A Cuba, le parti unique est une question très controversée que bien peu des critiques de gauche du régime cubain ont été disposés à aborder. Ce qui suit est une tentative d’explorer, d’un point de vue de gauche, certaines des questions qui y ont trait.
Pour commencer, l’abolition de l’État de parti unique cubain est une chose, indépendamment du système politique qui viendrait à le remplacer, que cela soit sans ou avec plusieurs partis politiques. En réalité, le Parti communiste cubain (PCC) n’est pas un parti – ce qui impliquerait l’existence d’autres partis – mais l’organe qui monopolise la vie politique, sociale et économique de la société cubaine. Ce monopole, explicitement sanctionné par la Constitution cubaine, est basé, entre autres mécanismes autoritaires, sur le contrôle de la société cubaine au travers des prétendues organisations de masse qui fonctionnent comme des courroies de transmission pour les décisions prises par le PCC. Ainsi, par exemple, la CTC (Centrale des travailleurs de Cuba), la centrale syndicale officielle, est la courroie de transmission qui permet à l’Etat cubain de maintenir son monopole sur l’organisation des travailleurs cubains. De nombreux critiques de gauche du régime cubain seront d’accord pour estimer que les travailleurs (et tous les autres Cubains) devraient avoir le droit de s’organiser eux-mêmes indépendamment du PCC pour lutter pour leurs propres intérêts. Si on en tire la conclusion logique, cela impliquerait l’abolition du système étatique du parti unique, y compris son contrôle des organisations de masse qui fonctionnent comme courroies de transmission du Parti communiste cubain.
Le système dominant de Cuba traverse actuellement une transformation – qui va probablement s’accélérer après que les chefs historiques de la Révolution viendront à décéder – vers le modèle chinois-vietnamien d’un capitalisme d’Etat sous la direction du PCC, ce qui signifie que la nécessité d’abolir le système étatique de parti unique restera valable.
La fonction de partis politiques
Les partis politiques modernes sont apparus durant le XIXe siècle avec l’extension du droit de vote. Comme des sections des classes dirigeantes se sont senties de plus en plus menacées, elles se sont organisées politiquement pour défendre leurs intérêts de classe, typiquement en partis conservateur, libéral, et parfois chrétien. Il y a eu des moments où un parti au pouvoir représentait une classe sociale entière, comme ce fut le cas du parti Tory (conservateur) au Royaume-Uni à diverses époques. Mais, le plus souvent, différents partis ont représenté différents secteurs de la classe dirigeante. Libéraux et conservateurs ne représentaient pas seulement des conflits matériels au sein des classes dirigeantes, comme par exemple les intérêts des grands propriétaires terriens contre ceux des nouveaux capitalistes industriels, mais aussi des conflits idéologiques d’origine précapitaliste à propos du pouvoir et du rôle de l’Eglise dans la société.
A part représenter différentes fractions des classes dirigeantes, ces partis intégraient aussi des secteurs intermédiaires de la société, comme les professions libérales et des petits patrons, et cherchaient à capter des attentes populaires et des luttes populaires d’une manière qui ne menace pas les intérêts fondamentaux des puissants. A de nombreuses occasions, lesdites classes et couches moyennes ont aussi organisé leurs propres partis politiques, tout particulièrement dans les systèmes parlementaires avec la représentation proportionnelle qui a historiquement favorisé la création de partis politiques nombreux. Ainsi dans l’histoire politique de Cuba, nous avons le Parti Orthodoxo fondé par Eduardo Chibás, un parti basé principalement sur les classes moyennes mais avec un soutien traversant plusieurs classes sociales croissant [1]. Mais le fait que ce parti acceptait implicitement ou explicitement le capitalisme cubain ne signifie pas qu’il en était une expression ou qu’il avait une relation organique avec les classes dirigeantes.
