Chargée de recherche à l’Institut syndical européen en santé et en sécurité au travail (ETUI), Marianne De Troyer était l’une de nos invitées lors des dernières rencontres anticapitalistes de printemps organisées en mars 2014 par la Formation Léon Lesoil, où elle participait à un atelier sur la dégradation des conditions de travail. Nous publions dans ce numéro une étude qu’elle a publiée dans la revue HesaMag (1er semestre 2012) publiée par l’ETUI. (La rédaction)
En 2010, en France, les femmes salariées consacraient en moyenne 24 heures par semaine aux activités ménagères et domestiques alors que les hommes salariés, même si c’était plus qu’avant, n’y consacraient en moyenne que 15 heures.
La nature des horaires de travail (horaires réguliers ou atypiques) pratiqués par les travailleuses est-elle un déterminant de la répartition des temps professionnels et des temps familiaux? L’examen de cette question au travers de diverses professions exercées par des femmes et mères de jeunes enfants, montre que l’équilibre entre la sphère du travail rémunéré et la sphère domestique et familiale n’est jamais un long fleuve tranquille quel que soit l’horaire de travail considéré.
Communes à toutes ces études, les stratégies développées par les travailleuses pour faire face aux contraintes professionnelles et familiales ont cependant des conséquences sur leur santé, leur carrière professionnelle et leurs décisions en matière de départ à la préretraite, comme l’illustrent différentes recherches.
Les enseignantes
En France, l’organisation spatio-temporelle des enseignantes dans l’enseignement secondaire est marquée par la coexistence de temps de travail au sein de l’école et au domicile (préparation des cours, correction des copies, suivi des élèves, etc.). Cette flexibilité est appréciée par les mères de jeunes enfants car elle permettrait une organisation plus facile des sphères professionnelles et privées. Cependant, l’analyse des carnets d’emploi du temps de ces travailleuses montre que leur vie professionnelle se prolonge bien souvent sur les six ou sept jours de la semaine. On y découvre aussi l’enchevêtrement des activités professionnelles et familiales: conduire son enfant à une activité, l’y attendre et travailler dans la voiture pendant cet intermède. Ainsi, la flexibilité que permet cette profession est utilisée par les enseignantes pour mettre en place des stratégies qui évitent de perturber la vie des enfants et du conjoint. Le travail «hors établissement scolaire» est structuré d’abord par les contraintes familiales et domestiques.
Ces contraintes entravent également leur carrière professionnelle: l’hypothèse d’une progression ou d’une reconversion professionnelle est différée dans le temps ou sera réalisée par étapes successives, vers le moment où «les enfants seront autonomes et où les charges familiales auxquelles elles sont assignées diminueront». Ces stratégies temporelles sont exclusivement féminines ; on ne les constate pas chez les enseignants masculins, pères de jeunes enfants et vivant en couple. Ces derniers ont passé les concours pour devenir agrégés ou chefs d’établissements et concèdent volontiers avoir bénéficié de la prise en charge exclusive des activités domestiques et familiales par leur conjointe, car ces concours demandent un investissement important.
Une étude réalisée auprès des enseignantes en école maternelle qui ont demandé l’accès à la préretraite évoque également les difficultés à équilibrer les temps professionnels et les temps sociaux. Ces difficultés s’insèrent dans des exigences professionnelles différentes de celles des enseignantes du secondaire. La charge de travail à l’école maternelle déborde dans la vie personnelle des enseignantes et génère parfois une confusion des rôles, qui est vécue comme une source d’insatisfaction. Deux rôles se combinent et se renforcent mutuellement: le rôle d’une femme dans le couple et la famille et la similitude entre le rôle d’une mère et d’une enseignante à l’école maternelle. Les entretiens mettent en évidence que certains enfants ont des demandes affectives équivalentes à celles de leurs propres enfants. Ceci induit, chez les enseignantes, le sentiment qu’elles ne pourront jamais s’évader de leur fonction et donc, de leur activité de travail: «Vous y pensez tout le temps, même le week-end et en vacances».
Elles expliquent aussi les effets sur leur santé qu’elles ont ressentis après coup, notamment une immense fatigue (physique et mentale)
«A l’âge de 30 ans, il m’était difficile de faire face aux exigences de mon travail et de mes obligations familiales en même temps. J’ai eu plusieurs années difficiles avec mes trois filles… En périodes scolaires, je me demandais toujours: ‘Comment vais-je tenir le coup jusqu’aux prochaines vacances?’. Je pense que la fatigue que j’ai ressentie vers 45 ans était due à cette période où je me sentais vraiment brisée».
