L’idée n’est pas neuve. Dans plusieurs pays européens, sous des appellations différentes (allocation universelle, revenu de base, revenu d’existence…), le sujet est de nouveau d’actualité, que ce soit dans les débats, les plateformes électorales ou encore dans la mise en place d’expérimentations.
L’idée traverse allégrement les frontières idéologiques. Elle a trouvé ses promoteurs à droite comme à gauche de l’échiquier politique: keynésiens, libéraux, ultralibéraux, écologistes, partisans de la décroissance, altermondialistes, milieux féministes, mouvements citoyens, monde académique… l’idée ne manque pas de supporters de renom. Des prix Nobel d’économie, comme James Tobin plutôt à gauche ou Milton Friedman très à droite, défendent l’allocation universelle.
De quoi parle-t-on?
L’allocation universelle consiste en un revenu uniforme (et non complémentaire ou dégressif) qui serait versé à tout citoyen, à titre individuel, quelle que soit sa situation d’activité, de revenu ou de patrimoine, et dont le montant se situerait à un niveau en-dessous ou égal au seuil de pauvreté (selon les diverses propositions). Cette allocation est inconditionnelle, sans contrôle des ressources ni exigence de contrepartie. Elle se ferait en remplacement partiel ou complet des prestations de sécurité sociale.
En Finlande, la coalition de centre-droit (comprenant le mouvement d’extrême-droite des Vrais Finlandais) issue des élections d’avril dernier et dirigée par le centriste Juha Sippilä, a inscrit l’allocation de base universelle dans son programme gouvernemental. Cette idée est soutenue par une large majorité de Finlandais, et notamment par les Verts, mais combattue par les syndicats. En Suisse, une initiative populaire, qui a recueilli plus de 100.000 signatures, donnera lieu, avant la fin de l’année, à un référendum sur le sujet. Aux Pays-Bas, dans la ville d’Utrecht, le conseil municipal a décidé, sous l’impulsion de la Gauche verte et le parti social-libéral D66, le lancement, au premier trimestre 2016, d’une expérimentation de revenu universel. Le programme va retenir 250 personnes parmi les habitants en âge de travailler et déjà bénéficiaires d’allocations. Pour valider la méthodologie de l’étude, qui devrait durer deux ans, la ville s’est associée à l’université d’Utrecht.
En Belgique, cette idée a aussi ses partisans. Elle avait été plébiscitée par le G1000, ce groupe de citoyens tirés au sort pour débattre des priorités de la société belge. Deux économistes bien connus la défendent également: Philippe Van Parijs, philosophe et économiste, professeur à l’UCL où il anime la Chaire Hoover d’éthique économique et sociale ; et Philippe Defeyt, cofondateur et directeur de l’Institut pour un Développement durable, ancien secrétaire fédéral d’Ecolo et actuellement président du CPAS de la ville de Namur. Notons également que l’éphémère parti Vivant, créé par l’homme d’affaires, Roland Duchâtelet (15ème fortune de Belgique), avait l’allocation universelle (AU) comme point central de son programme.
De belles intentions…
Si sa mise en œuvre peut varier – même sensiblement – d’une version à l’autre, le cœur du concept reste le même pour les défenseurs de l’allocation universelle. Mais laissons la parole à nos deux économistes belges!
