Les romans « policiers » du sinologue et diplomate néerlandais R.H. van Gulik sont régulièrement réimprimés dans la collection 10/18. Leur succès ne semble donc pas limité dans le temps comme beaucoup de polars de moindre qualité. Écrits et publiés en anglais et en néerlandais à partir des années cinquante, ils ont pénétré le marché francophone une décennie plus tard. Ils connurent également des traductions vers le chinois et le japonais.
Ce n’est certainement pas le style dépouillé qui explique le succès de ces polars, mais leur caractère exotique pour les lecteurs et lectrices de l’Extrême Occident. Il ne s’agit cependant pas d’un exotisme de pacotille, mais d’une ouverture sur un monde inconnu du grand public : le monde chinois. L’auteur, grand connaisseur de la culture de l’Empire du Milieu, nous donne, en nous distrayant, nos premières leçons. En même temps, il nous conte les histoires criminelles résolues par le juge Ti (Dee en anglais), personnage mythique selon le marxiste belge Ernest Mandel, mais bien réel selon d’autres, parmi lesquels Lin Yutang qui publia un roman (L’Impératrice de Chine, Picquier, 1994) sur la vie de l’usurpatrice cruelle Wu dans lequel Ti Jen-Tsié (630-700) joue un rôle politique de premier plan.
Avec Ti, les lecteurs apprennent des choses sur la jurisprudence au temps des Tang (618-907), sur la vie littéraire, le luth, le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme, le système policier, le banditisme, l’administration etc., sans oublier la prostitution et la vie sexuelle en général. Van Gulik est notamment l’auteur de l’ouvrage très sérieux La vie sexuelle dans la Chine ancienne, (Gallimard 1977), dont l’édition originelle anglaise rendait certains passages en latin, hypocrisie que le traducteur n’a pas imitée, en invoquant non moins hypocritement le « regrettable déclin des études latines ». Au lieu de revenir au latin, il est aujourd’hui selon moi préférable d’apprendre le chinois.
Le juge Ti, inébranlable confucianiste et donc d’un point de vue philosophique plutôt matérialiste, est parfois confronté à des évènements fantomatiques (autre élément important dans la culture populaire chinoise), mais ceux-ci reçoivent presque toujours une explication naturelle. Pourquoi se poser des questions sur le Ciel si on ne comprend même pas les choses d’ici-bas ? disait Confucius. Van Gulik cite quelque part le Maître Immortel: « Rendez la justice pour le mal et le bien pour le bien. » Rendre le bien pour le mal sera peut-être possible dans un monde futur, mais pas aujourd’hui, ajoute Ti. Une référence à l’évangile chrétien. Notez que sous les Tang (618-907) il y avait des chrétiens nestoriens en Chine.
L’auteur s’est basé sur des anciennes sources criminologiques, manuels de jurisprudence, anciennes histoires chinoises comme le fameux Au bord de l’eau, un roman du XVIe siècle écrit en langue vulgaire par Shi Nai-an et Luo Guan-Zhong (La Pléiade, 1978). Ce récit est non seulement une grande œuvre picaresque (il s’agit de bandits qui volent les riches pour donner aux pauvres), mais en plus il illustre un fait fondamental de l’histoire politique de la Chine impériale, qui perdurera jusqu’à la révolution dirigée par Mao Zedong. Chaque fois que le pays souffrait d’une crise sociale et politique insurmontable, les paysans renversaient la dynastie qui avait perdu le « mandat du Ciel », établissaient leur pouvoir à eux, mais reproduisaient inévitablement une nouvelle dynastie, socialement semblable à la précédente. Les marxistes expliquent ce fait par le bas niveau des forces productives qui interdisait un mode de production supérieur et donc une société plus progressiste. Sous la Grande Révolution Culturelle, le roman en question fut proscrit : les insurgés « au bord de l’eau », qui se mirent au service du souverain après avoir aboli la corruption de l’administration impériale, ne pouvaient être de vrais révolutionnaires, mais des opportunistes ! Les bureaucrates ont une manière bien à eux de faire de la critique littéraire.
Sur le plan littéraire les romans de R.H. van Gulik (source de profit pour l‘éditeur et d’un revenu pour l’écrivain) ont été imités par Eleanor Cooney, Daniel Atlan et récemment par Frédéric Lenormand qui n’a malheureusement pas la culture sinologique d’un van Gulik. L’auteur sino-américain Zhu Xiao-di a publié en 2006 Tales of Judge Dee, traduit en français sous le titre Les nouvelles affaires du Juge Ti (10/18, 2012). Le juge Ti a inspiré deux films, Meurtres au monastère (J.P. Kagan, 1974) et Detective Dee – Le Mystère de la flamme fantôme (Tsui Hark, 2010), ce dernier aux allures kung-fu et dans lequel le héros se heurte à l’impératrice Wu. Ti a également inspiré la BD. Le journal Spirou a publié en 1967 Le Juge Ti et le dessinateur néerlandais Frits Kloezeman a publié en collaboration avec van Gulik deux histoires sous le titre Rechter Tie (Loeb, 1980).
(La semaine prochaine : Avatar commenté par Max Lane)
image 1: The Lore of the Chinese Lute, R.H. van Gulik, Orchid Press
image 2: Sexual Life in Ancient China, R.H. van Gulik, édition E.J. Brill
publié également sur le blog du NPA du Tarn