La phase ouverte par l’unification allemande a été propice à des analyses complotistes dans le « camp » des adversaires de l’impérialisme US. Ce « campisme » surdimentionne une grille où prime la dénonciation (nécessaire) de l’instrumentalisation par les USA de conflits nationaux pour faire avancer leur propre agenda – maintien et redéploiement de l’OTAN, encadrement « euro-atlantique » des Balkans…
Maidan n’était pas la « révolution orange »
Mais les années 2000 ont été celles de Poutine et de la reconstitution d’un Etat russe fort (interne/externe), contraire aux objectifs des USA, qui ont intensifié leurs efforts de déstabilisation/contrôle de la sphère de l’ex-URSS. Les « révolutions colorées » de 2003-2005 – notamment en Géorgie et en Ukraine – ont renforcé l’interprétation purement complotiste de divers soulèvements de masse contre des régimes post-soviétiques autoritaires et corrompus (réputés « anti-occidentaux » et « pro-russes »).
Les analystes « campistes » édulcorent, voire rejettent la critique des « ennemis de leurs ennemis », qu’ils transforment en pôles « anti-impérialistes » progressistes. Les soulèvements populaires contre eux y sont réduits à de simples instruments de l’interventionnisme de Washington : au passage, les questions nationales réelles et non réglées sont ignorées et l’analyse concrète des mouvements sociaux et politiques n’a plus lieu d’être dans cette géopolitique simpliste. L’impérialisme occidental aurait ainsi fait tomber par un putsch fasciste le président ukrainien « pro-russe ».
Or, il y a une différence majeure entre Maidan (fin 2013) et la « révolution orange » survenue quelque dix ans auparavant. Entretemps, la population ukrainienne a fait l’expérience de la corruption des « démocrates » orangistes et développé une défiance radicale envers les leaders des partis qui ont ensuite dominé le gouvernement « post-Maidan ». Le mouvement est devenu massif en décembre, puis à nouveau en février, en mettant au premier plan la répression et le régime : après les accords obtenus avec la Russie en décembre, les mobilisations se sont tassées, car la Russie offrait une baisse immédiate des tarifs et de la dette. Si Ianoukovitch avait appelé à un référendum sur les enjeux internationaux, il serait sans doute encore au pouvoir. Il a été déchu par un vote parlementaire majoritaire, sous pression de Maidan, et non par un putsch. La radicalisation politique de Maidan s’est faite contre des lois criminalisant les manifestant-e-s, votées en janvier – proches des lois poutiniennes –, puis contre les dizaines de morts de février.
Quelle menace pour l’Etat-nation ukrainien ?
On a assisté à la décomposition du Parti des Régions et de son appareil d’Etat. A Kiev, une majorité du parlement a basculé dans l’opposition à Ianoukovitch et des recompositions politiques sont en cours. On ne peut en évaluer le sens avant les élections législatives – prévues fin octobre. Mais la coalition gouvernementale a éclaté. Parallèlement, dans l’est de l’Ukraine, d’anciens officiers, fonctionnaires et policiers du régime (dont les berkouts[unités spéciales de la police anti-émeutes] dissouts), basculaient vers le séparatisme en espérant trouver en Russie des emplois et de meilleures salaires.
Poutine s’est emparé de la crise ukainienne en l’aggravant pour faire avancer son propre agenda : gagner au plan interne en popularité en s’affirmant comme « grande puissance » et « en défense des minorités russes » dans le but d’une renégociation d’ensemble des rapports énergétiques et commerciaux sur le continent européen, contre toute intégration de ses voisins proches à l’OTAN.
Si une part des citoyen-nes et militant-e-s anti-Maidan s’est impliquée dans l’auto-proclamation des « Républiques populaires », leur commandant en chef, Igor Strelkov regrettait en mai dernier le très faible nombre de volontaires prêts à faire la guerre pour la « Nouvelle Russie ». Après des convois humanitaires visant à aggraver le discrédit de Kiev et conquérir les cœurs, localement, l’aide militaire hypocrite et évidente de Moscou a sans doute été décisive pour inverser le rapport de forces au cours de l’été dans une « guerre hybride » – interne/externe.
Mais les sondages confirmaient jusqu’en mars, que l’orientation séparatiste était alors minoritaire (de l’ordre de 20% des populations de cette région) : le sentiment « anti-Kiev », les inquiétudes fondées sur les effets des accords avec le FMI et l’UE – qui concernent en fait toutes les populations de l’Ukraine – pas plus que le fait de parler le russe, ou de vouloir des liens avec la Russie, n’impliquaient la séparation. Le comportement peu démocratique des dirigeants des républiques populaires – interdisant tout pluralisme et la participation aux élections ukrainiennes – et leurs violences pouvaient se retourner contre eux.
Une autre Europe avec l’Ukraine et la Russie
Il fallait alors un vrai processus de représentation des régions impulsé par Kiev – et non des gouverneurs nommés d’en haut et une « Opération anti-terroriste » jetant les populations civiles bombardées dans le plus profond malheur, et sans doute pour partie, dans les bras des séparatistes…
L’unité de l’Ukraine ne peut être imposée militairement. Et elle est contradictoire avec tout lien exclusif avec l’UE ou la Russie, source de rapports de domination et d’explosion interne. L’exigence de retrait des troupes russes n’est crédible qu’avec l’engagement d’une neutralité militaire de l’Ukraine. Enfin, la lutte contre le séparatisme va de pair avec la libre expression et représentation des populations, la libre critique du gouvernement de Kiev, l’opposition radicale aux idéologies porteuses de haine anti-russe ou anti-ukrainienne. L’alternative que doit porter un front anti-guerre est le combat pour une autre Europe – incluant l’Ukraine et la Russie – égalitaire, sociale et démocratique.
Article à paraître dans le prochain numéro de « solidaritéS » (Suisse).http://www.solidarites.ch/journal/
Source : ESSF