Cela veut dire que, historiquement, le rapport entre classe et parti n’a pas été univoque. La classe dirigeante n’a habituellement pas été un monolithe et n’a généralement pas été représentée par un seul parti. Cela vaut certainement aussi pour la classe ouvrière dont la représentation a été assumée par des partis aussi divers que les partis sociaux-démocrates, communistes et chrétiens-sociaux. Dans le cas de la social-démocratie classique d’avant 1914, qui représentait la classe ouvrière au travers de ses liens étroits avec les syndicats, ses tendances conservatrices croissantes n’étaient pas seulement un fait idéologique, mais exprimaient aussi la croissance de la bureaucratie syndicale qui, étant basée sur le pouvoir acquis par les syndicats, avait la possibilité d’arracher parfois des concessions significatives aux classes dirigeantes. Ces concessions aidaient à démobiliser les travailleurs et consolidaient une bureaucratie plus préoccupée de protéger ses immenses investissements dans l’infrastructure des syndicats plutôt que de tout risquer à la recherche d’une rupture révolutionnaire (comme en Europe après la guerre de1914-1918) ou en résistant au bellicisme impérialiste en 1914. Voilà l’histoire de la très puissante, et supposée révolutionnaire, social-démocratie marxiste allemande, dont le modèle bureaucratique-oligarchique a été dépeint par le sociologue italo-allemand Robert Michels (1876-1936) dans son classique ouvrage de 1911 Les Partis Politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties [2].
Qu’en était-il du Parti bolchevik russe ? Bien que les staliniens, comme d’ailleurs les publicistes occidentaux de la Guerre froide, ont entretenu le mythe qu’il n’y avait pas de différence entre les Bolcheviks et les partis staliniens, de nombreux historiens (Stephen Cohen, Alexander Rabinowitch et William Rosenberg, parmi d’autres) [3] ont démontré qu’avant sa dégénérescence bureaucratique, qui a commencé avec la Guerre civile qui a eu lieu de 1918 à 1920, ce parti révolutionnaire était en réalité assez pluraliste et démocratique.
Parmi de nombreux exemples, je peux citer le fait que bien que des dirigeants bolcheviks comme Kamenev et Zinoviev se soient opposés publiquement à la Révolution d’Octobre, ils ont continué à être des leaders importants du parti après la Révolution. Boukharine, lui, bien qu’il se soit opposé publiquement à la paix de Brest-Litovsk en 1918 et marqué une opposition publique en faveur d’une orientation politique différente, est resté un dirigeant du parti durant de nombreuses années après. Loin de l’«unité monolithique» que défendent les frères Castro, les Bolcheviks étaient caractérisés non seulement par une pluralité de positions politiques, mais aussi par une tendance chronique au fractionnisme qui ne devenait généralement pas un obstacle à «l’unité dans l’action».
C’est pour toutes ces raisons qu’il y a presque 80 ans Léon Trotski, dans La Révolution trahie (1936), a critiqué sévèrement la théorie stalinienne à propos des partis politiques et des classes sociales qui essayait de justifier l’état du parti unique:
« A la vérité, les classes sont hétérogènes, déchirées par des antagonismes intérieurs, et n’arrivent à leurs fins communes que par la lutte des tendances, des groupements et des partis. On peut reconnaître avec quelques restrictions qu’un parti est une «fraction de classe». Mais comme une classe est faite de nombre de fractions – les unes regardant en avant et les autres en arrière – la même classe peut former plusieurs partis. Pour la même raison, un parti peut s’appuyer sur des fractions de plusieurs classes. On ne trouvera pas dans toute l’histoire politique un seul parti représentant une classe unique si, bien entendu, on ne consent pas à prendre une fiction policière pour la réalité. » [4]
Qu’en est-il des systèmes de partis multiples dans les sociétés capitalistes? Il n’y a aucun doute que la démocratie politique s’est sérieusement détériorée partout dans le monde. Les partis politiques sont de plus en plus vides de contenu et soumis aux exigences du marketing politique le plus superficiel, un processus qui a été aggravé par les coûts énormes des campagnes politiques dans les médias, tout particulièrement aux Etats-Unis, ce qui a donc fermé l’accès aux grands médias pour les mouvements naissants et les candidats qui s’opposent au système existant.
