Du fait de cette évolution industrielle, la vie de la majorité des animaux d’élevage devient une vie de souffrance (…). A la différence de ce qui a pu exister au cours des dix mille ans d’élevage qui ont précédé notre ère industrielle, la souffrance des animaux devient un phénomène structurel. Ce ne sont plus des animaux qui souffrent, victimes de la violence personnelle d’êtres humains, mais des millions d’animaux, victimes d’un système conçu sur le déni du caractère vivant de l’animal et de sa capacité à souffrir. Face à cette souffrance animale existe une souffrance des êtres humains au travail qui ont perdu également la possibilité d’exprimer des comportements libres, le sens de leur métier, et bien souvent leur dignité. Cette souffrance humaine est moins visible que la souffrance des animaux car face à la souffrance et pour tenir au travail, les êtres humains se défendent (par le cynisme, la compassion, l’idéologie productiviste). »[1]
Cet éclairage sur un des aspects de la transformation du travail agricole permet de dégager l’enjeu en termes d’émancipation. On ne peut pas simplement socialiser la production et la distribution pour libérer les travailleurs. La question de la propriété se pose notamment au regard de la puissance des grands groupes de l’agroalimentaire et de la distribution. Mais ces forces productives ont été façonnées par et pour le développement capitaliste, elles sont congruentes à sa domination et son fonctionnement. Elles ne sauraient être simplement mises au service d’un autre projet de société sans bouleversement. Toute la manière de produire doit être changée. Il s’agit de rompre avec une vision industrialiste de la production agricole, incompatible avec la logique même du vivant, de laquelle l’agriculture ne peut se dégager sans dégâts croissants.
Perspectives
Travailler avec la nature, parce-que cette activité est soumise à la fois à la contrainte de la production et aux contraintes des cycles naturels permet de repenser un certain nombre de concepts : le modèle industriel n’est pas compatible de manière durable avec le travail agricole. Au contraire c’est plus une production de petite échelle, de taille humaine et localisée qui permet le travail sur le long terme. C’est pourquoi, le projet de l’agriculture paysanne, mis à part la réflexion sur les modes de production, place dans ces principes fondamentaux, l’idée d’autonomie et d’économie, de transmissibilité de la ferme. Produire ses fourrages, son énergie, ne pas gaspiller, limiter les investissements, réfléchir sur la vivabilité de la ferme sont les clefs d’une agriculture éco-socialiste.
La réflexion sur l’impact effroyable de l’aliénation dans le travail agricole permet aussi de réhabiliter l’artisanal, le fait main, de remettre en cause les postulats productivistes et consuméristes. Travailler avec la nature, et non contre elle, pose aussi la question de la qualité de ce que l’on produit, contre ce système qui au contraire pousse à toujours produire plus. Enfin, de manière encore plus forte, si le système agricole productiviste détruit le lien millénaire de travail qui lie les humains aux animaux de ferme, alors il faut dans notre recherche des lignes principales d’une agriculture éco-socialiste, mener le débat sur la place de l’élevage dans nos sociétés, et à mon avis, le préserver à tout prix, mais en réinventer les contours, quitte à interroger la part et la qualité de notre alimentation carnée. Si on perdure dans ce chemin qui nous pousse à consommer et à produire du « minerais animal » alors bientôt nous vivrons dans des prairies sans vache, sur des montagnes sans moutons et chèvres et nous mangerons de la viande de synthèse issue de manipulations génétiques.