Dans ce texte initialement paru sur le site états-unien The Jacobin, Robert Stephens II montre que les manifestants de Ferguson ne sont en rien irrationnels ni apolitiques. Bien au contraire, ils attirent l’attention sur leurs besoins fondamentaux et insatisfaits.
Le week-end dernier [le 9 août 2014, ndlr], la police de Ferguson – une ville de l’Etat du Missouri – a assassiné Michael Brown, un adolescent noir. Alors que les détails ne sont encore publiés qu’au compte-goutte, il est clair que lors d’une confrontation avec une voiture de police, à un pâté de maison du logement de la grand-mère de l’adolescent, un agent de police a ouvert le feu et l’a tué au milieu de la rue alors qu’il était désarmé. Selon les témoins, Brown tentait d’échapper au policier et avait les mains en l’air au moment même où le policier l’a pris pour cible.
Ferguson est une ville caractérisée par une large concentration de Noirs pauvres sous le contrôle d’institutions dominées par des Blancs. Ce meurtre a immédiatement touché une corde sensible. Des rassemblements et manifestations ont éclaté à mesure que les habitants sont descendus dans la rue, jusqu’à atteindre le stade de véritable émeute. D’abord rassemblée pour une veillée aux bougies à l’endroit même où Brown avait trouvé la mort, la foule a ensuite brûlé plusieurs commerces et jeté des cocktails Molotov au cours de confrontations avec la police. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Loin de constituer une foule violente et abrutie, les habitants de Ferguson se sont engagés dans un processus concerté de sensibilisation politique, menant à l’insurrection. Une vidéo réalisée sur place donne à voir plusieurs agitateurs politiques parlant à la foule, transformant une indignation momentanée en unité politique. Un orateur en particulier, un jeune homme noir, offre une analyse politique convaincante qui fait de l’injustice de la brutalité policière un sous-produit de la marginalisation économique de la communauté.
« Nous continuons à donner notre argent à ces petits Blancs, à rester dans leurs logements, et nous ne pouvons obtenir justice. Aucun respect. Ils sont prêts à vous foutre dehors si vous ne payez pas le loyer. Il y a de quoi en avoir ras-le-bol ».
Les émeutes, comme d’autres formes d’action politique, peuvent construire de la solidarité. Elles peuvent créer de forts sentiments d’identité commune. L’indignation ressentie à Ferguson a rapidement attiré des personnes marginalisées de toute la région. La présence de ces « exclus » a davantage révélé le pouvoir magnétique du moment politique qu’elle ne l’a délégitimé.
Depuis le début, les rassemblements anti-police qui ont précédé les émeutes avaient une claire dynamique « eux contre nous ». A un moment au cours du rassemblement, une femme équipée d’une caméra dit : « Où sont les voyous ? Où sont les gangs quand nous avons besoin de vous ? ». Et la foule a commencé alors à appeler les différents gangs à abandonner la violence des Noirs contre les Noirs (« black-on-black ») et à s’unir dans la lutte contre l’oppression. La communauté était unifiée et prête à s’engager dans l’action. La police constituait le problème, et elle devait être stoppée.
La foule n’était ni irrationnelle ni apolitique. Les personnes rassemblées cherchaient à utiliser cette opportunité pour poser la question de leurs besoins politiques au sens large. Ils savaient que la violence interraciale au sein de la communauté constituait aussi un problème, et que dans la plupart des cas, les auteurs des violences sont leurs propres enfants, cousins, amis et voisins. Bien que beaucoupprétendent que les Noirs se fichent de la violence au sein de leurs propres communautés, les appels de la foule pour l’unité des gangs démontrent que les révoltes contre la police fournissent des opportunités uniques d’unir les gens dans le sens d’une résolution de problèmes anciens tels que la violence des gangs.
Suite à l’insurrection, les participants ont continué à discuter de la révolte en termes politiques. DeAndre Smith, qui était présent lorsque le QuikTrip a été incendié, aaffirmé à la presse locale : « Je crois qu’ils sont trop embêtés par ce qui arrive à leurs magasins, à leurs commerces et tout ça. Ils ne se souvient pas du meurtre ». Un deuxième homme ajoute : « Je pense juste que ce qui s’est passé était nécessaire, pour montrer à la police qu’ils ne dirigent pas tout ». Smith conclut alors : « Je pense que ce n’est pas allé assez loin ».
Dans une deuxième interview, cette fois avec Kim Bell du St. Louis Post-Dispatch, Smith a développé son opinion selon laquelle l’émeute constitue une stratégie politique viable :
« C’est exactement ce qui devait arriver quand une injustice a lieu dans notre communauté… J’étais dehors avec ma communauté, c’est la seule chose que je peux dire… Je pense que ce n’est pas fini, honnêtement. Je pense qu’ils ont juste compris ce que signifie rendre coup pour coup, à St. Louis, le dernier Etat qui a aboli l’esclavage. Pensent-ils qu’ils ont toujours le pouvoir sur certaines choses ? Je crois que oui.
C’est de cette manière qu’ils reçoivent de l’argent : les affaires et les impôts, la police en arrêtant les gens et en leur donnant des amendes, en les envoyant au tribunal, en les enfermant. C’est comme ça qu’ils se font de l’argent à St. Louis. Tout repose sur l’argent à St. Louis. Donc quand vous empêchez les rentrées d’argent, ils savent organiser les choses d’une certaine manière… « nous allons manger, vous allez mourir de faim », la gentrification – ils vous isolent dans un certain quartier pour voir si vous pouvez mourir de faim… Ça ne va pas arriver, pas à St. Louis ».