De leur côté, les institutions parlementaires ont décliné, et beaucoup de leurs prérogatives ont été absorbées par les exécutifs qui exploitent sans scrupule la doctrine des secrets d’Etat pour protéger les prérogatives qu’ils ont nouvellement assumées. Le résultat en est que l’apathie politique, l’ignorance, et l’abstention, sont devenues des aspects frappants de la démocratie capitaliste. Si cela est fatal à toute conception d’une démocratie construite sur la participation et le contrôle par une citoyenneté active et informée, cela a certainement été hautement fonctionnel, et à la convenance d’un système capitaliste qui privilégie structurellement le pouvoir privé et économique du patronat aux dépens de la régulation publique et du contrôle démocratique par en-bas.
Après le parti unique
Mais supposons que le parti unique à Cuba va être aboli. Que nous le voulions ou non, de nouveaux partis vont se développer dès que la répression et les obstacles constitutionnels à l’organisation de partis indépendants auront cessé d’exister.
Devrons nous réclamer que ces nouveaux partis soient interdits ou bien, au lieu de cela, devrons-nous nous engager de tout cœur dans la propagande et l’agitation politique et idéologique contre l’inévitable vague néolibérale et réactionnaire qui a généralement succédé au communisme bureaucratique à travers le monde ? Ce seront là les circonstances dans lesquelles nous pourrions lutter, par exemple, pour une nouvelle Assemblée constituante afin de débattre publiquement de la question cruciale de quelle sorte de société devrait remplacer le «communisme» bureaucratique, et bien entendu argumenter en faveur de la construction d’un socialisme basé sur la démocratie et la liberté.
Un tel débat serait aussi une stratégie afin d’empêcher le recours immédiat à des campagnes électorales avec leur marketing qui cible non pas des programmes politiques mais des individus, dont beaucoup vont être financés, entre autres, par les riches cubains-américains de Miami. Afin de nous opposer à cette possibilité ploutocratique, nous pourrions, par exemple, faire campagne en faveur d’un financement exclusivement public de toute activité électorale, y compris un accès gratuit aux mass media et la distribution d’un financement proportionnel au soutien populaire de chaque groupe politique.
Mais supposons l’éventualité la meilleure – malheureusement très improbable dans les circonstances présentes – d’un large mouvement de masse qui remplacerait le système bureaucratique du parti unique par un socialisme révolutionnaire et démocratique basé sur les pleines libertés et sur l’autogestion ouvrière, paysanne et populaire. Dans ce cas, quelle serait la signification de l’unité que beaucoup de Cubains ont souhaitée ? Dans la mesure où il y a des intérêts communs – matériels autant qu’idéologiques et politiques – nous devrions viser une unité basée sur des activités politiques conjointes et des négociations pour conclure des alliances basées sur des intérêts et des principes politiques partagés.
Mais il n’est pas nécessaire que ce soit «l’unité monolithique» défendue par Raul Castro et d’autres leaders révolutionnaires, unité monolithique qui a signifié censure et interdiction des points de vue différents même dans les rangs du gouvernement révolutionnaire. Comme Rosa Luxemburg l’a dit, la liberté, c’est toujours celle de ceux qui pensent différemment. C’est faux et dangereux de postuler qu’il n’y aura pas des conflits d’intérêts importants, ni des divergences d’idées au sein des classes populaires dans un socialisme révolutionnaire et démocratique.
Il n’y a aucune raison de penser que les conflits de classes épuisent tous les conflits sociaux, y compris ceux basés sur des questions strictement matérielles. Par exemple, une question fondamentale pour toute société, qu’elle soit socialiste ou capitaliste, c’est le taux d’accumulation ou, en d’autres termes, quelle partie de la production économique doit être immédiatement consommée et quelle partie doit être économisée afin d’assurer la reproduction de la société et l’amélioration du niveau de vie.
