Dans cet article, publié dans le Havana Times le 26 septembre 2015, Samuel Farber déconstruit le récit colonial états-unien réduisant le Cuba pré-révolutionnaire aux casinos, à la prostitution et au gangstérisme, en somme à une forme de décadence et d’immoralité.
D’après la conception populaire états-unienne, le Cuba pré-révolutionnaire était l’île du péché, vautrée dans les vices du jeu, de la mafia et de la prostitution. Plusieurs intellectuels influents ont partagé cette conception. En 1969, alors que la réalité cubaine avait radicalement changé, Susan Sontag (1933-2004) a décrit Cuba, dans un article de la revue Ramparts, comme étant un pays connu principalement pour la danse, la musique, les prostituées, les tabacs, les avortements, les centres touristiques et les films pornographiques.
Dans un article dans l’hebdomadaire The Nation, en 2004 et sur la base de ce que lui avaient raconté des gens qui avaient travaillé dans l’industrie cinématographique dans l’île, le dramaturge Arthur Miller (1915-2015) a décrit la société sous le gouvernement de Fulgencio Batista [militaire, ayant exercé par deux fois le mandat présidentiel, entre 1940-1944 et 1955 à 1959, ayant joui d’une aide importante des Etats-Unis] comme étant «irrémédiablement corrompue, un lieu de prédilection de la mafia et une maison close pour les Etats-uniens et d’autres étrangers».
La majorité des Cubains auraient accepté sans réserve l’existence de certaines des plaies signalées par Sontag et Miller, mais ils ne les auraient pas considérées comme étant les problèmes les plus représentatifs ni les plus urgents du pays. Plutôt que de refléter la réalité à Cuba, ces perceptions dominantes dans les grands médias états-uniens trahissaient leur vision coloniale du monde, un aspect de la culture prédominante aux États-Unis qui a subsisté jusqu’à aujourd’hui.
Les jeux de hasard
Pour les États-uniens, le jeu à Cuba faisait référence aux casinos. Ceux-ci ont commencé à se développer dans l’île dans les années 1920, avec l’augmentation du tourisme. Après plusieurs fluctuations au cours des trois décennies suivantes, ils ont décollé au milieu des années 1950, lorsque Batista et ses associés ainsi que les mafieux états-uniens se sont mis à utiliser les ressources des banques de développement de l’Etat et les fonds de pension syndicaux (des Etats-Unis) pour construire des hôtels avec des casinos, comme le Riviera, le Capri et le Havana Hilton (aujourd’hui Habana Libre). Ce processus leur a permis de s’enrichir en blanchissant l’argent, en volant les investisseurs et en trafiquant de la drogue.
Même si le monde des casinos à Cuba a été largement couvert dans les médias états-uniens, il n’a jamais constitué un thème important dans les médias de l’île ni dans la conscience cubaine. A part les touristes états-uniens, qui étaient les principaux clients des casinos, seul un petit nombre de Cubains – blancs et de la classe élevée et «moyenne-haute» – jouait dans ces lieux.
La tenue requise par les casinos ainsi que le montant minimum pour les mises excluaient la majorité des Cubains, même s’il est vrai qu’un nombre – relativement restreint mais significatif – de Cubains gagnaient leur vie en travaillant dans les casinos et dans les hôtels et cabarets à côté desquels ils étaient en général situés.
L’importance économique que les Etats-Unis attribuaient aux casinos et au tourisme de l’île était également exagérée. En 1956, qui a été une bonne année pour le tourisme, les revenus de ce secteur n’ont été que de 30 millions de dollars. Ce qui ne représentait qu’à peine 10% du montant des revenus de l’industrie sucrière de la même année.
Le rendement relativement modeste du tourisme était dû en partie au fait que le tourisme international massif, facilité par le grand développement des avions à réaction, n’avait pas encore commencé. Dans les années 1950 Cuba ne recevait qu’entre 50’000 et 200’000 touristes annuellement, les touristes étaient au nombre de 3 millions en 2014 (et probablement encore davantage en 2015).