Smith saisit ce que tant de prétendus antiracistes et de personnes de gauche ne parviennent pas à comprendre, à savoir que le racisme n’est pas un problème de vertu morale. Il reconnaît que l’ordre économique au sens large facilite et profite de l’assujettissement racial, et il cherche donc des manières d’intervenir et d’interrompre ce processus. Il ne s’agit pas seulement d’une analyse plus pertinente que ce qui est souvent offert à gauche, mais agir à partir de cette analyse est la seule manière d’éradiquer la hiérarchie raciale établie.
Généralement, quand des événements comme la rébellion de Ferguson ont lieu, les bien-pensants s’empressent de condamner les participants. Au minimum, ils rejettent les émeutes au nom de leur caractère improductif et opportuniste – quelques pommes pourries gâchant la récolte. C’est précisément cette attitude que critiquait DeAndre Smith dans sa première interview. La plupart des détracteurs, dont certains sont noirs eux-mêmes, cherchent à mettre de l’ordre dans ces communautés avec une « politique de la respectabilité » – un appel aux personnes dominées pour se présenter elles-mêmes d’une manière qui apparaisse acceptable à la classe dominante dans un effort pour obtenir quelques gains politiques.
Comme le politiste Frederick Harris l’a écrit dans un article paru l’an dernier :
« Ce qui a commencé sous la forme d’une philosophie promulguée par les élites noires pour « élever la race » en corrigeant les « mauvais » traits des Noirs pauvres s’est mué à présent en l’une des marques de fabrique de la politique noire à l’âge d’Obama, une philosophie de gouvernement qui se concentre sur la gestion du comportement des Noirs laissés pour compte par une société réputée pleine d’opportunités ».
Mais la politique de respectabilité a été présentée comme une stratégie émancipatrice au détriment de toute discussion sur les forces structurelles qui font obstacle à la mobilité des Noirs pauvres et des travailleurs.
Alors que les émeutes apparaissent comme des événements pouvant galvaniser la communauté et libérer une énergie politique collective dans des directions imprévisibles, la vieille politique de respectabilité ne mène qu’à davantage de marginalisation et de mise à l’écart. Dans l’immédiat, il est possible de nier l’utilité de l’insurrection. Mais cette réponse des communautés à la domination doit être discutée en termes politiques, et non simplement exclue d’emblée.
Nous vivons dans un contexte de suprématie blanche et de capitalisme néolibéral, où des politiques aveugles aux rapports de race sont utilisées pour maintenir l’exploitation de classe et la hiérarchie raciale, et toute tentative explicite d’agir contre le racisme est démantelée et méprisée. Ces politiques ne font qu’intensifier l’exclusion économique et la pauvreté dont les marginalisés font l’expérience.
Ce que les personnes interviewées par la presse locale et la foule rassemblée sur le lieu du meurtre ont semblé comprendre, c’est qu’ils devaient bouleverser l’intrication entre la domination raciale et le capitalisme. Ils ont senti qu’une marche, ou quelque forme acceptable que prendrait une indignation pacifique, ne permettrait pas de satisfaire leurs besoins politiques – et ils n’ont pas tort.
Beaucoup d’entre nous condamnent à la hâte ce type de tumulte car nous nous satisfaisons en réalité de l’illusion post-raciale propre au néolibéralisme. Au QuikTrip incendié, quelqu’un a laissé une pancarte adressée à son « commerce de proximité », dans l’espoir que le commerce ouvre à nouveau : « Cher commerce de proximité, je regrette qu’ait eu lieu cet acte de cambriolage et de violence. S’il vous plaît, revenez bientôt. Je passe deux à trois fois par semaine ».
En se considérant lui-même comme un consommateur ayant besoin de son « commerce de proximité » il est possible que cette personne ne se soucie à aucun moment des travailleurs ayant perdu leurs emplois – ses voisins réels – mais agisse par peur que sa routine de consommateur soit interrompue. Comme l’observait DeAndre Smith, nous nous identifions plus fortement à des fenêtres brisées qu’à des personnes brisées.
De la Boston Tea Party à la rébellion de Shays, la formation des Etats-Unis a reposé sur des émeutes, pour le pire ou le meilleur. Dans le passé, les émeutiers blancs ont eu accès au pouvoir institutionnel, ce qui a leur permis de légitimer certaines de leurs revendications et de les satisfaire politiquement, dans la limite de ce que permettait une société capitaliste. Dans le cas de la révolte de Ferguson, la solution consiste – comme dans tout moment politique éphémère – à transformer l’indignation et le tumulte en une organisation politique constructive. Plus facile à dire qu’à faire, mais cela vaut mieux que de rejeter en bloc les émeutes et, ce faisant, de rendre cette tâche politique insurmontable.
Malcom X a su nous rappeler à quel point les médias constituent un instrument décisif de domination dans la mesure où ils déterminent quelles actions sont respectables, ou au contraire extrémistes, donc illégitimes. Plutôt que d’accepter ce schéma, tordons le coup aux récits refusant aux émeutiers tout sens politique. Au-delà d’une simple critique du type de réponses qu’ils opposent à la violence sociale, tentons de porter un regard juste pour parler de leurs besoins politiques.
Traduit par Ugo Palheta
La photo ci-dessus est issue du reportage publié ici.
Source : contretemps