La cinquantaine atteinte, ces enseignantes perçoivent qu’elles paient le prix d’avoir travaillé tout en assumant pendant de nombreuses années les responsabilités familiales (grossesses, gestion et éducation de leurs propres enfants, entretien de la maison et, parfois, soins à des parents âgés) sans s’être accordées du temps pour elles-mêmes. Les conditions stressantes de l’articulation de leurs vies professionnelle et familiale, les difficultés inhérentes à la profession, la fatigue récurrente en fin de carrière ne sont pas perceptibles par des tiers, même au sein de la sphère familiale. Pourtant ces facteurs jouent un rôle non négligeable dans leurs décisions en matière de départ anticipé à la retraite.
Il ressort également des entretiens que l’implication des enseignants masculins dans la garde leurs jeunes enfants est différente de celle des enseignantes. Ainsi, en dehors des heures de contact en face à face avec les élèves, les enseignants masculins restent à l’école plus longtemps pour corriger les travaux des élèves et préparer leurs leçons alors que les enseignantes utilisent leurs soirées et leurs week-ends à la maison pour préparer leurs leçons et corriger les travaux des élèves quand leurs enfants sont endormis.
Les téléphonistes
La conciliation vie professionnelle et vie familiale se révèle plus complexe encore lorsque les horaires de travail sont atypiques (travail de nuit, travail à pause, etc.), varient régulièrement ou – à fortiori – sont imprévisibles.
Ainsi, une étude menée à la demande de la Fédération des Travailleurs et Travailleuses du Québec (FTQ) auprès de 30 téléphonistes, mères de jeunes enfants travaillant en horaire variable et imprévisible, a analysé les stratégies déployées par ces travailleuses pour maintenir une disponibilité à la fois pour l’employeur et leurs enfants.
La variabilité horaire de ces téléphonistes est très contraignante: une travailleuse peut commencer à 8h le lundi, 16h le mardi et 6h le mercredi et les jours de congé hebdomadaires varient autant. Elle reçoit cet horaire trois jours avant son début et elle se trouve donc contrainte à assurer la garde de son enfant dans de très brefs délais.
Organiser la routine des membres de la famille (organisation des repas, des rendez-vous médicaux, des loisirs des enfants, des obligations scolaires, contraintes horaires des conjoints) s’avère d’autant plus difficile que ces téléphonistes ne peuvent donner ou recevoir des appels téléphoniques privés durant leur temps de travail!
De multiples stratégies sont mises en œuvre par ces travailleuses en vue de remplir leurs obligations professionnelles et familiales: faire des démarches pour modifier leur horaire de travail, soigner sa relation avec le supérieur hiérarchique, mettre du temps en réserve, créer un réseau de garde (qui, dans certains cas, comprend jusqu’à huit personnes), déplacer leur horaire de travail pour qu’il ne recouvre pas celui du conjoint ou prester le soir. Tout ceci leur demande du temps, de la détermination et de l’inventivité. Les incidences sur la santé physique, psychique et mentale des travailleuses de ces interpénétrations ne sont pas négligeables.
L’auteure met en évidence une différence de traitement entre les problèmes «personnels» communs aux deux sexes: prendre des pauses, prendre un repas, etc., souvent régis par des dispositions réglementaires ou juridiques ; et les problèmes de la garde des enfants ou des soins aux aînés qui sont des problèmes relevant uniquement de la travailleuse. Au fond, les difficultés liées à l’équilibre vie professionnelle-vie familiale apparaissent comme des problèmes individuels alors qu’elles découlent directement des conditions de travail.
—
A consulter:
Faute de place, nous avons dû réduire la longueur de cet article qui comprend un dernier chapitre consacré aux infirmières. Cette partie peut être consultée à l’adresse suivante:
http://www.etui.org/fr/content/download/6199/59325/file/HESAmag_05_FR_p22-24.pdf
Le numéro 5 de HesaMag, dont est issu cet article, est consacré au Temps de travail (la durée du temps de travail, l’intensification du rythme de travail, le travail de nuit et celui sur les plates-formes de forage pétrolier en mer du Nord, la flexibilité du temps de travail chez les cadres).
Le HesaMag est envoyé gratuitement par la poste à raison d’un exemplaire par abonné.
ETUI, Boulevard du Roi Albert II, 5, 1210 Bruxelles – www.etui.org – etui@etui.org
Article publié dans La Gauche n°68 (juillet-août 2014).