Les casinos de La Havane ont été mis à sac immédiatement après le renversement de Batista le 1er janvier 1959. Pour la grande majorité des Cubains, les casinos – tout comme les parcmètres qui avaient été installés dans la capitale quelques mois avant la Révolution – étaient des expressions haïes de la corruption oppressive de Batista et de ses acolytes.
Mais comme l’a expliqué Rosalie Schwartz, une historienne du tourisme cubain:
«Le mécontentement suite aux excès du gouvernement a précédé l’indignation concernant casinos et était beaucoup plus important. Lorsque les acolytes de Batista ont été jugés, les révolutionnaires les ont accusés non pas d’avoir participé au fonctionnement des casinos mais plutôt de tortures et d’assassinats.» [Pleasure Insland. Tourism and Temptation, 1999, University of Nebraska Press]
La majorité des Cubains n’étaient pas opposés au jeu en tant que tels. Beaucoup d’entre eux étaient mêlés au jeu depuis très longtemps, même s’il s’agissait d’un type de jeu très différent de celui des casinos et de leur clientèle de touristes et de riches Cubains.
Cuba disposait depuis l’époque de la colonie espagnole d’une loterie nationale étatique. Chaque samedi après-midi on effectuait un tirage au sort sponsorisé par la Renta de la Loteria, une agence gouvernementale créée à cet effet. La Renta était devenue une source massive de corruption, même si certaines organisations légitimes recevaient aussi des fonds en provenance des revenus de la loterie. A l’époque où ils contrôlaient le mouvement syndical – lors de leur alliance avec Batista entre 1938 (Batista contrôlait déjà le gouvernement) et 1944 – des membres du PC cubain (stalinien) ont utilisé des fonds, provenant de la loterie et que le gouvernement leur avait accordés, pour construire un nouveau siège syndical.
Les résultats des tirages étaient diffusés par radio. Ce spectacle hebdomadaire constituait un curieux mélange de modernité et de Moyen-Age qui aurait pu figurer dans un film de Luis Buñuel. On y présentait des enfants orphelins et abandonnés élevés par les nonnes de la Casa de Beneficiencia (Maison de Bienfaisance), tout en on annonçant les numéros gagnants sur un fond musical particulier et avec un ton et une cadence caractéristiques pour l’occasion. Mais du fait que même les billets de la loterie étatique étaient relativement chers, cela a stimulé le développement d’une loterie informelle et illégale, fondée sur les résultats de la loterie officielle. On y acceptait y compris des mises de 5 centavos.
Cette loterie illégale, populairement appelée «la bolita» [la petite boule], est devenue une affaire importante avec ses propres capitalistes ou «banquiers», certains desquels sont devenus fort connus. Les «banquiers» n’auraient pas pu survivre sans leurs nombreux agents («apuntadores», leurs «pointeurs») dans les quartiers. Ceux-ci étaient les équivalents des «number runners» [petites mains du crime organisé] aux Etats-Unis. D’après l’anthropologue Ulf Hannerz dans son livre Soulside, le «numbers game» des ghettos noirs des Etats-Unis à probablement son origine à Cuba. Il n’existait aucune connexion entre, d’un côté, les propriétaires et administrateurs des casinos et, de l’autre, les «banquiers» qui géraient la «bolita» illégale – sauf dans le cas particulier de Martin Fox, le propriétaire du cabaret et casino Tropicana, qui avait accumulé son capital de départ en tant que «banquier» de la bolita, mais qui avait laissé ce monde derrière lui lorsqu’il est devenu le patron du Tropicana au début des années 1950. Mais les banquiers de la «bolita» et les patrons des casinos avaient en commun le fait que pour fonctionner ils devaient soudoyer de hauts fonctionnaires gouvernementaux ainsi que la police.
