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Eric Hazan vient de publier La Dynamique de la révolte, qui constitue en quelque sorte une suite de Premières mesures révolutionnaires, dont nous avions fait ici un compte-rendu critique (L’Anticapitaliste n° 49, décembre 2013). Ce livre a toutes les chances de connaître un succès similaire au précédent : brassant les mêmes thèmes dans une langue vive et sans jargon, il est d’une lecture à la fois agréable et instructive pour quiconque ne se satisfait pas du monde tel qu’il va et désespère de ne pas apercevoir d’issue.
Il y a d’ailleurs lieu de se réjouir que de tels ouvrages rencontrent du succès. Cela démontre non seulement la disponibilité d’un public souvent jeune à des idées radicales, mais permet de poser à une échelle large les questions associées au projet d’une transformation révolutionnaire de la société. En ces temps d’atonie des mobilisations et de faible influence des anticapitalistes, notamment en France, on aurait tort de faire la fine bouche. Mais on ne saurait pourtant s’en tenir au registre des réjouissances et taire les divergences stratégiques, tant celles-ci impliquent des visions différentes, et souvent antagonistes, de l’histoire des insurrections passées comme de nos tâches pour aujourd’hui et demain.
« Surmonter le pessimisme ambiant »…
Le livre d’Eric Hazan est d’abord un plaidoyer pour l’histoire, et plus particulièrement pour une histoire comparée des soulèvements populaires et des révolutions, conçue comme antidote au renoncement, cynique ou désespéré, à transformer le monde dans lequel nous sommes amené-e-s à vivre. Il s’agit de « repérer des séquences se reproduisant à diverses époques et dans des pays différents », en focalisant l’attention sur « le temps du déclenchement révolutionnaire », autrement dit le moment initial d’une révolution.
Un tel objectif n’est pas poursuivi pour le simple plaisir historien du récit ou de l’anecdote, mais afin de dessiner l’horizon des soulèvements populaires à venir, dont on ne saurait prédire ni les moments, ni les lieux, ni surtout les modalités d’éclatement, mais dont il est improbable qu’ils n’adviennent pas dans les années à venir. Outre un prologue et une dernière partie qui joue le rôle de conclusion, l’ouvrage est structuré autour de quatre parties, chacune d’entre elles visant à réfuter une idée commune – et politiquement paralysante – concernant le déclenchement des révolutions.
Tout d’abord, le soulèvement serait rendu impossible par l’absence d’un préalable nécessaire, à savoir une politisation de masse. Or Hazan met en évidence, à partir d’exemples variés (révolutions française et russe, Commune de Paris, « mai rampant » italien), qu’il n’y a aucun lien causal mécanique entre l’établissement d’une « atmosphère politiquement agitée » et l’éclatement d’un soulèvement populaire, le processus de politisation à une échelle de masse pouvant précéder ou succéder au soulèvement.
Ensuite, aucun soulèvement ne serait concevable en raison du rapport de force défavorable lié à l’énorme pouvoir concentré par les classes dominantes, à travers notamment l’appareil policier et militaire. Contre un défaitisme servant souvent de prétexte à l’inaction, Hazan rappelle qu’« il est dans la nature de toute insurrection d’être en situation d’infériorité à l’heure de son déclenchement » (p. 36), plaidant pour des actions visant, au cours même des processus révolutionnaires, à faire éclater les contradictions au sein des forces répressives, dont il rappelle qu’elles ne sont pas homogènes bien qu’assumant une même fonction conservatrice.
Dans la troisième partie, l’auteur conteste la nécessité du passage de la révolution par une séquence institutionnelle – généralement sous la forme gouvernement provisoire/assemblée constituante – aboutissant généralement au reniement, ou plutôt à l’enfouissement progressif des promesses émancipatrices charriées par le soulèvement populaire initial. Hazan plaide ainsi en faveur des actions entreprises par les sans-culotte parisiens de mai-juin 1793 et par les bolcheviks en janvier 1918, substituant au parlementarisme un gouvernement révolutionnaire, appuyé par des comités populaires ou des soviets, capable d’agir avec audace et autorité dans une situation hautement périlleuse.
C’est le chapitre suivant qui constitue le cœur de l’ouvrage (p. 57-129), puisqu’il vise à en démontrer la thèse centrale : l’inutilité d’une organisation révolutionnaire pour que s’engage favorablement un cycle de luttes révolutionnaires. Non que les organisations n’auraient historiquement joué aucun rôle dans les soulèvements populaires, ce que l’auteur ne saurait nier (d’autant que, dans l’exemple de la Révolution russe, il s’appuie presque exclusivement sur l’Histoire de la révolution russe de Trotsky…), mais ce rôle ne serait nullement irremplaçable et, en outre, ne correspondrait guère à ce que les organisations révolutionnaires ont prétendu accomplir.
La révolte et le parti
Si l’ouvrage réussit, au moins en partie, à déjouer le désespoir ambiant par d’utiles rappels historiques, il apparaît nettement moins convaincant quant à son évaluation du rôle joué par les organisations révolutionnaires. Eric Hazan aimerait convaincre que, pour briser nos fers et engager une transformation révolutionnaire de la société, les organisations seraient au mieux inutiles, au pire trompeuses ou oppressives. Parce qu’elles viseraient à imposer du dehors leur hégémonie au mouvement révolutionnaire, leur intervention ne pourrait avoir d’autre effet que de limiter a priori l’action spontanée et de ramener dans son lit le torrent de la révolte populaire.
