«Nous ne sommes qu’au début d’une régression sociale qui vise à liquider ce qui reste de nos acquis sociaux déjà terriblement mis à mal depuis 30 ans (…). L’attaque contre les acquis et l’attaque contre les syndicats sont évidemment liées (…). C’est une véritable guerre qui est lancée contre les travailleurs et les travailleuses (…). L’avenir du syndicalisme se joue ici et maintenant». (Lettre ouverte de la LCR aux syndicalistes, janvier 2012)
L’escalade dans l’offensive
Le blocage de la E40 à Herstal, lors de la grève tournante organisée par la FGTB liégeoise le 19 octobre 2015, et les deux décès attribués à ce blocage allaient servir de prétexte à une violente offensive du patronat et des partis du gouvernement Michel-De Wever pour saper le droit de grève et le vider de sa substance. Des médias n’hésitèrent pas à relayer cette offensive: un quotidien de la Cité ardente titrait même «FGTB-Stop»!
Déjà en décembre 2014, en prévision de la grève générale du 15 décembre, plusieurs dirigeants d’entreprises avaient lancé un appel en vue d’une action judiciaire pour obtenir préventivement l’interdiction des piquets de grève.
Fin 2015, ce sont les partis de la coalition gouvernementale qui sont montés au créneau. Le MR, le parti du Premier ministre Michel, déposait à l’initiative de son président Olivier Chastel et de son chef de groupe à la Chambre, une proposition de loi consacrant le «droit au travail». «Nous ne voulons pas remettre le droit de grève en question, en dépit des excès constatés lors de certaines actions syndicales», tenait à préciser Olivier Chastel, s’empressant toutefois d’ajouter: «Le droit de grève n’est pas absolu: il s’arrête là où le droit au travail commence».
La proposition de loi du MR ne touche pas au droit de grève en tant que tel, mais bien à la «liberté de travailler»: «Cela implique pour chaque travailleur non gréviste le droit de pouvoir accéder librement à son lieu de travail, d’y circuler et d’y accomplir ses activités (…). Toute atteinte illégitime portée volontairement à l’exercice de ces libertés est interdite». C’est de fait l’interdiction des piquets de grève qui se trouve au cœur de cette proposition.
La N-VA et l’Open VLD soutiennent cette proposition et vont plus loin. Ces deux partis ont déposé à la Chambre un projet de loi visant à changer le statut des syndicats. L’Open VLD –comme la N-VA – plaident pour doter les organisations syndicales de la «personnalité juridique». Ils estiment que l’on ne peut plus accepter que les syndicats, organisés jusqu’à présent en simples associations de fait, sans responsabilité juridique, échappent à toute obligation de publication de leurs finances.
La personnalité juridique: un missile sur le syndicalisme de lutte!
Interviewé par La Gauche, Francis Gomez, président des Métallos et de la FGTB liégeoise, attire l’attention sur les conséquences de la personnalité juridique: «Cela impliquerait par exemple l’obligation pour les syndicats de révéler les montants financiers dans leurs caisses de grève. Ce serait aussi les rendre responsables des ‘débordements’, des dommages causés et des infractions commises pendant les actions syndicales, avec de lourdes sanctions financières à la clé. Ce serait ni plus ni moins un moyen de briser la capacité d’action du mouvement syndical, de limiter drastiquement sa capacité et ses moyens de résistance».
Un nouveau «gentlemen’s agreement» pour le règlement des conflits
Et le CD&V dans tout ça? Fin octobre 2015, son ministre de l’Emploi, Kris Peeters, appelait le patronat et les syndicats à se mettre à table pour une «modernisation du droit de grève». «L’exercice du droit de grève doit être adapté aux circonstances d’aujourd’hui», déclarait-il dans Le Soir du 29 octobre 2015 ; «les gens ont de plus en plus de réticences avec la grève: ils veulent exercer leur droit au travail, mais cette possibilité ne leur est pas toujours laissée».
Concrètement, l’enjeu des discussions qui allaient commencer dans le Groupe des dix – la coupole qui réunit au sommet patrons et syndicats – est d’actualiser et de compléter l’accord non contraignant, le «gentlemen’s agreement» du 18 février 2002, entre employeurs et syndicats. Cet engagement sur l’honneur balisait le comportement des deux parties en cas de grève. Les patrons s’engageaient à privilégier la concertation sociale et à ne pas recourir à la justice en cas de conflit, «aussi longtemps que tous les moyens de concertation n’ont pas été épuisés». Les syndicats s’engageaient à respecter toute la procédure, parfois longue, avant de déclencher un mouvement, et de ne pas couvrir les actions spontanées.