La «bolita» était principalement un jeu de la population pauvre. Mais pour beaucoup de pauvres, et même pour les membres de la classe moyenne, la «bolita» est également devenue un moyen de survivre ou au moins d’augmenter le revenu en tant qu’«apuntadores». Même mes parents, des commerçants immigrés dont l’obsession pour le travail et l’épargne ne pouvait pas être plus éloignée de la mentalité du joueur, participaient à la «bolita». Non pas parce qu’ils espéraient gagner quelque chose, mais parce que leurs petites mises hebdomadaires – avec toujours le même numéro – étaient une manière d’aider une femme pauvre du quartier qui travaillait comme «apuntadora» pour survivre.
Les grands gangsters
Plusieurs familles mafieuses avaient depuis longtemps envisagé d’établir leurs affaires à Cuba, aussi bien pour étendre leurs entreprises que pour échapper au FBI, à l’IRS (l’autorité fiscale états-unienne) et les autres agences du gouvernement états-unien. C’est ainsi qu’en décembre 1948 a eu lieu à l’Hôtel Nacional une grande rencontre de la mafia, à laquelle ont participé les leaders des plus puissantes familles mafieuses. Cette réunion au sommet était organisée par Lucky Luciano (1897-1962), un des dirigeants de la mafia, qui avait séjourné dans l’île depuis octobre de la même année. Mais sous la forte pression de Washington, le gouvernement cubain a fini par déporter Luciano en février 1947.
D’autres gangsters comme Meyer Lansky [1902-1983, associé à la «famille» Luciano] et Santo Trafficante Jr [1914-1987, impliqué dans la Pizza Connection], de Tampa (Floride), sont restés dans l’île pendant longtemps. Ils étaient en étroites relations avec les casinos. Ironiquement, une partie de la tâche de Lansky a consisté à éliminer les magouilles bon marché des jeux rapides tels que le «razzle-dazzle» (l’équivalent du jeu de cartes appelé «3 card Monte» aux Etats-Unis) avec lesquels on arnaquait souvent les touristes crédules. Même Richard Nixon s’est plaint auprès de l’ambassade des Etats-Unis lorsqu’un de ses riches et influents amis a été victime de ces stratagèmes.
D’après l’historienne Rosalie Schwartz, pour contrer la menace que représentaient ces jeux frauduleux pour les casinos, Lansky a ouvert une école pour sélectionner et entraîner les employés des casinos et assurer que seuls des individus de confiance et bien entraînés puissent avoir accès au monde des distributeurs de cartes et des croupiers. L’opération menée par Lansky a été efficace. Elle a permis d’éliminer les petits arnaqueurs des casinos, ce qui a attiré aux tables de grands joueurs professionnels qui avaient confiance dans l’honnêteté des jeux.
Dans le casino Montmartre de Lansky, des groupes d’employés formés professionnellement géraient les jeux: les cartes de «blackjack» [valet noir en anglais, jeu de cartes très répandu dans les casinos] étaient réparties depuis une caisse et non des mains des distributeurs de cartes et les surveillants des activités, afin de détecter tout signe de conduite impropre. Les gangsters de haut vol ne pouvaient pas permettre que des arnaqueurs de deuxième zone les discréditent et gâchent leurs affaires.
Il y avait certainement des liens étroits entre la mafia et le régime de Batista. Mais certains chroniqueurs ont gonflé et dénaturé la nature de ces liens. Par exemple, le journaliste T.J. English – auteur d’un précédent livre sur les Westies, une bande du quartier de Hell’s Kitchen à Manhattan – déclarait dans son livre Havana Nocturne: How the Mob owned Cuba and lost it to the Revolution, publié en 2007, que la mafia «avait infiltré une nation souveraine et s’était approprié des institutions financières et les structures de pouvoir du haut en bas». Selon English, Batista obéissait aux ordres de membres de gangs états-uniens et fonctionnait comme un sbire de la mafia. English semble avoir été très influencé par l’ouvrage de l’auteur cubain Enrique Cirules, intitulé El Imperio de La Habana. Dans ce texte, Cirules, qui a plus tard accusé English de plagiat, affirme que le pouvoir de la mafia, en lien permanent avec les services de renseignement états-uniens, s’était approprié le pouvoir à Cuba et le contrôlait à tous les niveaux. D’après lui, le coup militaire de 1952 qui remit Batista au pouvoir n’impliqua pas la prise du pouvoir par la mafia. Selon lui, ce moment marque plutôt la culmination de son contrôle; ce qui entraîne la création d’un triangle formé par les groupes financiers dominants, la mafia et les services de renseignement états-uniens.