Philippe Defayt: «Aujourd’hui, quand je vois l’évolution des aspirations dans notre société, les changements sociologiques, les évolutions par rapport à ce que les gens cherchent dans leur activité, pour moi, l’allocation universelle, c’est avant tout un subside, un soutien à l’autonomie des personnes. Autonomie dans leur choix de vie ; en terme de cohabitation et d’autonomie dans leurs activités, quelle que soit la nature de celles-ci. Un nombre incroyable de personnes aspirent à faire autre chose que ce qu’elles font. Aujourd’hui, c’est extrêmement difficile. L’allocation est un subside à l’innovation sociale». (1)
Philippe Van Parijs: «Il y a 30 ans, il existait une sorte de consensus sur le fait qu’un point de croissance en plus, c’était du chômage en moins. Et la croissance, on essayait de l’obtenir en faisant croître la productivité. Notre intuition était d’imaginer une solution au problème du chômage qui ne table pas sur cette course infernale à une croissance toujours plus accrue (…). Toute une série de personne se disent que si on veut le faire de manière qui ne soit pas économiquement inefficace – du genre: réduction autoritaire du temps de travail («si on pense à une réduction, obligatoire, pour tous, ça c’est une idée qui était bonne pour le siècle dernier» PVP), pourquoi ne pas donner plus de possibilité aux gens…». (2)
«Défendre le revenu de base (…), c’est s’attaquer aux pathologies engendrées par une société placée sous le signe du travail (…). Le revenu de base constitue une technique souple, intelligente de partage de l’emploi. Il facilite la réduction volontaire du temps de travail ou l’interruption de carrière au moment où les travailleurs le désirent (…). Un revenu inconditionnel est avant tout un instrument d’émancipation. C’est une manière simple et directe d’accroître le pouvoir de négociation de celles et ceux qui en ont le moins. Pour leur permettre d’être plus forts face aux maitres de tous bords, patrons, maris ou bureaucrates». (3)
Instrument d’émancipation ou de précarisation encore plus poussée?
«L’allocation universelle a trouvé dans l’effritement de la sécurité sociale l’espace pour se donner une jeunesse auprès de certains milieux de gauche (…). En pratique, un tel système paraît devoir produire des effets opposés aux intentions de ses promoteurs», constate Matéo Alaluf, un des pourfendeurs de l’allocation universelle. «Au-delà des belles intentions de ses promoteurs, cette idée de l’AU serait tout au contraire une machine de guerre contre la sécurité sociale, qui entraînerait l’institutionnalisation de la précarité». (4)
Venons-en au montant de l’allocation universelle. Les différentes propositions se situent en-dessous du revenu d’insertion sociale (RIS), de l’indemnité de chômage ou encore du salaire minimum. Philippe Defeyt propose un montant de 500 à 600 euros/mois, comme «socle de base». Ce revenu de base ne devrait pas nécessairement exclure toute possibilité de bénéficier en plus de certains aspects du système de sécurité sociale, par exemple pour les soins de santé. «On ne peut pas dire que 500 euros est une régression sociale. Je connais des milliers de personnes qui vivent avec ça aujourd’hui», déclare Ph. Defeyt (Alter Echos, n°409). Comme l’allocation universelle est accordée à chaque personne, aussi bien à l’actionnaire d’une multinationale qu’à une personne émargeant au CPAS (soi-disant pour ne pas stigmatiser les pauvres!), le coût de celle-ci serait, selon l’estimation de notre économiste, de 60 milliards d’euros par an, soit quelque 15% du PIB. Et cela, toujours selon sa proposition, pour un revenu de base de 200 euros en moyenne par jeune de moins de 18 ans et de 500 euros en moyenne par adulte.
«En fait, l’utopie, c’est le caractère inconditionnel de l’allocation universelle», souligne Paul De Grauwe, professeur à la KUL. «Si tout le monde a droit à cela (il parle d’un revenu de base décent de 1000 euros par mois pour chaque adulte, soit une dépense de 100 milliards par an – 25% du PIB –), c’est trop cher pour l’Etat. Et si on donne 500 euros à chacun, on n’aura pas résolu le problème de la pauvreté». (5)
Le financement de l’allocation universelle
Les promoteurs d’un revenu universel prônent des modalités de financement diverses: par des transferts de budgets de protection sociale et surtout par la fiscalité (réforme de l’impôt sur les revenus, cotisation sociale généralisée – CSG –, impôts sur la consommation – TVA –, accises, etc.).