S’organiser pour que les révoltes ne s’effilochent pas en poussière humaine, mais sans constituer d’organisations, au risque de laisser contre-révolutionnaires ou réformistes occuper le nouveau terrain politique créé par la révolte elle-même : voilà en somme à quoi nous invite Hazan. Vieux débat évidemment, qui oppose « spontanéité » et « organisation », généralement caricaturé sous la forme d’une distinction entre invention créatrice et inertie bureaucratique. Si la contestation des tentations conciliatrices portées par les bureaucratiesdu mouvement ouvrier – notamment les directions syndicales – est un réflexe sain, elle prête à l’impuissance lorsqu’elle s’étend à l’ensemble des organisations, voire au fait même de s’organiser collectivement.
Le principal problème de l’approche d’Eric Hazan est qu’elle supprime la question de la temporalité politique. Derrière un appel volontariste à ne pas se résigner, qui a pour vertu de rappeler que l’histoire humaine est parcourue d’irruptions populaires soudaines et inattendues, ce sont les conditions
– objectives et subjectives – dans lesquelles se mène la lutte qui sont effacées du tableau. A la temporalité chaotique de la lutte des classes – faite de montées et de reculs, de flux et de reflux, de politisation et de découragement –, Hazan substitue un temps vide et linéaire où l’offensive – sous la forme de la révolte – est en chaque moment à l’ordre du jour, sinon à portée de main.
Nul étonnement dès lors à voir l’auteur décréter l’inutilité des organisations, car c’est notamment dans la gestion de ce temps politique cyclique que résident et la nécessité des organisations, et les risques de bureaucratisation ou de substitutisme. En particulier, si les structures militantes permettent le maintien d’un certain niveau d’organisation et de lutte lorsque les conditions économiques et politiques prêtent comme actuellement à la démoralisation, l’absence de luttes de masse pendant toute une période peut conduire d’un côté au renforcement d’une couche de cadres réformistes, syndicaux et politiques, voués à la négociation avec les pouvoirs en place, de l’autre à l’isolement des révolutionnaires et au sectarisme.
L’incapacité de Hazan à prendre au sérieux la temporalité politique se manifeste également lorsqu’il s’agit de penser les processus révolutionnaires. L’auteur ne tient d’ailleurs pas son pari de se limiter à l’analyse du déclenchement de ces processus, et pour cause : ce qui fait l’intérêt des grands épisodes de révolte populaire, c’est qu’ils inaugurent des situations de crise révolutionnaire qui peuvent durer des mois avant de se dénouer. S’en tenir au moment du déclenchement, au 14 juillet 1789 dans le cas de la Révolution française ou à février 1917 dans celui de la Révolution russe, ce serait nécessairement manquer l’essentiel et Hazan en convient en pratique puisqu’il va bien au-delà dans son livre.
Or, dans l’analyse même des processus révolutionnaires, il confond trois niveaux d’action qui posent chacun des problèmes différents, en rapport avec la question de l’organisation :
• celui de la révolte (ou du soulèvement populaire), qui n’est jamais – et Hazan a raison de le rappeler – le produit mécanique de l’action d’un parti révolutionnaire mais constitue un surgissement généralement inattendu, prenant souvent de court – au moins initialement – les organisations ;
• celui de la révolution, processus qui suppose l’émergence d’un pouvoir populaire, donc d’une situation de double pouvoir, nullement contradictoire avec l’intervention d’une organisation capable d’impulser et de coordonner, plus généralement de penser et d’agir dans le temps brisé de la politique en ayant en tête les objectifs généraux du mouvement ;
• et celui de l’insurrection, moment par définition court durant lequel il s’agit, non plus de gagner la majorité de la population aux idées révolutionnaires, mais de trancher par des initiatives énergiques entre deux pouvoirs irréconciliables, ce qui suppose l’action d’une minorité révolutionnaire hautement organisée et résolue.
La Révolution portugaise de 1974-75, qui n’est pas étudiée par Hazan alors qu’elle constitue pourtant le dernier exemple en Europe d’une crise révolutionnaire, est éclairant : comme en bien d’autres situations historiques, l’absence d’un parti ayant une compréhension juste de cette crise et des tâches qu’elle assigne a lourdement pesé dans l’incapacité de constituer un pouvoir populaire capable de disputer l’hégémonie au pouvoir d’Etat, pourtant largement ébranlé par la poussée révolutionnaire de l’été et de l’automne 1975.
La constitution d’un tel pouvoir supposait une structuration et une coordination nationales des initiatives d’auto-organisation (en l’occurrence des commissions de travailleurs/ses, d’habitant-e-s et de soldats). Le seul parti qui disposait d’une large assise militante dans la société portugaise et aurait pu pousser en ce sens, le PCP (profondément stalinisé), ne voulait en rien que la révolution démocratique, ayant fait tomber la dictature salazariste, se mue en révolution sociale, contestant la propriété capitaliste. Derrière de grandes phrases sur le peuple et la révolution, il fit donc tout son possible pour limiter les aspirations à des revendications partielles et l’auto-organisation populaire à un simple adjuvant de sa propre activité.
Nous ne savons pas quelles formes exactes prendront les crises et processus révolutionnaires au 21e siècle, mais nous ne partons pas de rien. Si nous voulons conjurer le spectre des défaites et des échecs du siècle dernier, honorer ce « droit précieux de recommencer » dont parlait Daniel Bensaïd, il nous faut prendre au sérieux l’étude des soulèvements populaires passés. Comme l’écrivait Rosa Luxemburg (cité par Hazan, p. 18) : « Nous sommes campés sur ces défaites et nous ne pouvons renoncer à aucune d’entre elles, car de chacune nous tirons une part de notre force et de notre lucidité ».
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Source : NPA