En un passage délirant, Cirules affirme même qu’à Cuba les profits du trafic de cocaïne de la mafia étaient plus élevés que ceux de l’industrie sucrière. En réalité à Cuba, la mafia, bien que très corrompue, n’était qu’un groupe d’intérêt parmi d’autres. Elle n’avait nullement pour objectif de gouverner Cuba. Elle voulait juste disposer d’un endroit où elle pourrait poursuivre ses affaires – en particulier dans le jeu et le narcotrafic – sans être dérangée par les gouvernements de Cuba ou des Etats-Unis. Plutôt que d’essayer de contrôler le gouvernement et la vie politique et économique de l’île, ces bandes ont concentré leurs efforts pour éviter que leurs fiefs ne soient envahis par d’autres groupes criminels. C’est ainsi que les conflits internes de la mafia en ce qui concerne leurs intérêts dans le jeu à Cuba ont entraîné la mort du mafieux Albert Anastasia chez son coiffeur dans un hôtel de New York en octobre 1957.
L’association de Batista avec la mafia satisfaisait certainement les besoins et les exigences de cette dernière, mais cela ne signifie pas que le pouvoir de la mafia à Cuba était plus important que celui de Batista et de ses forces armées. Dans le même ordre d’idées, aux Etats-Unis le pouvoir de la mafia pendant la décennie de 1920 n’était pas plus important que celui des grandes firmes, du Pentagone et des partis démocrate et républicain.
Le «travail sexuel»
Même si le travail sexuel était relativement répandu dans le Cuba pré-révolutionnaire dans les années 1950, l’opinion publique états-unienne lui a accordé beaucoup plus d’importance que ce que lui accordaient les gens à Cuba, y compris les critiques les plus radicaux du statu quo économique et politique de l’île.
On évalue qu’à la fin des années 1950 il y avait à La Havane 270 maisons closes et 11’500 femmes qui «gagnaient leur vie» comme «travailleuses du sexe». Comparé aux «40’000 travailleuses du sexe» estimées à New York, en 1977, la proportion de «travailleuses du sexe» à La Havane dans les années 1950, sur une population d’un million d’habitants, était approximativement le double de celle de New York avec 8 millions d’habitants.
Mais si l’on tient compte de la pauvreté et du chômage de l’île et la double morale sexuelle orientée vers la préservation de la virginité des jeunes femmes «décentes – pas celle des hommes – jusqu’à leur mariage, la différence entre les deux villes n’est pas si énorme. Le «travail sexuel» à La Havane attirait davantage d’attention que celui de New York, non parce que les «travailleuses du sexe» étaient plus nombreuses, mais parce qu’elles étaient concentrées dans certains quartiers urbains (dans les quartiers de Colon, San Isidro et la rue Pajarito, par exemple). Le rôle important que la prostitution a joué dans l’industrie touristique ainsi que l’extravagance de certains des lieux où il se pratiquait ont probablement contribué à sa visibilité et à sa réputation.
Malgré le grand nombre de femmes engagées dans l’industrie sexuelle, il y en avait bien davantage qui travaillaient dans d’autres secteurs de l’économie cubaine, où elles étaient également très exploitées. Il y avait beaucoup plus de chances que les femmes pauvres et au chômage de la campagne – une source importante de recrutement pour les maisons closes de La Havane – finissent comme domestiques dans les maisons de la classe supérieure, que comme prostituées.
L’économie morale des paysans et des ouvriers agricoles, avec leurs notions de dignité et d’autorité paternelle, ainsi que l’influence des cultes et religions populaires, ont dû être des barrières très puissantes contre le travail sexuel.
