Dans les médias allemands, il y a un véritable feu roulant d’agitation démagogique contre la grève des conducteurs de locomotive. On nous dit que la décision de leur syndicat, la GDL (Gewerkschaft der Lokführer), de remettre en marche la grève pour quatre jours serait une catastrophe pour l’économie allemande et pour les usagers, que le motif du président de la GDL serait d’accroître son « pouvoir » et d’affaiblir le syndicat concurrent au sein des salariés de la Deutsche Bahn AG (la compagnie des trains allemande), que les revendications de la GDL seraient largement exagérés, que les moyens qu’elle emploie seraient démesurés, qu’avec la grève une petite minorité de quelques milliers de personnes exerceraient und dictature contre tous les usagers et la population allemande entière, etc.
Le journal à sensation BILD est allé aussi loin de publier le numéro de téléphone du président de la GDL Claus Weselsky en appelant tout le monde à lui téléphoner pour lui dire ses quatre vérités, en fait pour l’insulter. Et dans la version électronique du magazine hebdomadaire Focus (Focus online) on est informé où il habite et on peut y voir une photographie de sa maison. C’est donc une véritable atmosphère de pogrome qui s’installe.
Dans ce contexte, il est déplorable que les directions des syndicats du DGB n’organisent aucune solidarité pour la grève de la GDL. Cette dernière n’est pas membre du DGB, mais du Beamtenbund, de la centrale syndicale des fonctionnaires d’Etat, tout d’abord pour des raisons historiques. Avant le déclenchement du processus de la privatisation de la Bundesbahn devenant la Deutsche Bahn AG, les conducteurs de train étaient fonctionnaires d’Etat qui, en Allemagne, ont quelques privilèges (p.e. des pensions plus confortables que les retraites normales), mais qui sont aussi soumis à des contraintes qui ne touchent pas les autres salariés. Surtout, ils n’ont pas le droit de grève.
Maintenant il ne reste qu’une minorité des conducteurs de locomotive qui sont fonctionnaires d’Etat. (L’ensemble du personnel de la Deutsche Bahn AG est aujourd’hui composé de 100.000 salariés normaux et 40.000 fonctionnaires d’Etat). Et si la majorité des conducteurs de train est resté ou entré dans la GDL au lieu de s’organiser dans le syndicat du DGB (centrale des syndicats allemands avec un peu plus que six millions de membres) des cheminots, qui s’appelle aujourd’hui EVG (Eisenbahn- und Verkehrsgewerkschaft, avant c’était Transnet), c’est bien à cause de l’inefficacité dans la défense des intérêts des salariés du secteur de la part de ce dernier.
Les raisons du conflit en cour
Son premier péché majeur, c’était de ne pas s’opposer à la privatisation. Il faut dire que cela aurait rendu nécessaire uns stratégie de confrontation avec le gouvernement et une attitude combative qui aurait inclus de ne pas respecter les règles, p.e. la défense de grèves à motif « politique » en Allemagne. Mais le processus de privatisation a vite conduit à une détérioration des conditions de travail des salariés, et ceci d’autant plus depuis que la Deutsche Bahn AG se prépare à être coté en bourse et réduit systématiquement son personnel et avec cela par ailleurs aussi la sécurité des usagers, la qualité de l’infrastructure du chemin de fer ainsi que la que la qualité du service (p.e. il y a beaucoup trop de retards). Et le syndicat du DGB EVG ne s’est nullement opposer à cela, et depuis, la situation des salariés empire, surtout en matière de densité du travail avec une augmentation constante des heures supplémentaires. Et la EVG s’est conduite comme une courroie de transmission de la direction de la Deutsche Bahn AG en allant jusqu’à soutenir l’embauche de conducteurs de locomotive intérimaires.
Une légende répandue dans une partie de la population allemande veut que les salaires des conducteurs de locomotive soient très confortables, qu’il s’agisse donc d’une minorité privilégiée. Ce n’est pas vrai. Prenons deux cas modèles : 1 Un conducteur âgé de 25 ans avec deux années d’expérience professionnelle touche, avec tous les suppléments possibles, un salaire net entre 1438 et 1588 Euro. 2 Un conducteur âgé de 40 ans ayant deux enfants et 17 ans d’expérience professionnelle obtient un salaire net entre 1778 et 1928 Euro. C’est plutôt maigre, surtout si on considère que les conducteurs de locomotive, comme tout le personnel roulant, travaillent jour et nuit, le week-end, les jours fériés, et qu’ils doivent être très éveillés en effectuant leur travail de manière responsable.
