qu’il dirige. En même-temps, la gauche anticapitaliste dans et en dehors du parti Die Linke devra s’engager pour renforcer les mouvements extra-parlementaires afin d’exercer un maximum de pression en faveur de mesures de solidarité à caractère émancipateur.
Notes :
1 J’avais écrit : « La décision n’est pas facile, et ça vaut pour tout le monde. Le CDU devrait, pour réaliser une « grande coalition », s’allier avec le grand perdant des élections. Le SPD, comme partenaire junior du CDU, devrait probablement faire face à une érosion prolongée de son électorat. D’autre part, s’il choisit la coalition avec le parti Die Linke et les Verts, il ne serait pas le parti dirigeant de cette coalition. Il devrait alors jouer le rôle du partenaire junior du parti Die Linke. Il ne semble pas très probable que la direction du SPD au niveau fédéral pourrait accepter une telle variante. On s’imagine mal Sigmar Gabriel, chef du SPD, expliquer à la chancelière Angela Merkel, pourquoi son parti peut co-gouverner comme partenaire junior du CDU/CSU au niveau fédéral, et en même-temps comme partenaire junior du parti Die Linke dans le Land de Thüringen, rendant possible un gouvernement régional qui s’abstiendrait peut-être au Bundesrat (deuxième chambre représentant les Länder au niveau fédéral) sur des motions de la grande coalition de Merkel en matière d’interventions guerrières… »
3 Voir les commentaires de Thies Gleiss de la AKL (Antikapitalistische Linke, Gauche Anticapitaliste au sein du parti Die Linke) et de Nils Böhlke du courant Marx21 (faisant partie de l’International Socialist Tendency dirigée par le SWP britannique et du courant de la SL (Sozialistische Linke, Gauche Socialiste) au sein du parti Die Linke: http://www.antikapitalistische-linke.de/?p=695#more-695 et http://marx21.de/rot-rot-gruen-linke-politik-unter-haushaltsvorbehalt/
Manuel Kellner est membre de la isl (internationale sozialistische linke, gauche socialiste internationale), une des deux organisations de la IVème Internationale en Allemagne, et rédacteur de la SoZ – Sozialistische Zeitung (Journal Socialiste)