D’après le recensement national cubain de 1953 – le dernier recensement avant la victoire révolutionnaire de 1959 – 87’522 femmes travaillaient comme domestiques, dont 77’500 pour un proche, sans salaire, et 21’000 étaient sans emploi et cherchaient du travail. En outre, environ 83% de toutes les employées travaillaient moins de 10 semaines par année, et seulement 14% travaillaient toute l’année.
Ces données étaient beaucoup plus significatives pour le développement économique inégal induit par l’empire du Nord (Etats-Unis) et par le capital cubain de l’île. Mais la nature du travail et les problèmes que rencontraient les femmes en tant que travailleuses domestiques ou comme couturières n’étaient pas aussi titillants et excitants pour l’observateur états-unien, aussi bien de droite que de gauche, davantage intéressé par ce qu’il voyait comme exotique ou comme différent chez les Cubains.
La réponse des révolutionnaires
Pour beaucoup d’États-uniens, y compris des secteurs de la gauche libérale et radicale, le Cuba des années 1950 se caractérisait par les casinos, par la mafia et par la prostitution. Pour l’opposition cubaine dans l’île, le pays avait des problèmes bien plus importants : la dictature, la corruption généralisée des gouvernants, les dommages causés par la monoculture sucrière et l’extrême pauvreté rurale, le taux élevé de chômage (surtout parmi les jeunes, aussi bien dans la ville qu’à la campagne). Pour l’opposition communiste à Batista il y avait également l’impérialisme (Fidel Castro n’a parlé publiquement de l’impérialisme qu’après la victoire révolutionnaire). Lorsqu’il a été jugé en 1953 pour l’attaque manquée contre la caserne militaire de Moncada, à Santiago de Cuba, Fidel Castro a prononcé un discours radical intitulé « l’histoire m’absoudra ».
Dans ce discours, Castro parlait de la nécessité d’une réforme agraire pour fournir aux paysans sans terre de petites parcelles avec la compensation correspondante aux propriétaires terriens et il a revendiqué la participation des travailleurs aux bénéfices (30%) de toutes les entreprises industrielles, marchandes et minières. Il a également promis que son gouvernement révolutionnaire nationaliserait les monopoles de l’électricité et du téléphone et confisquerait les biens des larrons du Trésor public. Les revendications postérieures de Fidel Castro durant les deux dernières années de la lutte contre la dictature ont été plus modérées sur le plan social, ce qui a facilité la création d’une large coalition sociale et politique en soutien à la guérilla et aux luttes urbaines du Mouvement du 26 juillet.
Cela ne signifie pas que Fidel Castro et d’autres réformateurs et révolutionnaires cubains ne voyaient pas ces phénomènes comme des plaies sociales ou qu’ils étaient indifférents à leurs effets. Mais ils les considéraient comme étant des problèmes secondaires, et, d’une certaine manière, comme des dérivatifs à de questions plus fondamentales qui caractérisaient le Cuba à cette période.
Il est vrai qu’à cette époque subsistait encore la vieille notion pré-indépendantiste – basée sur la politique éclairée répandue, entre autres, par les loges maçonniques auxquelles ont appartenu la majorité des leaders des guerres d’indépendance contre la domination espagnole – selon laquelle Cuba souffrait de trois tares que la future république cubaine devait éliminer: la corrida, les combats de coqs et la loterie!
De fait les corridas ont été interdites au début de la République, mais les combats de coqs, vus comme un «passe-temps» plus cubain qu’espagnol, ont persisté, mais plutôt dans les régions rurales qu’urbaines, et sans le même d’impact culturel que la loterie officielle et ses dérivatifs. Il faut dire que les idées anciennes sur ces questions s’étaient déjà dissipées dans la conscience des Cubains.