«Remplacer un système de protection sociale financé principalement par les cotisations et reposant principalement sur la solidarité salariale, par une rentre versée par l’Etat et financée par la fiscalité apparaît comme une machine de guerre contre l’état social taxé des pires défauts par ses détracteurs». (6)
La logique de l’allocation universelle financée par l’impôt (impôt supporté pour l’essentiel par les salariés!) conduirait à juxtaposer un assistanat de l’Etat aux pauvres à des régimes de sécurité sociale préfinancés par ceux qui ont la possibilité d’épargner, via des fonds de pension, des assurances privées… Le démantèlement progressif du système actuel de sécurité sociale, provoqué par le dégagement du patronat dans son financement, le blocage des salaires, les économies gouvernementales dans les soins de santé, dans les (pré)pensions, ou encore dans les exclusions du chômage, ne fait déjà qu’accélérer la précarisation et l’appauvrissement de larges couches de la population d’un côté et l’enrichissement d’une infime minorité de l’autre côté. Le soutien de courants sociaux-libéraux et de droite à l’allocation universelle s’appuie sur leur vision d’en finir avec un «Etat providence», décrit comme obsolète, coûteux et inefficace.
Pour les partisans de l’allocation universelle, sa mise en place se justifie par les arguments suivants:
- La réduction des inégalités sociales (mesure de justice sociale) ;
- L’éradication de la pauvreté (si son montant est fixé à un niveau suffisant) ;
- La suppression de la «trappe au chômage» (puisqu’un tel revenu serait cumulable intégralement avec un revenu d’activité) ;
- Le moyen de combattre la stigmatisation des bénéficiaires de minima sociaux (puisqu’un tel revenu serait versé à tous, sans distinction) ;
- La déconnexion du revenu et de l’activité (prélude à l’émergence d’une société «sans travail», favorisant le développement d’activités personnelles non lucratives).
Philippe Defeyt reconnaît que le niveau très bas de l’allocation universelle doit être couplé, dans sa conception même, à des boulots complémentaires pour assurer un niveau de vie décent. En conséquence, des personnes de plus en plus nombreuses, en particulier des jeunes, exclues du chômage sont déjà forcées d’accepter n’importe quel emploi – quand il existe! – pour survivre. L’allocation universelle, avec la nécessité de compléter ce revenu de base, loin de permettre le développement «d’activités libres», entraînera plutôt la prolifération d’emplois contraints et peu rémunérés.
Sans oublier que cette allocation constituerait une subvention aux employeurs. Le salaire s’ajoutant à ce revenu de base, le patronat serait fortement tenté de rémunérer le travail en dessous du niveau de subsistance et à trouver des justifications supplémentaires au blocage, voire même à la baisse des salaires. Tout cela avec la collaboration gouvernementale!
Quelles alternatives?
«Seul le travail crée de la valeur économique qui peut ensuite être distribuée. Tous les revenus proviennent du travail humain, collectif» (7). Ce sont les travailleurs salariés qui sont à la base de la production de la richesse, des biens et des services. L’octroi d’un revenu de base ne peut trouver d’autre source que le travail.
«La socialisation du salaire», selon les termes de l’économiste français Bernard Friot, a fait en sorte qu’une partie substantielle des revenus des salariés soit détachée du travail particulier et redistribué. La distinction établie entre le salaire «direct» versé au travailleur et le salaire «indirect» formé des prélèvements sociaux, a permis le financement du non emploi par l’emploi (8). C’est la base de notre système de sécurité sociale, en grande partie financé par le salaire (la partie socialisée du salaire qu’est la cotisation sociale). C’est la base de la solidarité entre les salariés et les sans emploi, les allocataires sociaux.
C’est la raison pour laquelle la bataille collective pour une autre répartition des richesses – produites par les travailleurs/euses – et en conséquence pour l’augmentation de la masse salariale – les salaires bruts – et la réduction drastique des dividendes aux actionnaires, prend tout son sens.
