« Décadons, décadons ! Moi aussi je veux décader !» s’écrient les athlètes grecs devant leur nourriture saine et sobre, perturbés par la bonne chère que consomment Astérix et Obélix dans le village olympique.
La notion de décadence, c’est-à-dire de la chute, de la déchéance de la culture, a toujours été en vogue dans les cercles conservateurs et réactionnaires. Les réactions de certains enseignants qui se plaignent que « le niveau baisse » font partie de cette mouvance qui considère que le rôle grandissant de la plèbe dans la vie politique mène la civilisation vers sa perte.
On peut facilement faire une liste des choses qui sont considérés comme les signes manifestes de la décadence : la perte du respect des gens d’en bas pour ceux dans haut, dont l’insolence ouvrière née avec le socialisme ; la perte de respect des jeunes envers leurs parents et éducateurs ; la perte des bonnes manières dont fait partie un langage châtié et hypocrite; l’émergence d’une culture de masse et le recul de la culture élitaire et le recul du spirituel devant le matérialisme ; la montée du féminisme et le fait que les gens en général ne se tiennent plus au rôle que la société traditionnelle leur a confiné ; le trop de démocratie qui profite aux incompétents, l’enseignement publique et général qui est néfaste pour les doués ; la famille traditionnelle, autoritaire et patriarcale qui est secouée, etc.
Les anciens privilégiés considèrent chaque nouvelle formation sociale — avec ses mœurs et ses institutions politiques qui diffèrent de la précédente — comme plus ou moins décadente. Les classes et strates sociales qui ont perdu la bataille politique fondamentale déplacent leur lutte vers la superstructure. Les groupes nostalgiques de la royauté, d’un l’Église toute puissante, défenseurs hypocrites de comportements sexuels puritains et dogmatiques et les ennemis de la démocratie parlementaire, s’élancent contre un monde qu’ils considèrent comme malade, pervers. Les manifestations contre le mariage pour tous qui ont secoué la France en sont une expression.
L’historien George L. Mossé, qui a étudié la glorification de virilité dans la 1er guerre mondiale (De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européenne, 1990/1999) remarque que vers 1914, au début de la grande boucherie patriotique, deux terreurs hantaient l’idée de la masculinité des décideurs: l’efféminement et la décadence sous son terme médical de dégénérescence (par hérédité, fragilité nerveuse ou alcoolisme). La décadence était l’exact contraire de la masculinité. Dans cette vision guerrière les victimes de la décadence « étaient censés se complaire dans la vie des sens, être des esclaves de leur système nerveux malade et en proie à une constante agitation (Juive selon les antisémites), totalement contraire à caractéristiques des ‘vraies hommes’. Nombreux sont ceux qui associent l’homosexualité à la décadence. Dans son roman À Rebours (1884) J.K. Huysmans, qui vulgarisa la notion de décadence, la définit comme « l’efféminement progressif des hommes’. Le décadent dessinait donc l’envers de l’idéal masculin ; au lieu d’être fort, calme, énergique, il était nerveux, inquiet, épuisé et, de surcroit, libertin. Dévoré par l’ennui, il ne cherchait pas a y remédier par l’action mais s’enfermait dans le silence et la solitude pour cultiver ses voluptés sensuelles.
L’attitude décadente apparaît dans la littérature à la fin du 19e siècle, un période marquée, malgré la Belle Époque, par une aggravation des conflits sociaux et par la fin proche des idéaux de progrès, chéris jadis par la bourgeoisie. Un personnage comme Des Esseintes dans le roman que je viens de citer, plus raffiné que jamais, trouve dans le fictif, dans l’artifice, un dérivatif pour son dégoût pour une société où l’élite esthétique ne joue plus le rôle dominant, où le quotidien produit les tracasseries propre à la vie d’un riche oisif qui s’ennuie (car il faut être relativement riche pour être décadent – les pauvres ont d’autres soucis).
On retrouve la notion de décadence dans certaines conceptions cycliques de l’histoire. Par exemple chez Oswald Spengler (1880-1936) pour qui toute culture est un tout organique, soumis à un développement biologique: croissance, maturité et décadence, ce qu’il considère comme la dégénérescence de la culture en civilisation, c’est-à-dire en une société tourné vers la technique et le matérialisme. L’accusateur de la décadence dirige son regard vers le passé. Il est nostalgique. Mais certains, comme les dandys et autres esprits fin-de-siècle, aiment le décadent avec une certaine perversité. Comme disait Jean Cocteau : « la décadence est la grande minute où une civilisation devient exquise ».
En tant qu’adepte du « matérialisme historique », et donc en rejetant les conceptions cycliques de l’histoire, le terme de décadence peut être utile. La société capitaliste d’aujourd’hui a perdu tout ce qu’elle avait de progressif par rapport à l’Ancien régime. Elle menace non seulement la base matérielle/écologique du monde, mais aussi notre culture, notre humanité. Nous vivons une crise civilisationnelle, la barbarie nous gagne. Déjà au début du XXe siècle l’écrivain japonais Nagai Kafū, vivant sous un régime très autoritaire auquel il refusait de participer en tant qu’auteur « normal » en se cantonnant dans des « divertissements » où il mettait en scène les petites gens, avançait le paradoxe suivant : « La décadence est le développement logique des choses (…) si l’on veut l’éviter, dès le début il faut choisir de rester dans la barbarie et l’inculture . » Kafū préférait l’ancienne culture à la culture moderne de l’industrie et du profit qui mènent au militarisme et l’impérialisme, mais sans se faire aucune illusion. Mais cela n’est évidemment pas une solution.
(La semaine prochaine : Sublime pauvreté)
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collage: Thierry Tillier