Entretien. Historien et spécialiste du Maghreb colonial, cinquante ans après les faits, René Gallissot revient sur la « disparition » de Mehdi Ben Barka.
Comment dépeindre aujourd’hui Ben Barka ?
Pour dresser un portrait politique de Ben Barka, on peut partir de la manifestation de ce 31 octobre à Paris, la Marche pour la dignité et contre le racisme où, parmi les milliers de manifestants, femmes et hommes des quartiers populaires, on pouvait voir un portait de Mehdi Ben Barka. Évidemment cette présence était liée à la célébration, l’avant-veille, du 50e anniversaire de sa disparition, mais on peut le voir comme un signe politique adressé aux jeunes des villes prolétaires, comme l’actualité de la pensée politique de Ben Barka dans les luttes d’aujourd’hui.
L’action politique de Ben Barka s’emploie d’abord à gagner l’indépendance du Maroc, reconnue par la France en 1956 alors que dure la guerre coloniale en Algérie. Président de l’Assemblée nationale consultative, Ben Barka est à Rabat et fait campagne pour un régime démocratique dans lequel le gouvernement est placé sous la responsabilité de l’Assemblée élue. Il s’oppose ainsi à Hassan II. Rompant avec l’Istiqlal qui se rêve parti unique, il devient le leader du combat démocratique en fondant le parti de l’Union nationale des forces populaires qui donnera naissance plus tard à l’Union socialiste des forces populaires.
Se réclamant du socialisme, Mehdi Ben Barka soutient un projet de développement national par la nationalisation de la banque d’État et par des offices publics, la restitution aux paysans des biens usurpés par la colonisation. En 1960, Hassan II écarte la gauche du gouvernement. Mehdi Ben Barka s’appuie sur la jeunesse et le syndicalisme, et entend généraliser l’école pour les filles et les garçons. Il est un des rares leaders politiques à ne pas s’enfermer étroitement dans son seul nationalisme.
Comment s’inscrit son combat dans l’époque ?
Il est d’abord le partisan d’un Maghreb fédéré pour mettre fin à la guerre en Algérie et trouver une solution à la question des frontières et du Sahara. En 1963, la guerre dite des sables entre le Maroc et l’Algérie, à laquelle il s’oppose, lui vaut une première condamnation à mort et l’exil. Sous accusation de complot, une seconde condamnation à mort suivra, illustrant la force de l’opposition royale à sa voie démocratique. Hassan II s’approprie le nationalisme qui serait un monopole royal, et s’appuie sur un fondamentalisme islamique. « Lui ou moi » laisse dire Hassan II.
L’action de Ben Barka s’inscrit dans la situation mondiale des années 1950-60, point culminant des luttes anticoloniales, anti-impérialistes, internationalistes. Le 14 juillet 1958, est proclamée à Bagdad une république d’Irak plurielle et fédérale pour les minorités, et la victoire de la révolution cubaine en 1959 retentit comme un exemple pour le tiers monde. Ces luttes combinent à ce moment luttes de libération nationale et luttes sociales. Le tour de force de Ben Barka est de prendre la tête de ce rassemblement des mouvements des trois continents sans se subordonner ni rompre avec l’URSS et la Chine.
C’est la marche vers la création de la Tricontinentale, conférence de solidarité avec les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine qui doit tenir congrès en janvier 1966 à La Havane. Son programme prévoit de relier tous les mouvements de luttes pour l’indépendance au-delà du cadre de la Conférence de Bandung de 1955, de développer la solidarité entre pays du tiers monde, d’être une des composantes d’une révolution mondiale, de lutter contre l’apartheid (notamment en Afrique du sud), contre la globalisation, l’impérialisme, le colonialisme et le néolibéralisme. L’absence de Ben Barka, « disparu » depuis le 29 octobre 1965, pèsera lourdement sur l’avenir de la Tricontinentale qui ne tiendra pas sa deuxième conférence prévue en 1968 à Cuba.
Et donc quelles sont les motivations de cet assassinat ?