L’État pré-révolutionnaire a occasionnellement lancé des offensives contre le travail sexuel. Par exemple, en janvier 1951, sous le gouvernement constitutionnel de Carlos Prio Socarras du Parti Authentique, le ministre Lomberto Diaz a lancé une campagne pour «nettoyer» le quartier de Colon, qui était la zone la plus associée à la prostitution dans la capitale. La campagne a été bien reçue par de nombreux Cubains, surtout ceux de la classe moyenne. Elle a été diffusée et largement commentée dans les médias. Mais comme il n’y avait aucune tentative de fournir un emploi alternatif aux «travailleuses sexuelles», elles sont revenues dans le quartier peu après.
Le folklore colonial
Depuis le XIXe siècle, beaucoup de politiciens et des leaders de la classe gouvernante états-unienne considéraient Cuba comme étant un pays qu’ils pouvaient potentiellement annexer. Comme l’a expliqué l’historien Louis A. Pérez, ce plan se justifiait idéologiquement par un ensemble de présomptions à l’égard des Cubains, qu’ils considéraient comme étant un peuple incapable de se gouverner et dirigé par un pays (l’Espagne) qui n’avait aucune compétence pour gouverner qui que ce soit. C’est cette notion qui a poussé les Etats-Unis à intervenir dans la guerre d’indépendance (1895-1898) cubaine et justifié les projets impérialistes pour l’île, et ce malgré l’authentique sympathie et compassion que beaucoup d’Etats-uniens éprouvaient à l’égard des Cubains opprimés.
Après que l’Espagne a perdu la guerre, Cuba a acquis son indépendance en 1902, même si cette indépendance était fortement limitée par l’Amendement Pratt [voté en 1901 par le Congrès des Etats-Unis] qui laissait aux Etats-Unis le droit d’intervenir militairement à Cuba.
Comme l’a souligné Louis A Pérez, cette nouvelle donne s’est cristallisée en une idéologie dominante états-unienne qui considérait Cuba comme une nation infantile ou d’écoliers, que des enseignants du Nord devaient éduquer.
Même si cette conception n’était pas été partagée par tout le monde et qu’elle a même été critiquée aux États-Unis, elle a persisté comme un noyau dans la conception populaire nord-américaine concernant Cuba. A mesure que l’île devenait une pionnière du tourisme dans la région des Caraïbes à partir des années 1920, cette conception a également acquis une aura de sensualité, de manque d’inhibitions morales et une touche de primitivisme non censuré, accentué par le puritanisme protestant états-unien.
En fin de compte – mis à part l’obsession généralisée des États-uniens au sujet de la mafia – l’accent mis sur le jeu, la prostitution et la mafia en tant qu’éléments clés des plaies qui affectaient la société pré-révolutionnaire cubaine fait partie d’une sorte de folklore et d’idéologie coloniale qui a influencé y compris les opposants au colonialisme et à l’impérialisme. Une idéologie analogue régnait d’ailleurs dans l’autre pouvoir impérialiste de l’époque, l’URSS. C’est ce que met en évidence le film soviétique Soy Cuba, sorti en 1964. Comme l’a souligné Jacqueline Loss dans ses recherches sur l’influence culturelle soviétique à Cuba, ce film présente les Cubains comme des êtres hyper-sexués, de sang chaud, appauvris et ayant besoin d’un processus civilisateur. [Voir Caviar with Rum, Cuba-USSR and the Post-Soviet Experience, Ed. Palgrave Macmillan, 2012; Dreaming in Russian. The Cuban Soviet Imaginary, University of Texas Press, 2013.]
Cette vision du Cuba pré-révolutionnaire provient également de certaines présomptions alimentées par le concept de sous-développement, et plus tard du «Grand Sud». Lancé avec le but de remplacer les préjugés de type «orientaliste» liés à la vieille notion du «retard» dans le développement, le nouveau concept de développement du sous-développement [voir André Gunderfrank, ouvrage publié en France par Maspero en 1968, conjointement à la notion de «lumpenbourgesoisie»] a souvent été simplement surimposé sur le concept antérieur.