La réduction radicale et collective du temps de travail
Pour les partisans de l’allocation universelle, celle-ci a le mérite de proposer une solution pour cesser de faire du travail une condition sine qua non à l’existence. En offrant la possibilité de ne plus «perdre sa vie à la gagner», le revenu de base permettrait à chacun de quitter des boulots strictement alimentaires et de disposer de temps pour s’investir dans des activités choisies, tout en laissant le choix à celles et ceux qui veulent gagner plus d’exercer une activité salariée. Nous avons souligné que l’octroi d’un revenu de base ne peut trouver d’autre source que le travail, que la revendication légitime du temps libre implique un revenu (ou allocation) décent, permettant la satisfaction des besoins fondamentaux.
Plutôt que de vouloir opposer la revendication du revenu garanti à celle de nouveau plein emploi hypothétique, comme tentent de le faire les partisans de l’AU, l’axe principal devrait être la réduction générale et radicale du temps de travail pour tous et toutes, sans perte de salaire et sans augmentation des cadences. Et avec embauches proportionnelles. Ce qui permettrait également d’alléger l’aspect aliénant du travail et de favoriser le développement d’activités personnelles et non lucratives. Mais cette démarche «d’émancipation», n’en déplaise à Philippe van Parijs, ne peut se concrétiser qu’à travers un rapport de force construit à partir de l’action collective du monde du travail.
Nous sommes le 10ème pays européen le plus riche par habitant (le 17ème sur le plan mondial). Le monde du travail devrait pouvoir décider souverainement et démocratiquement de la richesse qu’il produit et qu’il souhaite mettre en commun. Richesse redistribuée via les cotisations de sécurité sociale et via les impôts (prélevés sur le salaire brut), pour répondre aux besoins fondamentaux, pour des retraites, des allocations de chômage et des revenus d’intégration sociale (RIS) décents. Egalement pour des services publics en nombre et démocratiques, etc. Sans oublier la possibilité effective, via une autre répartition des richesses, s’appuyant sur une fiscalité plus juste, d’aller vers une extension de la gratuité de services et biens essentiels.
La confusion entre le revenu de base et le revenu garanti permet aux partisans de l’allocation universelle de déconsidérer les critiques qui leur sont adressées et qui seraient la preuve d’un désintérêt total pour le sort des plus démunis. Un des pourfendeurs de l’allocation universelle, l’économiste français Michel Husson (9), met à juste titre l’accent sur l’urgence, la nécessité immédiate d’un revenu décent garanti, reprenant le leitmotiv des marches européennes pour l’emploi: «Un emploi, c’est un droit, un revenu c’est un du». Une démarche concrétisant l’unification, dans un combat commun, travailleurs, salariés ou chômeurs.
Les partisans de l’allocation universelle partent d’une intention louable: l’éradication de la pauvreté et la réduction des inégalités sociales. Mais pourquoi faut-il que le revenu de base qu’ils proposent soit versé à tous, riches et pauvres, gros actionnaires des multinationales et chômeurs ? Ce qui d’ailleurs aboutit à limiter de fait le montant de cette allocation universelle. N’est-ce pas un non-sens, une aberration? Pour le financement des revendications sociales, l’argent existe. Il faut le pendre là où il est! Pas dans la poche des travailleurs et des allocataires sociaux!
Notes:
- «L’allocation universelle est un subside à l’innovation», Le Soir, L’entretien, 2/12/2014, p.21.
- Ibid.
- Philippe Van Parijs, Libération, 17/8/2015.
- Matéo Alaluf, «Un label de précarité», Le Soir, 2/12/2014.
- «L’allocation universelle est-elle l’avenir de la sécurité sociale?», Le Soir, 29/7/2015.
- Matéo Alaluf (2014), L’allocation universelle, nouveau label de précarité. Editions Couleur Livres, p.81.
- Jean-Marie Harribey, co-président du Conseil scientifique d’ATTAC France, Libération, 17/8/2015.
- Matéo Alaluf, ibid. p.77
- Voir son site hussonet.free.fr