Ces jours-ci, un certain nombre de militants de gauche, désorientés par l’accélération impressionnante de l’histoire en Grèce, et par les tournants brusques au sein de la direction de Syriza, hésitant entre les éloges « au fin stratège, Alexis Tsipras » et sa condamnation pour « haute trahison », relisent et diffusent un article de Dimitris Alexakis (datant de février 2015) « Nous avons besoin de temps et nous ne pouvons pas revenir en arrière »[1]. Ils y trouvent les arguments permettant de laver l’honneur du Premier Ministre grec mais ils omettent le plus souvent de préciser que cette « réponse de Dimitris Alexakis aux sévères critiques à l’encontre du gouvernement grec » se rapporte aux négociations des premiers mois de 2015. L’article est daté du 25 février et fait suite à la signature d’un premier accord avec les créanciers le 20 février 2015[2], fortement contesté par l’aile gauche de Syriza.
Mais revenons au contenu de cet article qui semble intéresser au plus haut point nos chers camarades.
Petit résumé. Dimitris Alexakis s’en prend assez rudement aux « critiques sévères » de ténors de la gauche de Syriza et d’alliés européens « Stathis Kouvelakis, Kostas Lapavitsas, Tariq Ali et Manolis Glèzos à l’encontre du gouvernement grec («capitulation» face aux diktats de la BCE et du ministre des Finances allemand, «reniement» du programme de Thessalonique, voire «trahison» des dirigeants) ». L’auteur de l’article cerne les divergences qui existaient entre l’aile majoritaire (Tsipras) et la Plate-forme de gauche : « La ligne défendue par «l’aile gauche» de Syriza avant les élections reposait sur la conviction qu’il est impossible de lutter contre les politiques d’austérité et de faire advenir une autre politique dans le cadre de l’euro ; en l’absence de «partenaires» dignes de ce nom et de dialogue possible, Syriza devait adopter une stratégie de rupture et placer au centre du débat la question de la sortie de l’euro. La critique qu’ils formulent aujourd’hui est que la ligne majoritaire, celle qui l’a finalement emporté au sein du parti, reposait sur une ambiguïté — une ambiguïté qui, à l’épreuve du réel, a volé en éclats ».
Il brosse ensuite un aperçu de la stratégie du gouvernement : « qu’on le veuille ou non, Syriza a bien été élu pour mettre en œuvre le programme de Thessalonique ET conduire une renégociation d’ensemble des accords liant la Grèce au service de la dette. Cette proposition était peut-être bancale, il n’empêche: l’alternative que Syriza a proposée aux électeurs grecs était sous-tendue par l’idée qu’un espace de négociation était (peut-être) possible, qu’une brèche pouvait (peut-être) être ouverte, que la politique européenne pouvait (peut-être) être infléchie. (…) il fallait essayer, il fallait en passer par là et aller au bout de ce processus.» Dimitris Alexakis poursuit « en suivant jusqu’au bout la stratégie annoncée avant les élections (…) le gouvernement grec a pris à témoin le peuple grec, les citoyens grecs qui l’ont élu, ceux qui, en très grand nombre, ont soutenu sa stratégie de renégociation, et tous les peuples d’Europe. Moins que de «capitulation», il faudrait peut-être parler de «clarification» : la pièce qui se jouait jusqu’alors en coulisses, avec les gouvernements grecs précédents, se joue à présent au grand jour… » une explication qui semble bien convenir aux inconditionnels de Tsipras en cette deuxième quinzaine de juillet, une crise plus loin.
Faisons « comme si… »
Autre argument qui porte : « Si la violence des institutions européennes apparaît aujourd’hui à nu, si l’Europe s’est trouvée acculée à répondre par la violence, le déni de la démocratie, le chantage, aux exigences du gouvernement grec, il faudrait prendre garde de ne pas oublier qu’elle l’a fait en réponse et par réaction aux élections grecques (de janvier) et à la stratégie suivie par le gouvernement après les élections — une stratégie reposant d’une certaine façon sur un «comme si» : «Faisons comme si l’Europe était démocratique ; faisons comme si une véritable négociation pouvait avoir lieu ; faisons comme si les revendications d’un gouvernement élu pouvaient être entendues ; faisons comme si l’Europe pouvait prendre en compte la crise humanitaire qui ravage la société grecque ; faisons comme si l’Europe pouvait entendre la voix de la raison. »
J’appuie un instant sur le bouton « pause » : pour signaler que je ne tiens en aucun cas l’auteur de l’article comme responsable de l’utilisation de son propos a posteriori. Et je précise que plusieurs de ses écrits depuis lors[3] ont « corrigé » sa perception du protocole de février et des négociations qui se sont poursuivies.
