La vulgate néo-libérale est bien connue : le capitalisme est avant tout source de progrès, de subversion des frontières et des structures sociales du passé, le « marché » empêche le repli sur soi, permettrait etc etc… Si chaque jour qui passe contredit pourtant ce discours d’escroc intellectuel, le scandale de la coupe du monde au Qatar se distingue par la démesure de l’échelle du nombre de morts, des enjeux financiers et de la corruption.
De quoi s’agit-il ? La Fédération Internationale de Football Association (FIFA) a attribué l’organisation de la coupe du monde de football au Qatar en 2022, petite et richissime monarchie du golfe. Ce mini-Etat a investi dans le sport comme levier international en organisant des événements sportifs internationaux et en acquérant des clubs sportifs, en particulier en France avec l’acquisition par le fonds souverain qatari du club de football du Paris Saint-Germain. Le coupe du monde de football a vocation à « couronner » cette stratégie et a pour conséquence la construction de stades et infrastructures afférentes sur le territoire qatari.
Passons rapidement sur les scandales en amont de la construction : la construction de ces stades est simplement une absurdité écologique, il est désormais établi que le Qatar a corrompu des membres des instances de la FIFA pour gagner l’attribution, le rapport d’enquête interne sur ce processus n’a été publié que partiellement (entraînant la démission de son rédacteur)… Mais les conséquences désastreuses de la coupe du monde au Qatar sont avant tout humaines : une véritable hécatombe des ouvriers sur les chantiers des stades. En effet, si (contrairement à ses engagements) la FIFA a décidé d’organiser la coupe du monde 2022 en hiver et pas en été comme de tradition pour ne pas faire subir les chaleurs estivales infernales aux sportifs et aux spectateurs, les ouvriers travaillent eux dans un climat désertique et à des cadences inhumaines.
En l’absence de décompte fiable, les estimations sont alarmantes : selon le journal britannique Guardian le rythme est d’un ouvrier mort par jour, la Confédération Syndicale Internationale prévoit 4.000 ouvriers morts si rien ne change jusqu’au début de la coupe du monde. Ces ouvriers sont principalement népalais ou indiens et sont réduits à une situation de servitude en raison du système de la kafala : le patron est « parrain » de l’ouvrier étranger, et ce n’est qu’avec son autorisation que cet ouvrier peut quitter le territoire qatari. Les ouvriers sont bien évidemment parqués dans des camps dans des conditions déplorables. Leurs conditions de travail sont absolument épouvantables, si bien qu’il n’est même plus possible d’évoquer des « accidents » du travail le terme approprié serait plutôt « meurtres du travail ». Dans cette monarchie dont les structures politiques rétrogrades peuvent se maintenir grâce à la manne pétrolière, ils ne disposent pas du droit à la libre circulation ni d’aucun droit d’organisation : pas de droit de s’associer, de se syndiquer, de protester collectivement et évidemment de faire grève… En d’autres termes, ils sont des serfs modernes à la différence près avec les serfs du moyen âge qu’ils dégagent d’immenses plus-values et n’ont même pas droit à la protection que devait par principe accorder un seigneur féodal.
La cuirasse de la corruption protège jusqu’à présent les représentants du Qatar et de la FIFA des conséquences de leurs actes mais ils sont loin d’être les seuls responsables de ces meurtres du travail : les grands groupes construisant ces stades sont les mêmes qu’en France. Bien entendu, ces groupes se drapent derrière l’hypocrisie classique consistant à renvoyer la balle à leurs nombreux sous-traitants pour se dédouaner. Par exemple, la fédération construction de la CGT, qui est engagée dans la campagne internationale « carton rouge à la FIFA », relève qu’il y a sur le chantier de Mushrubie à Doha, 9 entreprises principales, 40 sous-traitants pour chacune d’elles, 13 000 salariés au bout[1]…
Malgré ces procédés, la Fédération Construction de la CGT et l’association Sherpa[2] affirme avoir rassemblé suffisamment de preuves contre le groupe Vinci et les dirigeants de sa filiale française pour les attaquer au pénal estimant que ceux-ci n’ont pas respecté les dispositions sur le nombre d’heures travaillés et le retrait des passeports du code du travail… qatari ! Un code du travail qui n’est pourtant pas particulièrement connu pour sa protection des travailleurs…
Au final, il s’agit de la combinaison de trois aspects intrinsèquement imbriqués du capitalisme mondial contemporain : l’organisation tentaculaire des multinationales hyperexploitant au détriments de vies humaines, des instances internationales opaques (dont la FIFA est une caricature morbide) liée par une chaine de corruption avec des institutions nationales complices et enfin des poches de néo-féodalité s’accommodant fort bien du marché mondial et des technologies de communication.
Depuis plusieurs décennies, les grands événements sportifs servent de paravent à des opérations capitalistes (en particulier immobilières) de grande ampleur au détriment des peuples locaux. La coupe du monde ne fait pas exception avec une accélération dans la période actuelle : l’irrationalité de la répartition de ressources publiques au profit de cet événement au détriment des services publics, la coupe du monde 2018 en Russie avec sa cohorte de répression et de gabegie sur le modèle des jeux olympiques de Sotchi… et enfin les stades qataris construits sur le sang d’ouvriers victimes de meurtres du travail de masse en 2022. Il n’est plus possible de fermer les yeux sur ce massacre de classe.
[1] http://construction.cgt.fr/wordpress/wp-content/uploads/24avril2014FIFA.pdf
[2] Consultable et signable ici https://www.powerfoule.org/campaigns/vinci/appel-a-taubira/vinci-pas-de-for%C3%A7ats-sur-les-chantiers-de-la-coupe-du-monde
Source : ENSEMBLE