Certaines cultures ont (ont eu) une résonnance mondiale, comme la culture chinoise, le monde romain, la chrétienté. Aucune « loi », ni idéaliste, mécanique ou dialectique, suffit en elle-même comme explication de l’émergence et du contenu d’une culture. Le hasard ou les contingences comme disent les historiens y jouent un rôle important. Ce qui n’empêche pas que les concepts du matérialisme historique sont fondamentales pour comprendre la formation d’une culture. Prenons par exemple l’islam, qui n’est pas seulement une religion mais tout un monde culturel. Je me base sur les idées exprimées par l’historien, sociologue, marxiste et orientaliste français Maxime Rodinson (1915-2004)dans son livre Mahomet (2e édition, 1967).
Avant le 6e siècle les Arabes polythéistes, dits « bédouins », étaient divisés en clans et tribus dispersés, errants, faméliques et n’ayant pas d’autorité suprême pour régler leurs affaires entre eux (par exemple une forme d’État). C’étaient, selon la terminologie des anthropologues (et de Marx), des barbares. Ils pratiquaient le nomadisme pastoral, le pillage et la guerre entre eux ou au service des deux empires qui se disputaient le contrôle des routes commerciales, Byzance et la Perse. Les Arabes civilisés, c’est-à-dire vivants sous une autorité étatique (Arabie du Sud, Empires romain et persans) s’étaient hélénisés, christianisés, judaïsés ou zoroastrisés.
Bien que ces populations nomades connurent ci et là des inégalités, la pauvreté de leur habitat les soumettait régulièrement à l’égalité dans la misère. Cette égalité s’exprima dans une idéologie avec comme éléments centraux l’honneur et la vendetta. « Ainsi tous ces idéaux, ces forces organisatrices de la vie sociale et personnelle [fidélité, endurance, hospitalité, etc.] ne faisaient aucun appel à l’au-delà. Ils aboutissaient tous à l’homme. L’homme était la valeur suprême pour l’homme. Mais il s’agit de l’homme social, de l’homme intégré dans son clan et dans sa tribu. C’est pourquoi W. Montgomery Watt appelle cette conception un ‘humanisme tribal’. » La vendetta était basé sur l’égalité. Chaque membre de la tribu est égal à chacun des autres. L’autorité dépendait du prestige personnel. À la réunion générale du clan le véto d’un seul pouvait remettre en question une décision.
Mais rien n’est éternel, Dieu excepté. L’activité commerciale renforça l’inégalité au sein des ces clans arabes et des idées juives et chrétiennes commençaient à circuler parmi eux, car ils vivaient au milieu de paysans juifs et chrétiens. Les vendettas et contre-vendettas devinrent un frein à leur vie sociale. « Les rivalités des clans étaient insupportables. Il fallait que chaque individu fût jugé pour ses actes propres sans que tout son groupe soit entraîné avec lui dans sa responsabilité. S’il devait être jugé individuellement dans ce monde, à plus forte raison devait-il en être ainsi dans l’autre, devant Allah. Allah, qui avait créé tous les hommes, devait lui aussi être juste envers tous ses enfants, ne pas faire acception de clan ou de tribu comme pouvaient le faire les petits dieux qu’honorait particulièrement tel ou tel groupe.»
Il leur fallut donc une autorité coercitive, basé sur une idéologie qui ne pouvait être alors que religieuse, le monothéisme. Ce développement idéologique ne se faisait pas consciemment : il ne s’agissait nullement d’un plan conçu par quelque individu aux visées politiques et/ou manipulatoire. Le moteur réel de ce développement était ce qu’on peut appeler la « nécessité historique ».
Ainsi apparurent parmi les nomades arabes des individus qui choisirent le monothéisme, sans pour autant choisir entre le judaïsme ou le christianisme, les hanīf. Un d’eux était Mohammed (ca 570-632), l’Envoyé de Dieu, son Messager. Un homme doté de qualités mystiques auquel Dieu s’adressait par l’intermédiaire de l’ange Gabriel. Ces messages divins contenaient des règles de conduite morales et sociales. Ainsi Mohammed, d’origine pauvre, attaqua l’orgueil et l’égoïsme des riches, ce qui a sans doute joué un rôle important dans la conversion de larges masses. Le Prophète était un homme sincère quant aux messages divins qu’il reçut, bien qu’il est possible que dans certaines circonstances politiques ou militaires difficiles il interpola un message de son cru, par exemple après avoir perdu la bataille d’Ohod, le 21 mars 625 : « Ne défaille pas, ne vous attristez pas. C’est vous qui avez le dessus puisque vous êtes croyants. » (Coran, 3:133). Le Prophète de la soumission au Dieu unique, en arabe islam, employait la prédication, la diplomatie, la ruse politique et si nécessaire le meurtre et la guerre, qui sont d’autres moyens pour faire de la politique. Son action a résulté dans l’unification des tribus et clans arabes et de là est parti la vague qui conquit des vastes territoires en Asie, en Afrique et en Europe.
Le fait que parmi les hanīf ce fut Mohammed qui prenait l’initiative de lutter pour l’unification arabe sous l’autorité d’une religion révélée est du à ses qualités et à des circonstances heureuses. Les croyants diront : grâce à Dieux. Je crois qu’une des raisons principales en est donnée par un compagnon du Prophète, Mohammad ibn Maslama: « Les cœurs on changé et l’Islam a effacé les alliances [entre les différents clans ennemis]. »
Les messages de Dieux furent collectés et réunis dans un livre sous le califat de Othman (644-656) : ce texte canonique est appelé le Coran, c’est-à-dire « la récitation ». C’est un livre sacré et non pas un traité théologique. L’interprétation de ses sourates parfois mystérieuses et obscures est l’œuvre des théologiens, ce qui explique la diversité parmi les préceptes religieux, sociaux et juridiques dans le monde de l’islam, un monde qui forme néanmoins un tout culturel spécifique.
(La semaine prochaine : L’intégration comme ségrégation)
image: la Pierre noire