Nous voici en juillet 2015, nos « camarades » ont enfin trouvé les arguments qui soulagent leur mauvaise conscience, habitués qu’ils sont à se positionner derrière des « chefs de file », des « leaders », voire des « sauveurs suprêmes », ils ne se voyaient pas trop accabler le camarade Tsipras. Ils ont maintenant en leur possession le « kit d’explication de la crise grecque » qui va leur permettre de parler doctement de l’Europe de demain dans les messages qu’ils vont sans tarder poster sur Facebook.
Maintenant ils savent : les Grecs ont joué le jeu du « comme si… » mais en face, ce sont des méchants qui ne respectent pas les règles. Merci les Grecs de nous avoir permis d’enfin comprendre que les méchants sont méchants, surtout les Allemands qui « ont toujours fait la guerre aux autres ».
Je caricature ? Peut-être, mais il y a lieu de se demander pourquoi les points de vue qui s’exprimaient dès février (et avant d’ailleurs) n’ont pas été intégrés en vue des négociations dans les mois qui ont suivi. Pourquoi on a continué dans le « peut-être bancal », pourquoi on a persisté dans l’idée « qu’une brèche pouvait (peut-être) être ouverte, que la politique européenne pouvait (peut-être) être infléchie ».
L’intransigeance des créanciers, la nature des institutions européennes, du FMI, des mécanismes de l’endettement, les conséquences catastrophiques des deux premiers mémorandums, tout cela est clairement apparu au cours des 5 dernières années.
Et il y a bien d’autres débats que « la crise grecque » éclaire. A-t-on le pouvoir quand on accède au gouvernement? Comment créer un rapport de forces favorable ? La mobilisation populaire doit-elle n’être qu’une force d’appoint pour débloquer des négociations ? Comment garantir la démocratie et le débat dans des périodes de grandes tensions ? Comment éviter accaparement et concentration de pouvoir, bureaucratisation ? Comment articuler lutte sociale et politique ? Au plan national et au plan européen ? Quelle attitude face à l’Euro et à l’Union Européenne ? Quelle perspective politique/institutionnelle?
A-t-on le droit, ici en Belgique, de prendre position dans ces débats ? Oui ! car la Grèce est, à cet égard aussi, le laboratoire de l’Europe du capital.
Nous sommes tous grecs
Je sens déjà des regards suspicieux se poser sur moi. J’entends les « J’aimerais bien vous y voir vous négocier avec la horde des créanciers… » et « Tsipras a été courageux jusqu’au bout mais… »
Je les entends d’autant mieux que dans ma vie militante j’ai souvent entendu les mêmes rengaines.
Il n’y a pas si longtemps, la version belge du jeu du « Comme si… » c’était « Faisons comme si la concertation sociale n’était pas morte ; faisons comme si une véritable négociation pouvait avoir lieu avec les patrons ; faisons comme si on pouvait les convaincre de faire changer d’avis ensemble au gouvernement ; faisons comme si le gouvernement pouvait prendre des mesures équitables ». Bref faisons comme si « une brèche pouvait (peut-être) être ouverte, que la politique européenne pouvait (peut-être) être infléchie ».
Et aux militants syndicaux combattifs qui voulaient une rupture avec les politiques d’austérité, qui voulaient dégager ce gouvernement 100% au service du capital et qui savaient que sans un plan d’action sérieux on n’y arriverait pas, on répondait « non ce n’est pas une grève politique », « il faut donner une dernière chance à la concertation ». On n’arrête pas d’en voir les conséquences, la lutte contre le gouvernement Michel a été menée à l’impasse et redémarrer se fera dans des conditions plus difficiles.
Voilà pourquoi les militants doivent se saisir de ces débats vitaux pour la survie de la gauche. Sans œillères, sans tabous.
La lutte continue, dans un contexte en partie nouveau. La lutte continue, avec les yeux ouverts.
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Illustration : un des nombreux montages qui circulent pour dénoncer la dérive de Tsipras vers une ligne Pasok
[1] http://www.okeanews.fr/20150225-nous-avons-besoin-de-temps-et-nous-ne-pouvons-pas-revenir-en-arriere
[2] Il est bon de rappeler qu’en février, un scénario assez semblable à celui de juillet s’est déroulé. A cette époque déjà l’aile gauche de Syriza avait tiré le signal d’alarme, estimant que le programme économique adopté par Syriza à Thessalonique n’était pas respecté. Voir notamment la description que faisait Kostas Lapavitsas, député Syriza, de ce protocole : http://www.okeanews.fr/20150224-k-lapavitsas-economiste-et-depute-syriza-pose-5-questions-au-gouvernement
[3] Voir son blog (en français) ici : http://blogs.mediapart.fr/blog/dimitris-alexakis