Au lendemain de la deuxième guerre mondiale le poète et peintre néerlandais Lucebert, membre du groupe CoBrA, écrivit un poème dont je vous cite une partie. Ma traduction manque évidemment les qualités de l’original.
Dans ces temps-ci ce que l’on a toujours nommé
Beauté a brûlé la face de beauté
Elle ne console plus les gens
Elle console les larves les reptiles les rats
Mais l’homme elle lui fait peur
Et elle le frappe avec la conscience
D’être une miette de pain sur la robe de l’univers
Lucebert (1924-1994) avait de bonnes raisons de se méfier de la beauté glorifiée par les esthètes. Un nombre non négligeable parmi les organisateurs de la barbarie nazie glorifiaient Goethe et Rembrandt. Le génocide avait pour but, selon eux, de purifier le monde en le rendant plus beau. Chez Platon le Beau est bon et le Bon ne peut être que beau. Cette idée idéaliste, dans les deux sens du mot, continuait son chemin au Moyen Âge et au-delà. Aujourd’hui par contre, elle n’a plus tellement cours. La généralisation de la marchandise, dont font de plus en plus partie les sentiments humains, a produit une aliénation qui ressemble à la schizophrénie. Nous nous comportons sur le lieu de travail différemment envers les collègues qu’entre amis, et encore différemment au restaurant. Dans certaines circonstances politiques et sociales cette multiplication de notre personnalité peut revêtir des formes psychopathologiques.
Les fours crématoires ont brûlé la face de Beauté. Il se peut que les blessures guériront avec le temps, mais les cicatrices resteront. Méfions-nous de la trompeuse beauté. Théodore Adorno se demandait si l’on pouvait encore écrire de la poésie après Auschwitz. Si l’on conçoit la poésie comme une médecine qui apporte sérénité, joie et conciliation avec le monde la réponse ne peut être que négative. C’est également le cas pour la musique. La musique de Chostakovitch ne suscite pas de sérénité et ne vous concilie pas avec ce monde cruel. Tant mieux. Je laisse de côté, n’étant pas compétant dans ce domaine, si cela est aussi valable pour le Heavy Metal. La « musique savante » de nos jours, en tout cas celle que je considère de qualité, refuse flagorneries, gâteaux mielleux et autres sucreries. La vie est dure, menaçante, dangereuse. L’artiste d’aujourd’hui doit combattre son diabète artistique.
La Grande Transformation dans le sens que Karl Polanyi lui a donné, c’est-à-dire la transition de la société « traditionnelle » vers l’économie de la généralisation de la marchandise, a changé fondamentalement nos conceptions, nos comportements, notre psychologie par rapport au monde des humains et celui de la nature environnante. Elle a donc changé aussi notre attitude envers et notre conception de la beauté.
La production musicale depuis le Moyen Âge jusqu’à la période romantique en passant par le baroque, est caractérisée par un son agréable. Le compositeur veut entretenir son auditoire, non pas par des mélodies sentimentales, mais par un effet voluptueux, par un effet physico-psychologique de plaisir, et c’est ce qu’on lui demande. Tandis que dans la société actuelle, caractérisée par la sentimentalité et le kitsch et ce qu’on nomme l’art pour le peuple, la musique dite « savante » hésite à produire de la volupté. Elle veut émouvoir, mais pas seulement par des sons qui caressent nos sens. Le plaisir qu’elle nous donne est d’un autre ordre que celui d’antan. Sans doute les gens des temps anciens, pleins de misère et de laideur, avaient-ils un grand besoin de beauté, tandis que dans le monde de nos jours, dans un certain sens aussi cruel et laid que le vieux, ce besoin prend d’autre formes et contenus chez ceux qui se posent des questions.
Mais le besoin de sentimentalité est bien réel dans un monde qui, comme le dit le Manifeste communiste, a « noyé dans les eaux glacées du calcul égoïste les frissons sacrés de l’exaltation religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la mélancolie sentimentale des petit-bourgeois », sans pour autant nous donner une alternative. Mais avant de condamner le sentimentalisme comme un opium du peuple, cherchons à éliminer les causes de ces besoins, et ne nous sentons pas trop coupables d’écouter avec une certaine émotion Edith Piaf. N’oublions pas non plus que le pouvoir fétichisant du capital est énorme et qu’il transforme même la production artistique de ses ennemis non seulement en marchandise, mais en opium. Ainsi les chansons de l’Opéra de Quat’sous de Kurt Weill sur des textes de Bertolt Brecht en 1928 (ou s’agit-il des textes de Brecht mis en musique par Weill ?) ont perdu dans le business musical leur caractère de parodies critiques du sentimentalisme. Elles sont devenues de véritables chansons sentimentales. La même chose s’est passée avec l’opéra Mahagonny (1930) des mêmes auteurs. Je pense à l’Alabama Song qui a été interprété après guerre par The Doors et par David Bowie, sans oublier Ute Lemper.
Tant qu’on n’aura pas aboli le système, l’avant-garde sera inévitablement absorbée et mise au service du système. Ce qui ne devrait pas induire les artistes à baisser les bras, au contraire.
(La semaine prochaine : Cosmopolitisme)
photos: crématorium, Buchenwald (détails)