Jérôme Pimot est un ancien livreur à vélo de repas à domicile à Paris. Il a travaillé pour différentes entreprises de l’économie dite collaborative (Deliveroo, Take Eat Easy, Tok Tok Tok) et se bat depuis pour la défense des droits des livreurs qui exercent une profession apparaissant comme ultra précaire. La Gauche l’a interviewé afin qu’il nous fasse part de son combat (LCR-Web).
Jerome, tu étais livreur de repas à domicile à Paris. On dirait que le marché de la livraison explose, et on voit de plus en plus de livreurs sur les routes des grandes villes. Peux-tu expliquer en quoi consistait exactement ton métier?
Alors, d’abord, ce n’est plus mon travail puisque que Deliveroo a rompu mon contrat en mars 2016. Mais je peux dire que j’étais parmi les premiers livreurs à Paris puisque j’ai commencé en juillet 2014. Et pour avoir duré jusqu’en 2016, je pense être celui qui a pratiqué le métier le plus longtemps. D’autant que j’ai fait 3 boites différentes…
Le job, c’est d’aller chercher un repas dans un restaurant et de le livrer à un client chez lui. On est des supers serveurs – non plus dans une salle mais dans la ville ! Les entreprises pour lesquelles on travaille sont des plateformes ; elles ont mis en place des applications qui mettent en relation un livreur, un restaurant et un client – en échange de quoi elles prélèvent une commission. Ça ne m’étonne pas que la livraison ait pris aussi vite dans la restauration. C’est un secteur ou on cherche toujours à «gratter» au maximum sur le coût du travail, mais au détriment du personnel, et du client aussi au final.
Pour les livreurs français, on parle du statut d’auto-entrepreneur. Les livreurs sont donc indépendants et pas des salariés?
De base, un auto-entrepreneur est un travailleur indépendant. Un mini créateur d’entreprise. Tu as une idée, tu crées ton activité et pour ne pas prendre trop de risques, l’auto-entreprenariat te permet de très vite pouvoir gagner de l’argent de ton concept. L’auto-entrepreneur est surtout fait pour des petits jobs sans qualification ou pour des artisans qui veulent se lancer sans monter une société classique.
Mais, comme tout créateur d’entreprise, l’auto-entrepreneur sort du régime général du salarié. Il cotise au RSI (Régime social des Indépendants).
Mais toi, tu t’es récemment rendu aux prud’hommes pour contester ton statut d’auto-entrepreneur. Peux-tu en dire plus?
Après mon premier mois de travail chez Tok Tok Tok en juillet 2014, je me suis posé plein de question sur justement cette fameuse «indépendance» qu’on m’avait vendue. Il faut savoir que j’ai été salarié de 16 ans (j’ai débuté apprenti) à 42 ans, et ce dans différentes structures: je sais donc ce que c’est être un salarié.
Et bien chez Tok Tok Tok j’ai eu à un moment l’impression d’être salarié, et pas indépendant. Je veux dire que j’avais l’impression d’être sous les ordres d’un gars et d’une structure.
Il se trouve que j’ai un ami juriste. Je lui en ai parlé et il m’a très vite expliqué qu’en fait, la façon dont je travaillais faisait de moi un salarié. Doutant encore, je lui ai montré le contrat commercial que j’avais signé – un contrat de trente pages quand même! Il l’a feuilleté et puis m’a dit tout net: «Ben voilà c’est ça, c’est bien ce que je disais: c’est un contrat de travail». Et là, il m’a expliqué ce qu’était le lien de subordination, principe qui fait la différence entre un salarié et un indépendant: le lien de subordination, c’est être soumis à l’autorité d’une personne et devoir lui rendre des comptes. Bref, je n’avais pas grand chose à voir avec un indépendant (je devais obéir à des supérieurs et ils fixaient eux-mêmes ma rémunération) même si je prenais des risques et que je payais moi-même les cotisations sociales. Alors, tu vois, les livreurs à vélo cumulent tous les inconvénients du statut d’auto-entrepreneur sans ses avantages…
Et du coup, tu es allé contester ton statut d’auto-entrepreneur au tribunal, et tu as demandé à être reconnu comme un salarié – avec tous les avantages que ça implique…
Oui, j’ai assigné Tok Tok Tok aux prud’hommes pour dénoncer cette escroquerie. Ma procédure porte sur la requalification de mon contrat commercial en contrat de travail, et ce n’est pas rien! En dehors d’être réintégré dans le régime général de façon rétroactive, je pourrais toucher les salaires que j’aurais du toucher sur la base du SMIC [Salaire minimum interprofessionnel de croissance]. Mais surtout, Tok Tok Tok devra payer les cotisations patronales (ce que beaucoup appellent les «charges») liées à mes salaires.
Et le verdict a été prononcé ?
Non, pas encore. Pas fou, Tok Tok Tok a fait traîner la procédure le plus longtemps qu’il pouvait. L’entreprise a utilisé tous les reports d’audience possibles. Mais en mai 2016, nous avons quand même enfin pu plaider, et la décision est tombée en juin: l’affaire a été reportée devant un juge départiteur! En gros ça veut dire que les quatre conseillers prud’hommaux (ils sont deux salariés et deux patrons) n’ont pas réussi à trancher. C’est normal, m’a-t-ont dit: cette affaire n’a pas de précédent et est vouée à faire jurisprudence. Le truc c’est que l’affaire est reportée… d’entre 12 et 18 mois. Et pour info, j’ai lancé la procédure en décembre 2014!
Et en même temps, s’ils tranchent en ta faveur, je présume que c’est tout le modèle de l’économie collaborative («le modèle Uber») qui est déstabilisé?
Bingo! Parce que le «modèle Uber», c’est quoi? C’est des travailleurs sans droit du travail: c’est des gars qui se vendent par-ci et par-là sans aucune protection sociale. Au fond, l’ubérisation c’est un peu «l’intérim 2.0» – mais davantage zéro que deux. Dans le «modèle Uber», tu n’as même pas de contrat de travail! Alors c’est sûr qu’à ce petit prix, on retrouve tous un emploi, et très vite! Mais, bon, quel travail! Tu as lu Germinal?
Est-ce que tu sens, dans le monde syndical français, qu’on s’intéresse suffisamment à ces milliers de «faux indépendants» ou «faux auto-entrepreneurs»? As-tu été en contact avec des syndicats?
Oui on s’intéresse aux livreurs chez les syndicats. J’ai été contacté par la CGT et je les rencontre bientôt. La presse aussi a fait de sérieux progrès quant à son regard sur notre métier. Concernant ce qu’on appelle «l’ubérisation», j’ai fait en sorte de transférer les caméras, les micros et les journaux vers nos vélos, là où avant on ne s’intéressait qu’aux taxis.
Maintenant, je pense que c’est à chacun des travailleurs des professions «uberisées» de faire de même, et à chacun des travailleurs des professions «uberisables» de rester très vigilants.