Les revendications de la GDL
Les revendications de la GDL sont donc aucunement « démesurées ». Elle demande une augmentation des salaires de 5% et une réduction du temps de travail de 39 à 37 heures par semaine, une limitation des heures supplémentaires à 50 par an et une réduction de la durée maximum d’un trajet à 8 heures. Si on lit dans un « livre noir de la Deutsche Bahn» le témoignage d’un conducteur qui raconte qu’il y a des trajets de 14 heures sans interruption pendant lesquels on s’endort au poste de mécanicien, on se rend compte en quelle mesure les revendications de la GDL sont objectivement dans l’intérêt du personnel comme dans l’intérêt des usagers.
Le conflit est en court, la grève n’est pas terminée. La Deutsche Bahn AG a échoué au tribunal en premier instance à faire interdire la grève pour être « disproportionnée » ou « inéquitable » (« unangemessen »). Elle répète sa tentative en deuxième instance. On ne peut pas prédire le résultat.
Hélas, Bernd Riexinger, un des deux porte-paroles du parti Die Linke (La Gauche) a dit publiquement que les revendications de la GDL sont justifiées, mais que sa grève ne le soit pas, parce qu’elle diviserait les salariés. Ces paroles d’un politicien dirigeant de La Gauche qui était avant un syndicaliste de souche faisant partie de la gauche syndicale au sein de Ver.di (syndicat des services du DGB) sont déroutantes. Le contraire est vrai. On peut discuter de l’une ou de l’autre revendication, mais la première tâche, c’est la solidarité inconditionnelle avec les grévistes et leur défense contre l’avalanche de propos calomniateurs qui leur tombe dessus.
Ce n’est pas vrai que les grévistes luttent seulement pour eux même. On peut et il faut se servir de leur combat pour relancer la lutte pour la réduction du temps de travail sans perte de salaire (ce que la GDL revendique) et embauche proportionnelle avec le contrôle des salariés sur les conditions de travail (ce que la GDL ne revendique pas). On peut et il faut s’en servir pour lancer un débat sur les moyens du combat syndical à employer, sur la nécessité de mener de vrais mouvements de grève efficaces, donc de grèves qui ont une chance de faire reculer l’adversaire au lieu de grèves plus ou moins symboliques qui ne font mal à personne (ce que la GDL essaye) et qui reposent sur l’activité et l’auto-organisation des grévistes qui s’adressent de manière offensive aux usagers et à la population (ce que la GDL ne fait presque pas, c’est une organisation menée de manière plutôt paternaliste) et qui tente à élargir le mouvement à d’autres secteurs (ce que la GDL ne fait pas).
Le sens politique de la grève
Oui, la grève de la GDL ne fait pas seulement mal aux patrons de la Deutsche Bahn AG. Elle fait aussi mal à beaucoup d’usagers. Mais il ne faut pas exagérer : En Allemagne la mobilité des personnes n’est assuré qu’à 7% par les rails (et la mobilité des biens qu’à 14%). On peut fortement douter de l’impopularité totale de la grève suggérée par les médias. Bien entendu, le capital et ses politiciens redoutent que les grévistes de la GDL puissent, par leur exemple, encourager d’autres secteurs du salariat à prendre le chemin de l’action collective et de la grève « pour du bon ».
Il est vrai que la GDL recrute dans l’ensemble du personnel roulant et veut se faire le représentant reconnu de tout ce personnel, et pas seulement des conducteurs. Elle peut réussir avec cette tentative aussi longtemps qu’elle peut se présenter comme organisation bien plus combative et plus efficace que son rival du DGB, la EVG. C’est probablement vrai que cela joue un rôle important pour les motifs de Claus Weselsky (qui, étant membre du CDU, du parti chrétien conservateur dirigé par la chancelière Angela Merkel, n’est pas du tout un homme de gauche). Bien entendu, il serait abstraitement bien préférable d’arriver à un syndicat unifié, démocratisé et combatif.
Mais ça, ce n’est pas du tout l’enjeu actuel. L’enjeu politique actuel, c’est le projet du gouvernement Merkel (grande coalition du CDU et du SPD social-démocrate), qui veut une loi (« Tarifeinheitsgesetz ») imposant qu’il y ait seulement une seule organisation syndicale reconnue pour conclure des accords tarifaire et ayant le droit d’organiser des grèves dans chaque entreprise. Très clairement, c’est pour liquider les petits syndicats combatifs comme la GDL. Dans les faits, ce serait une nouvelle restriction du droit de grève. Donc, la signification politique de la grève de la GDL, c’est aussi de combattre ce projet de loi réactionnaire, qui a par ailleurs aussi été critiqué par un certain nombre de représentants des grands syndicats du DGB. C’est aussi dans ce sens-là que les grévistes de la GDL se battent pour nous tous.
7 novembre 2014
Manuel Kellner est membre de la isl (internationale sozialistische linke, gauche socialiste internationale), une des deux organisations de la IVème Internationale en Allemagne, et rédacteur de la SoZ – Sozialistische Zeitung (Journal Socialiste)