C’est ainsi qu’on l’a fréquemment utilisée dans le cadre d’une dichotomie rigide – développement contre sous-développement – au lieu d’envisager un spectre continu (développement inégal et combiné à l’échelle mondiale). Et cela a gêné la compréhension d’un pays comme le Cuba pré-révolutionnaire avec sa combinaison contradictoire de développement et de sous-développement, ses aspects de grande modernité mêlés à de puissants éléments issus du passé. Cela a contribué à exclure la complexité et l’analyse nuancée au profit de l’image simpliste d’un pays «primitif» gouverné par le sexe et par le crime.
Un autre élément qui a joué un rôle dans ce sens a été la perception populaire états-unienne de la «culture» comme étant quelque chose d’homogène et d’inchangeable, ce qui, appliqué à Cuba, a donné lieu à une image dénaturée et caricaturale de l’île.
Les complexités de la société cubaine dans les médias états-uniens étaient réduites à des clichés culturels. En réalité les Cubains qui résidaient dans l’île pendant les années 1950 n’étaient pas que des danseurs et des gens ayant un bon sens de l’humour. Ils étaient pour la plupart dégourdis et «travaillaient très dur» pour gouverner le pays (depuis les dictateurs, les latifundistes et les capitalistes jusqu’aux soldats et aux policiers). Ou, dans le cas de la grande majorité de la population, elle survivait en tant que travailleurs, paysans, employés publics, étudiants, professionnels, boutiquiers ou intellectuels.
D’un côté, ils avaient en commun une série de traits culturels, mais les Cubains avaient également de substantielles différences entre eux. Parfois, ils avaient plus en commun avec leurs semblables de classe (y compris les occupants de Cuba) aux États-Unis qu’avec d’autres Cubains. Après tout, partout dans le monde les gens agissent poussés par les mêmes impulsions et aspirations, ils essayent de défendre leur niveau de vie, de satisfaire certains besoins nutritionnels et de limiter, sinon d’éliminer, leur oppression et leur exploitation.
La vision du Cuba pré-révolutionnaire en tant que société culturellement homogène et «exotique», éloignée d’une société «développée» et forcément affectée par les maux du jeu et le contrôle de la mafia suggérait l’image d’une société épuisée et lumpenisée, dépourvue de toute ressource politique, morale ou spirituelle et donc incapable de mener sa propre lutte pour l’auto-émancipation et dépendant d’un Messie qui arriverait avec son pouvoir unique et la sauverait.
Pendant les étapes initiales de la Révolution victorieuse, avant l’adoption du modèle soviétique (URSS), les mafieux ont été rapidement expulsés du pays; le jeu dans les casinos a été aboli (après des difficultés initiales dues au fait qu’un nombre significatif d’employés des casinos resteraient sans emploi). En février 1959 la loterie nationale est devenue le INAV – Instituto Nacional de Ahorro y Vivienda [Institut national de l’épargne et du logement] –, une mesure de transition pour canaliser les revenus des tirages au sort en un fonds d’épargne pour le logement.
Au début le «travail sexuel» était permis, mais il a été réformé avec l’abolition des extorsions des proxénètes et des policiers. Plus tard, les «travailleuses du sexe» ont reçu une formation et ont disposé d’emplois alternatifs. Mais le «travail sexuel» a fini par réapparaître lors de la sévère crise économique des années 1990 et avec l’important développement du tourisme. Au cours des dernières années, le jeu de la «bolita» (basé sur les résultats de la loterie de la Floride) a connu une renaissance, même s’il n’a pas atteint le volume et l’impact culturel de son équivalent pré-révolutionnaire.
Qu’on soit ou non d’accord avec le régime cubain, on ne peut pas nier que les changements, y compris l’établissement d’un État lié à un système de parti unique, ont été le produit de réalités sociales et politiques internes cubaines qui diffèrent radicalement de la perception états-unienne de décadence mafieuse et d’immoralité qui auraient prévalu dans l’île.
Traduction : A l’encontre
Source : contretemps