Pour comprendre les événements en cours dans l’Etat espagnol (sans doute les plus importants depuis les années 1930 et 1970), il est particulièrement important de situer historiquement les racines des revendications nationales.
Le royaume d’Espagne a été le résultat d’une union dynastique marquée par quatre événements fondateurs, qui ont conditionné les siècles suivants : la « reconquête » contre les Arabes, l’expulsion des Morisques et des Juifs, la création de l’empire américain et la prétention à devenir le gendarme mondial du catholicisme. L’épuration ethnique, le militarisme, l’orthodoxie catholique, l’esprit rentier et pillard ont ainsi marqué la mentalité des classes dominantes les plus étroitement liées à la monarchie hispanique.
Néanmoins, l’exploitation des Amériques étant un monopole castillan-andalou administré par la couronne, ces dynamiques ont moins pesé dans d’autres régions. Il est significatif que le commerce avec l’Amérique n’ait pas été autorisé autorisé aux Catalans avant le milieu du XVIIIe siècle, et symptomatique que les « Bases de Manresa » (manifeste fondateur du nationalisme catalan) aient été rédigées la même année que la perte de Cuba, des Philippines et de Puerto Rico (en 1898). Ainsi, l’un des royaumes les plus anciens d’Europe, qui avait aspiré à être à la fois une nation et un empire, a-t-il perdu l’empire et échoué dans la construction pleine d’une nation.
Par ailleurs, même si les aventures impérialistes ont provoqué de graves conflits sociaux et proto-nationaux dus à une pression fiscale croissante – comme la guerre des « Comuneros de Castilla » et la guerre catalano-portugaise de 1640 –, la monarchie hispanique a longtemps gardé, jusqu’à un certain point, la forme d’un Etat confédéral qui respectait les divers systèmes institutionnels et statutaires existant sur son territoire et où cohabitaient des langues diverses avec une certain reconnaissance officielle. Ceci perdura jusqu’à l’arrivée de l’absolutisme sous Philippe V de Bourbon, au XVIIIe siècle. C’est Philippe V qui a « castillanisé » par la force l’ensemble de l’Etat et de l’administration publique, imposant un droit unique et les Cours de Castille à toute l’Espagne, en supprimant les institutions antérieures et en interdisant les langues minoritaires.
Échec de la révolution bourgeoise et contradictions du capitalisme espagnol
Le XIXe siècle et le début du XXe furent marqué par l’échec de l’unification nationale espagnole autour de la nationalité dominante, celle de souche castillane (à la différence de ce qui s’est passé en France, où le centralisme et l’uniformisation jacobines furent associés aux valeurs révolutionnaires et démocratiques et, au moins dans un premier stade, le particularisme et la diversité régionales à la réaction aristocratique). La nation majoritaire n’est pas parvenue à devenir unique, et du coup, des identités nationales différentes se sont consolidées, mais sans non plus parvenir à devenir exclusives dans leurs territoires respectifs. Telle est l’origine d’une situation instable et conflictuelle qui dure toujours.
La Constitution libérale de 1812, référence du libéralisme politique espagnole du XIXe siècle, définissait l’Espagne comme un Etat unitaire et ne reconnaissait pas sa diversité nationale et linguistique. De ce fait, les oppositions et conflits ont été importants. Tout d’abord, ce sont les bourgeoisies « périphériques », les moins intégrées dans l’appareil d’Etat, qui sont devenues les plus dynamiques. Ensuite, à la différence de son homologue français, le libéralisme espagnol n’est jamais parvenu à se gagner le soutien de la paysannerie, qui s’est opposée au capitalisme agricole et qui a été manipulée par la réaction carliste (le légitimisme antilibéral espagnol), plus partisane de la décentralisation, du traditionalisme et du particularisme.
Ces faiblesses du libéralisme espagnol l’ont conduit à utiliser l’armée comme outil pour opérer le changement politique et imposer son programme (les fameux « pronunciamientos »). Les guerres carlistes du XIXe siècle ont également facilité une militarisation de la société et ruiné les finances publiques. Enfin, depuis la Restauration bourbonienne (1874-1931) qui a suivi la Première République (1873-74), les guerres africaines (au Maroc) et l’obsession de l’unité de la patrie depuis la perte de Cuba et des Philippines ont transformé l’armée en un bastion contre-révolutionnaire et ultra-centraliste.
Si l’on ajoute à cela le retard chronique des infrastructures, l’énorme faiblesse de l’éducation publique et l’essor d’un mouvement ouvrier confronté à la fois à la bourgeoisie libérale et à l’aristocratie foncière, on peut saisir la nature fragmentaire, inégale et très contradictoire du capitalisme espagnol primitif, ainsi que les raisons profondes de l’échec de la révolution bourgeoise en Espagne.