Ceci n’avait pas empêché, depuis, des patrons du privé ou d’entreprises publiques ou semi-publiques d’avoir recours aux tribunaux, requêtes unilatérales, huissiers et astreintes. Ni d’engluer, bon gré mal gré, les syndicats dans la concertation sociale, au détriment de plans de mobilisation… Avec les piètres résultats que l’on sait!
Une bombe à fragmentation
Il ne faut pas aller chercher très loin les sources d’inspiration du nouveau protocole présenté au Groupe des dix. Elles émanent des propositions de loi évoquées plus haut, ainsi que des prises de position patronales et gouvernementales. Voici les principales mesures sur lesquelles les «partenaires sociaux» devraient marquer leur accord:
– «Épuiser toutes les voies de concertation, médiation et conciliation avant de procéder à des actions collectives (…), en complétant les procédures existantes, la forme, le contenu et le délai pour annoncer valablement une action, ainsi que les mesures qui seront appliquées en cas de non-respect des règles et procédures sectorielles ou interprofessionnelles…».
– La porte largement ouverte à la responsabilité juridique: «Dans le préavis, lors d’une action, mention explicite sera toujours faite des données d’identité et de contact d’une personne, ainsi que l’organisation qu’elle représente. Seulement dans ce cas, le préavis de l’annonce sera valable (…). Cette personne se porte garante du bon déroulement de l’action (…) et veillera à prendre toutes les précautions nécessaires pour prévenir des actes illégaux et/ou juridiquement punissables visés au point 1».
– Le point 1 touche aux piquets de grève, vidés de leur mission, de leur fonction: «Les partenaires sociaux désapprouvent fermement des actes comme, par exemple (1) les blocages d’autoroutes (déjà interdits par le Code pénal!), mais aussi les zonings industriels (…) ; (2) «Le piquet de grève qui s’accompagne de violences ou d’entraves à la liberté du travail par contrainte exercée sur les non-grévistes ( …) ; le droit de grève doit s’exercer dans le respect de la liberté du travail des non-grévistes (…), ainsi que du droit pour la direction de l’entreprise de pénétrer dans les locaux».
– Et pour conclure, «il appartient aux pouvoirs publics, en cas de dérapage ou d’actes illicites, d’assumer leurs responsabilités et d’intervenir de manière appropriée, en vue d’y mettre fin»!
Et maintenant ?
«Ce ‘gentlemen’s agreement 2.0’ (!) va à l’encontre des droits les plus élémentaires des travailleurs», nous déclare encore Francis Gomez. «Ce ne sont pas quelques amendements à la marge qu’il faut discuter. C’est le rejet en bloc de ce protocole qu’il nous faut opérer. Car, ce qu’il vise, c’est le démantèlement du droit de grève lui-même, de la solidarité de classe ; c’est briser la capacité du monde du travail d’agir en tant que collectif et de construire un rapport de force face à l’offensive du patronat et du gouvernement».
Devant la rupture (provisoire!) de la concertation sociale dans le Groupe des dix, le gouvernement a déjà laissé entendre qu’il n’excluait pas le recours à la voie législative pour codifier le droit de grève, son encadrement et son application. Pas besoin d’être grand clerc pour savoir où ça va nous mener! Il faut tout faire pour empêcher ce type de codification par la loi. Mais l’alternative n’est certainement pas, pour les syndicats, la reprise de la négociation au Groupe des dix, avec le revolver sur la tempe! L’alternative, c’est au contraire de sortir de l’engluement de la concertation dans laquelle les directions de la FGTB et de la CSC sont en train de s’enfoncer de plus en plus profondément. L’avenir du syndicalisme se joue ici et maintenant.
Il n’y a pas d’alternative, il faut recréer un climat de mobilisation impliquant la masse des travailleur.euse.s, avec ou sans emploi, du privé et du public, de la FGTB et de la CSC. Seule la lutte de tous, syndicats et mouvements sociaux tous ensemble permettra de barrer la route à cette offensive du patronat et du gouvernement. Autrement dit, il faut chasser ce gouvernement de malheur et imposer un changement de cap fondamental, anticapitaliste!
Les piquets de grève encore plus nécessaires aujourd’hui qu’hier !
«Nous respectons le droit de grève, mais celui-ci ne peut plus être exercé comme dans les années 80 et 90», nous dit-on en substance et sur un ton mielleux, et cela au nom du droit et «la liberté du travail». En vérité, les piquets de grève sont encore plus nécessaires aujourd’hui qu’hier. Sans ces piquets devant leur entreprise, un nombre croissant de travailleurs et de travailleuses ont peur de faire grève. Surtout dans les PME: les travailleurs intérimaires, à temps partiel, avec contrats à durée déterminée, avec une part de la rémunération soumise au bon vouloir de la hiérarchie hésitent deux fois plutôt qu’une à faire grève, alors qu’ils et elles ont encore bien plus de raisons de se mettre en grève!
Article à paraître dans La Gauche #76, mars-avril 2016.