Mercredi 21 mai est sorti en salle le nouveau film des frères Dardenne (1), qui a été un des événements du dernier festival de Cannes. Comme son contenu est sujet à discussion, la page culture de l’Anticapitaliste ouvre le débat à travers deux chroniques de ce film.
Une jeune femme, Sandra (Marion Cotillard, magnifique tant elle sait se voûter pour s’adapter à son rôle de technicienne dépressive), n’a qu’un week-end pour sauver son emploi et inverser le résultat d’un référendum qui propose l’obtention d’une prime contre la suppression de son poste. Partout dans le monde, les salariéEs sont placés devant des choix qui les opposent les uns aux autres, les piègent aussi bien qu’un chantage. Partout, c’est-à-dire dans l’entreprise moderne, celle qui doit faire face à la « concurrence internationale », être compétitive : le fric ou l’emploi ? Une loi française vient même d’être promulguée pour encadrer ce choix (l’ANI), c’est tout dire !
Jean-Pierre et Luc Dardenne signent donc un état des lieux implacable de ce monde du travail mais passent un peu à côté de leur sujet par manque de réalisme et de connaissance minimale du monde du travail.
Ni en France ni en Belgique, on ne peut légalement licencier une salariée au retour d’un congé maladie et encore moins par le biais d’un référendum. Des patrons ne se privent certes pas de violer la loi et de licencier des salariés malades mais à condition que personne ne moufte ! Ce qui n’est pas le cas ici où deux salariés de l’entreprise se révoltent et vont aider Sandra à regagner sa dignité. Notons que dans la vraie vie, ils seraient allés voir la FGTB et le problème était résolu… Mais il n’y aurait pas eu de film ! Autre problème, plus grave pour les frères Dardenne, c’est qu’ils sont totalement déconnectés du prolétariat réel et de la société réelle. Ils présentent une prime de 1 000 euros comme une somme fabuleuse, un appât décisif pour supprimer un poste de travail. Pourtant, tous les salariés présentés dans le film se paient à crédit leur maison principale et/ou possèdent une voiture à plus de 20 000 euros !
Ne boudons néanmoins pas ce film où les prolos sont des Belges de toutes origines, comme dans la vraie vie cette fois (wallons, marocains et congolais), et où l’héroïne se remet difficilement d’une dépression due au harcèlement d’un contremaître et d’un patron ignoble. Le suspense est intense pendant tout le film car il n’est jamais certain que Sandra trouvera la force d’aller jusqu’au bout, tant la possibilité de fuir par le biais de sédatifs et autres anxiolytiques est forte. L’amour d’un mari (Fabrizio Rongione) et sa pulsion de mère lui permettra pourtant, au-delà du résultat du référendum, de finalement gagner son combat.
Sylvain Chardon
Une course contre la montre au cœur de la lutte des classes… Les Frères Dardenne sortent donc leur 9e film, un film au cœur du monde ouvrier. Des ouvrierEs si peu filmés, si souvent caricaturés au cinéma. Ici, la quasi-totalité des personnages sont des ouvrierEs.
On peut peut-être reprocher au film de ne pas être précis sur tel ou tel point du droit du travail, voire de manquer de crédibilité, et de faire conduire des voitures trop chères aux acteurs, ou habiter des maisons qui ne soient pas dans un bidonville. Mais l’œuvre des frères Dardenne est avant tout une œuvre de fiction. Ancrée dans la réalité, ancrée dans un monde social certes mais une œuvre de fiction. Et la question qu’évoquent les frères Dardenne ici est celle d’individus mis face à un choix qui engage leur humanité. Ces questions, ces individus face à un choix qui donnera un sens ou un autre à leur vie, est sûrement le fil rouge de leur filmographie. Déjà dans la Promesse, en 1996, un ado était pris entre la promesse faite à un ouvrier sans papier qui meurt entre ses bras et le risque de trahir son père.
Dans ce nouveau film, les salariéEs, les collègues de Sandra ont à choisir entre une prime et leur collègue. Ce choix, finalement simple, apparaît comme une parabole de ce qu’est aujourd’hui l’organisation du travail dans de nombreuses entreprises : le management qui casse les collectifs et qui met en concurrence les salariéEs les uns avec les autres, faisant reposer sur eux des choix qui n’en sont pas. Combien d’entreprises ont demandé à leurs salariéEs d’accepter de travailler de nuit, ou de baisser les salaires pour échapper à la menace d’un plan de licenciement ou d’une délocalisation ?
Le film évite les réponses simples et dresse des portraits complexes de ces ouvriers pris dans leurs difficultés quotidiennes et pour qui ces mille euros peuvent représenter une bouée. Entre le courage de l’une et la lâcheté des autres.
Moins radical, tant dans la narration que dans la manière de filmer (on est loin des longues séquences caméra à l’épaule, souvent dans la pénombre, de Rosetta ou du Fils), ce film s’inscrit dans une filmographie d’une incroyable richesse et d’une grande cohérence. C’est presque banal de le dire pour un film des frères Dardenne, mais c’est une œuvre importante. Car au-delà des questions sociales et politiques que ce film prend à bras-le-corps, c’est un film haletant, une sorte de course contre la montre au cœur de la lutte des classes, servie par des acteurs qui semblent tous être à leur place. Un film superbe, qui aide à penser l’émancipation à hauteur d’individu.
Pierre Baton
1 – Deux jours, une nuit de Jean-Pierre et Luc Dardenne, avec Marion Cotillard, Fabrizio Rongione et Pili Groyne.
Source : NPA