Surgissement des mouvements nationalistes modernes
La marginalisation de la bourgeoisie industrielle catalane de l’appareil d’Etat depuis l’échec de la Première République, puis la différentiation politique de la bourgeoisie basque, due à ses liens historiques avec le carlisme et à son rapport initial avec le capital britannique, expliquent l’apparition d’un nationalisme catalan, basque et, plus tard et avec ses propres spécificités, galicien, qui se sont enracinés dans la société : d’abord parmi les élites, puis parmi des couches petite-bourgeoises et, finalement, dans les couches populaires : artisanat, paysannerie et des pans entiers du prolétariat de ces différentes nationalités.
Le caractère centraliste et militariste du libéralisme espagnol du XIXe siècle et la nature éminemment rentière de l’oligarchie castillane-andalouse ont rendu plus difficile l’intégration du gros des bourgeoisies catalane et basque dans une bourgeoisie espagnole cohérente, tandis que l’origine semi-féodale de l’appareil d’Etat expliquait que celui-ci n’était pas fonctionnel au développement du capitalisme. Tout cela s’est cristallisé, pendant le XIXe siècle, autour du conflit sur les politiques douanières, où se sont opposés les intérêts de la bourgeoisie catalane, protectionniste sur le plan des manufactures mais partisane de l’importation de nourriture bon marché (pour comprimer les salaires) et ceux d’une oligarchie terrienne castillane-andalouse libre-échangiste sur le plan des manufactures mais protectionniste par rapport à l’importation de céréales (pour stopper l’effondrement des prix des récoltes).
Ce conflit explique jusqu’à un certain point le fait que l’identité nationale espagnole se soit construite au moins partiellement sur la base de l’anti-catalanisme (dans la mesure où l’affirmation de la catalanité était la négation de l’hispanité et inversement). En ce sens, comme le constatait l’historien Pierre Vilar, les stéréotypes anti-catalans sont très semblables à ceux de l’antisémitisme. L’égoïsme, l’avarice, ainsi que l’idée que les Catalans forment un corps comploteur étranger à la nation, ont été des constantes (parfois conscientes, souvent inconscientes) dans la construction de l’identité nationale espagnole majoritaire.
Depuis la crise de 1909 et la perte des dernières colonies, le nationalisme bourgeois catalan n’aspirait plus à dominer l’Etat espagnol mais à lutter pour des marges croissantes d’autogouvernement et pour récupérer des institutions politiques qui lui soient propres. Sa lutte contre l’Etat de la Restauration explique ses alliances récurrentes et contradictoires avec les forces populaires sur le plan des revendications démocratiques. On a ainsi vu se développer un rapport à la fois de collaboration et de concurrence entre le catalanisme politique et le mouvement ouvrier catalan, et cela malgré les vagues successives de migration en provenance d’autres zones de l’Etat.
Révolution et contre-révolution (1931-1939)
La force du mouvement ouvrier, le débordement des secteurs bourgeois et l’hégémonie du républicanisme petit-bourgeois expliquent les dynamiques de la Deuxième République. Le républicanisme libéral espagnol a été le seul mouvement nationaliste espagnol de gauche. Le républicanisme catalan a cependant été majoritairement nationaliste, tandis que le républicanisme basque demeurait sous hégémonie d’un PNV (parti nationaliste basque) catholique et conservateur.
La compréhension par de larges pans du socialisme et du communisme catalans de l’importance stratégique de la lutte d’émancipation nationale aide à expliquer la dynamique de révolution permanente vécue dans la période 1931-1937. Ces années ont été marquées par le passage de l’hégémonie, au sein de la mouvance nationale, de la bourgeoisie – Lliga Catalana -– à la petite-bourgeoisie – ERC, Gauche républicaine de Catalogne – entre 1931 et 1934, puis de celle-ci au prolétariat révolutionnaire – POUM marxiste, CNT anarchiste – entre 1935 et 1937 et finalement, après la défaite de la révolution, au parti qui représentait l’alliance du prolétariat réformiste et de la petite bourgeoisie antifasciste, le PSUC stalinien entre 1937 et 1939. A l’inverse, le maintien de l’hégémonie du PNV pendant la République et la guerre en Euskadi s’explique avant tout par le refus, de la part du PSOE – parti socialiste – et pour partie de la CNT, des revendications nationales basques (qui les a complètement isolés vis-à-vis des couches moyennes).
Le franquisme a représenté la forme extrême du nationalisme espagnol de matrice fasciste ; il avait la prétention de revenir à l’Espagne impériale et était la synthèse parfaite du centralisme et de la contre-révolution. Son nationalisme forcené a été à la base de la radicalisation des nationalismes catalan, basque et galicien et du surgissement de nouveaux nationalismes et régionalismes de masse à la fin de la dictature (Andalousie, Canaries, pan-catalanisme au Pays Valencien et aux Iles Baléares, Aragon, Asturies, etc.).