Comme chaque fois, journalistes et agitateurs politiques font joujou avec les interprétations d’interventions internationales, les accusations de complots et l’histoire dite secrète qui dispense d’une analyse politique, ou vers l’accumulation des faits divers, celle d’opérations de truands, qui cachent l’exécution d’un crime d’État. L’enlèvement de Ben Barka répond à une décision d’Hassan II qui met à profit les concours de services des États complices dans les alliances qui lui servent. La CIA a ses entrées au Palais. Elle suit Ben Barka pour son action pour la Tricontinentale, aussi laisse-t-elle agir Hassan II. Ex-officier à la Résidence française devenu général marocain, Oufkir continue à recourir aux services secrets de l’État d’Israël, notamment chargés de la surveillance de Ben Barka à Genève et à Paris, y compris pour être reçu à l’Élysée. Le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE) est en liaison avec les services royaux du Maroc et est au courant un mois avant d’une opération à Paris concernant Ben Barka.
À partir de là, les détails du déroulement de l’enlèvement et de l’assassinat importent peu. C’est le cadavre qui manque. Selon la formule de Daniel Guérin, « ce mort aura la vie dure ».
Gouvernements, journalistes, médias ont concentré l’attention sur les agents de l’opération, personnages secondaires (Figon, Lopez, Souchon, etc.) et tristes exécutants. Jusqu’à aujourd’hui « l’affaire Ben Barka » met Figon au premier plan, comme l’a fait l’Express.
Si De Gaulle pense plus que pis d’Hassan II, lors de la campagne présidentielle face à Mitterrand qui prétend qu’il fera la vérité sur l’enlèvement, il n’en fixe pas moins les limites d’implication du côté français. C’est la barre à ne pas dépasser qui vaut jusqu’à aujourd’hui. Lors de sa conférence de presse du 21 février 1966, De Gaulle affirme : « Du côté français, que s’est-il passé ? (…) Ce qui s’est passé n’a rien eu que de vulgaire et de subalterne ». Pourtant, il est indéniable que le SDECE a assuré l’intendance, et que le ministre de l’Intérieur Roger Frey a couvert la disparition et l’assassinat, en ayant connaissance des allées et venues des responsables marocains (Dlimi, Oufkir) présents à Paris et des vols d’avions vers le Maroc. Coupable de complicité en cachant pendant trois jours la disparition.
Cette complicité dure-t-elle encore ?
Oui. Depuis cette époque, les positions n’ont guère varié. Il s’agit d’un jeu de balançoire entre les gouvernements français et marocains. Côté français, c’est une affaire « marocaine ». Pour les autorités marocaines, il s’agit d’une affaire française… C’est dans cette scandaleuse logique que s’inscrit le récent accord franco-marocain amendant la Convention d’entraide judiciaire entre la France et le Maroc. L’accord prévoit qu’un juge français chargé d’enquêter sur une infraction commise au Maroc devra prioritairement se dessaisir au profit de la justice marocaine, cela même si la victime est française, et même en cas de torture.
Les refus successifs des gouvernements des deux côtés de la Méditerranée de reprendre réellement l’instruction de « l’affaire Ben Barka » illustre la continuité d’une complicité entre le Palais royal et les gouvernements de la République française. Les commissions rogatoires internationales ne sont pas exécutées au Maroc. Malgré les déclarations présidentielles, le « déclassement du secret-défense » des archives des services spéciaux français reste en suspens. La CIA n’a fait qu’un déclassement partiel, et les témoignages des chefs des services israéliens multiplient des versions différentes, que recopient des journalistes.
Plus que jamais, en cette période de reculs sociaux, de contre-révolution, c’est le silence, la soumission à la barre « du vulgaire et du subalterne », cette complicité qu’il faut rompre. La vérité est connue, et pour faire justice, il faut cesser de se cacher derrière la prétendue raison d’État.
Propos recueillis par Robert Pelletier
Références
– Le livre le plus complet, celui de l’avocat Maurice Buttin, Ben Barka, Hassan II, De Gaulle, ce que je sais d’eux, Karthala, 2010.
– Réédition : Mehdi Ben Barka, Écrits politiques 1957-1965, préface de François Maspéro et introduction de René Gallissot, Syllepse, 1999.
– Vient de paraître : Mehdi Ben Barka, 50 ans après, préface de Bachir Ben Barka, introductions de René Gallissot et Maurice Buttin, Association Sortir du colonialisme, Les Petits Matins, 2015.
Source : NPA