Dans le capitalisme, cela est décidé au travers des décisions de la classe dominante au sein d’une société de marché qui favorise et consolide son pouvoir. Dans le socialisme, cette décision affecterait chaque groupe social parce qu’elle déterminerait les ressources mises à disposition de chaque unité de travail et de vie communautaire. On peut s’attendre à ce que des divergences à ce propos vont se développer entre, par exemple, ceux qui veulent jouir d’un meilleur niveau de vie aujourd’hui et ceux plus préoccupés par le niveau de vie des générations futures. Dans ce cas, comment ces divergences et ces conflits pourraient-ils être organisés en des alternatives cohérentes et systématiques afin qu’elles puissent être décidées démocratiquement ? Ce serait là la fonction décisive des partis politiques dans le socialisme: éduquer et diffuser des visions alternatives des voies sur lesquelles la société pourrait ou devrait s’engager.
On sait bien que les partis politiques, comme beaucoup d’autres types d’organisation, ont montré des tendances bureaucratiques et oligarchiques prononcées. Mais il existe des mesures qui peuvent être prises pour compenser et combattre des tendances, telles que lutter contre l’apathie et l’abstention parmi les membres de base grâce au débat démocratique et à la pratique continue d’un vrai pouvoir de décision. Un ensemble de membres actifs, informés et impliqués dans les affaires de leurs partis et de leur société, c’est la meilleure garantie contre la bureaucratisation.
Il y a aussi des mesures organisationnelles qui peuvent renforcer cette participation et ce contrôle par la base populaire, comme celles qui garantissent son contrôle local et national démocratique des fonctionnaires du syndicat et des partis, ainsi que la transparence maximale à l’égard des politiques des partis et de leur fonctionnement interne, en plus du droit de révoquer n’importe quel dirigeants par des référendums dans les partis et les syndicats. (Il y a des gens qui ont proposé l’interdiction de la réélection à toute charge dans le parti et le syndicat. Cette proposition mérite d’être discutée, mais je crois que cela serait contre-productif, et possiblement non démocratique, et de toute façon cela n’empêcherait pas la manipulation de la part des leaders officiellement révoqués de cette façon.)
J’espère que cette discussion à propos du parti unique va continuer. Le sujet est bien trop important pour qu’on l’ignore. C’est un des noyaux du système profondément non démocratique en vigueur à Cuba.
Traduction de l’anglais par A l’Encontre ; article paru dans Havana Times.org.
Samuel Farber est professeur honoraire de science politique du Brooklyn College de la City University de New York. Il est né et a grandi à Cuba où il a participé aux luttes lycéennes contre la dictature de Batista avant d’aller étudier aux Etats-Unis en 1958. Il est l’auteur, entre autres, de The Origins of the Cuban Revolution Reconsidered, University of North Carolina Press, 2006; Before Stalinism. The Rise and Fall of Soviet Democracy 1917-1924, Verso, Londres, 2000, et Cuba Since the Revolution of 1959. A Critical Assessment, Haymarket Books, Chicago, 2011.
Notes :
[1] Le Partido Orthodoxo fut de 1947 à 1952 le principal parti d’opposition de Cuba. Alors que son candidat allait certainement gagner les élections présidentielles de 1952, partis et élections furent supprimées par le coup d’Etat du militaire et ancien président (1940-1944), Fulgencio Batista (1901-1973). Fidel Castro était alors porte-parole des Jeunesses du PartidoOrthodoxo. La Révolution castriste renversa en 1959 la dictature de Batista et le contraignit à l’exil.
[2] Traduction française: Flammarion, Paris, 1914. Une édition intégrale vient d’être publiée: Folio, 848 pages, mai 2015. (Réd. A l’Encontre)
[3] Voir, entre autres, Alexander Rabinowitch, The Bolcheviks in Power. The First Year of Soviet Rule in Petrograd, Indiana University Press, Bloomington, 2007. Cet ouvrage a été longuement présenté dans la numéro 5 de la revue La Brèche de janvier 2009: http://labreche.org/wp-content/uploads/2011/04/Rev05_Debat.pdf (Rédaction A l’Encontre)
[4] Léon Trotski, La Révolution trahie, 10/18, Paris, 1969
Source : contretemps