De la transition à la crise de la deuxième restauration bourbonienne
Même si les grands partis de l’opposition antifranquiste (PSOE et PCE-PSUC) reconnaissaient dans leur programme la pluri-nationalité de l’Etat et le droit à l’autodétermination, même s’ils défendaient la restauration de la République et la récupération de ses « statuts » d’autonomie, les revendications nationales ont été les premières à être enterrées par la politique des pactes avec les franquistes réformistes qui ont dirigé la transition. C’était aussi une condition sine qua non pour que l’armée ne torpille pas l’ouverture politique.
En Euskadi, l’hégémonie conquise par l’ETA dans la lutte antifranquiste (et le poids significatif de la gauche révolutionnaire dans la rue et dans les entreprises), le fait aussi que la Constitution de 1978 n’y ait été approuvée que par une minorité d’électeurs, expliquent la persistance du conflit armé jusqu’à il y a seulement quelque mois.
Aujourd’hui, les effets combinés du sabotage des tentatives de réforme (Plan Ibarretxe, reforme de « l’Estatut » catalan), de l’impact de la crise et des politiques d’austérité, ainsi que des problèmes de financement des Communautés autonomes, et encore de l’immobilisme du gouvernement du premier ministre espagnol Rajoy face au processus de paix en Euskadi (non rassemblement des prisonniers, maintien de la répression, rejet de toute négociation politique…), ont généré une situation marquée par un développement de l’indépendantisme, notamment en Catalogne.
Cette situation a pour l’instant renforcé des options bourgeoises ou petite-bourgeoises, mais celles-ci commencent à être débordées par une dynamique tendant à une rupture institutionnelle. La crise du régime de la Constitution de1978 est en effet importante. Les scandales de corruption qui ont traîné dans la boue tous les partis ayant géré le système depuis la transition et une oligarchie des affaires (y compris le CEOE, le Medef espagnol) extrêmement discréditée ; l’abdication du roi Juan Carlos ; l’absence de crédibilité du pouvoir judiciaire ; la chute dans les sondages du PP (Parti populaire, la droite espagnole au pouvoir), du PSOE et de CiU (droite catalane), la montée d’options telles que Podemos… tout cela annonce des temps très, très intéressants.
La gauche anticapitaliste et la nouvelle situation politique (catalane et espagnole)
Ce que l’on a vécu le dimanche 9 novembre avec le référendum organisé par les autorités catalanes est historique parce que c’est le premier vrai bras de fer entre deux légitimités. D’un côté, celle du droit à décider des Catalans, soutenue par environ 80 % du parlement catalan et par le gouvernement autonome d’Artur Mas ; de l’autre, un PP qui navigue entre les condamnations et les menaces répressives. Résultat : une victoire important pour Mas et une grosse défaite symbolique pour le premier ministre espagnol Rajoy, qui est apparu antidémocratique et faible aux yeux de l’extrême droite, ainsi que de la gauche et des courants nationalistes de l’ensemble de l’Etat.
La participation a été très élevée (plus même élevée que dans des référendums antérieurs tout à fait légaux) malgré les menaces répressives… mais il n’est pas évident qu’il existe déjà une majorité claire dans la population pour le « double oui », correspondant à un Etat propre qui soit aussi clairement indépendant. Telle était en tout cas la ligne défendue par la gauche révolutionnaire, car c’est la seule capable de bouleverser vraiment le statu quo, sans par ailleurs fermer la porte à la recherche de débouchés confédéraux ou même fédéraux.
Les tâches de la gauche anticapitaliste et de classe en Catalogne… et en Espagne
Le plus probable est qu’Artur Mas ne parvienne pas à atteindre son objectif, consistant à regrouper sous sa direction les forces « nationales » qui se sont prononcées pour le « double oui », afin de remporter les prochaines élections ; et cela, malgré la pression forte existant dans le sens d’une union « patriotique » pour l’indépendance, qui cacherait sous le drapeau les différents choix de société. Il revient à la gauche anticapitaliste de mettre en avant une candidature qui soit crédible à la fois sur le plan social et sur le plan national, c’est-à-dire capable de lier des objectifs sociaux et démocratiques.
A cet effet, il s’agit de regrouper le Processus Constituent (un rassemblement de militants sociaux très populaires et politiques très reconnus) et Podem (le Podemos catalan) pour former une alliance qui pourrait devenir la troisième force politique et essayer de contrer la montée en force d’une ERC (parti petit-bourgeois catalan) que apparait vierge sur le plan national, mais est réalité tout à fait complice des politiques d’austérité.
Izquierda Anticapitalista mène à contre-courant un combat notable pour le droit à l’autodétermination dans l’ensemble de l’État espagnol, notamment au sein de Podemos, et rappelle qu’il n’y aura pas d’autodétermination en Catalogne ou ailleurs sans un changement de régime en Espagne, ni d’horizon républicain en Espagne sans des processus constituants coordonnés qui offrent un débouché politique aux mouvements souverainistes-indépendantistes catalan, basque et autre.
L’auteur est membre de la direction de l’organisation Izquierda Anticapitalista (Gauche anticapitaliste) de l’Etat espagnol.
Source : NPA