45 milliards d’euros par an, autrement dit 4 000€ par habitant.e (bambins compris), 10 % du PIB, deux fois le budget de l’éducation… voilà ce que nous dédions en moyenne chaque année au paiement de la dette publique |1|.
Oserions-nous imaginer ce que nous pourrions faire d’autre avec cet argent ? Combien de projets refusés, niés, par « manque de moyens » ? Et pourtant, on parle peu de cette dépense que constitue le service de la dette… si ce n’est qu’il va falloir payer, et que ça va faire mal. L’État et les détenteurs de capitaux n’ont pas d’intérêt à ce que la population remette en cause le paiement et la légitimité de la dette publique. Comme ailleurs, les politiques qui ont mené à cette dette sont empreintes d’illégitimité : elles n’ont pas été développées dans l’intérêt de la majorité de la population. L’audit citoyen propose de se réapproprier la question et d’instaurer un contrôle collectif sur les deniers publics.
1) Dette et démocratie
Si la démocratie veut dire une seule chose, c’est bien la capacité de renégocier librement nos engagements |2|. Or, comme le mouvement des indigné.e.s l’a très bien illustré à travers ses slogans, nous ne vivons pas en démocratie mais dans une société où les « 99 % » de la population se font exploiter par le « 1 % » le plus riche |3| avec l’aide active de gouvernements qui « ne nous représentent pas ».
Dans le droit international, la souveraineté des peuples, la primauté des droits humains sur les droits des créanciers, les possibilités pour un État d’annuler unilatéralement une dette ou d’en suspendre le paiement, sont garanties |4|, du moins théoriquement. Car, de l’Argentine à la Grèce, hier comme aujourd’hui, nous voyons que le droit est politique, que le droit est le produit de rapports de force.
Malgré cela, d’aucuns considèrent que si la remise en cause de la légitimité des dettes publiques des pays du tiers monde ne devrait plus être une question à se poser, il en irait tout autrement concernant les pays du Nord. Pourquoi ? Parce que leurs dettes publiques seraient le fruit de démocraties occidentales « évoluées » qui les ont contractées au travers de gouvernements élus. Si l’on suit la logique de ce raisonnement, que pourrait alors justifier la remise en cause des politiques d’asile et d’immigration, d’aide publique au développement, d’enseignement, d’environnement, de santé, de pensions, de logement, de réglementation bancaire, d’austérité… ou de tout autre choix qu’auraient posé, posent et poseront nos gouvernements soi-disant démocratiques ? Refuser de poser la question de l’illégitimité de la dette, c’est refuser de faire la distinction élémentaire entre légalité et légitimité.
Il n’y a aucune raison pour que la question de la dette, qui dirige tellement d’aspects de nos vies, ne soit pas débattue au même titre que le reste de la politique publique
Les prétendus représentants n’ont pas le mandat de faire n’importe quoi lorsqu’ils sont élus, mais ils en ont le pouvoir si on le leur laisse. Il n’y a aucune raison pour que la question de la dette, qui dirige tellement d’aspects de nos vies, ne soit pas débattue au même titre que le reste de la politique publique |5|. Non, la démocratie ne veut pas dire qu’il faille payer aveuglément sans se poser de questions. D’où vient cette dette ? Est-ce bien la nôtre ? A-t-elle profité à la majorité de la population ou à une minorité de privilégié.e.s ? D’autres politiques d’endettement étaient-elles possibles ? Comment l’État se finance-t-il ? Qui détient les titres de la dette belge ? N’y a-t-il pas d’alternatives aux politiques d’austérité appliquées par l’État ? Pouvons-nous envisager de ne pas rembourser la dette ?… La démocratie est un processus, un mouvement, et non un état des choses figé, une chose acquise. L’audit citoyen propose d’en prendre soin, de mettre en débat la légitimité de la dette et son paiement.
2) Dettes illégitimes en Belgique
Comme nous l’avons détaillé dans d’autres articles, « notre » dette publique – qui est utilisée pour justifier l’austérité et des contre-réformes néolibérales structurelles – trouve sa source dans trois grandes causes :
1) Les cadeaux fiscaux faits aux (très) riches et aux (très) grosses entreprises. Rien que pour l’année 2011, le SPF-Finances estime que l’État a perdu pour plus de 60 milliards en exonérations et autres réductions fiscales (soit 1/3 du budget) |6|. Il ne s’agit ici que des cadeaux fiscaux octroyés en toute légalité par le gouvernement, ces chiffres ne comprennent pas l’évasion fiscale illégale.
2) Les taux d’intérêts payés aux marchés privés (article à venir). Si l’État avait emprunté entre 1992 et aujourd’hui à du 1 % auprès de, par exemple, la Banque centrale européenne plutôt qu’aux taux usuriers du « marché », il aurait économisé plus de 250 milliards d’euros…
3) La crise financière et la socialisation des dettes de banques privées. Les sauvetages bancaires ont coûté jusqu’à présent plus de 33 milliards d’euros à la collectivité, sans compter les conséquences de la crise elle-même (la dette a augmenté de plus de 100 milliards depuis 2007).
Ces politiques d’endettement n’ont pas profité à la majorité de la population, ni à l’économie belge en général, mais bien aux détenteurs de capitaux (à l’intérieur comme à l’extérieur du pays). Cependant, c’est bien à nous que l’État fait payer la dette année après année. On s’est gardé de lui expliquer les origines de cette dette, on lui a expliqué – à la télévision, aux sein des parlements, via les cabinets de prétendus experts, dans les journaux, à la radio, etc. – qu’elle a vécu au-dessus de ses moyens |7| et que son train de vie n’est plus soutenable économiquement, que ses institutions de sécurité sociale |8| sont d’un autre temps, en deux mots qu’il va falloir s’adapter…
3) Audits citoyens et annulation de la dette illégitime
S’il est évident que la dette n’a pas profité à la majorité de la population, que faire de cette analyse d’illégitimité ? Et à quoi peut alors bien servir un audit citoyen se demanderont certain.e.s ?
S’il est évident que la dette n’a pas profité à la majorité de la population, que faire de cette analyse d’illégitimité ? Et à quoi peut alors bien servir un audit citoyen ?
L’audit citoyen se conçoit moins comme une démarche technique qui aurait pour but de définir, sur base de critères soi-disant objectifs, la partie de la dette qui devrait être remise en cause, que comme une campagne de sensibilisation et un outil de contrôle citoyen. La dette publique n’est pas une question technique, elle est avant tout politique |9|. Et lorsqu’est enfin questionnée sa légitimité, c’est la question de l’intérêt général qui est posée. Or, comme le rappelait le Conseil d’État français en 1999 : « l’intérêt général est, par nature, rarement consensuel et sa définition résulte d’inévitables confrontations d’intérêts entre lesquels il faut, en fin de compte choisir » |10|.
L’audit citoyen se propose de pousser la population à se questionner sur les factures qu’elle paie. Car, si nous disions plus haut qu’il n’y a aucune raison pour que cette question ne soit pas débattue au même titre que le reste de la politique publique, force est de constater qu’une proportion importante de la population continue de penser qu’« une dette, ça se paie », ou à tout le moins qu’« il n’y a pas d’alternative ». Notre rôle est de mettre en avant des faits et des chiffres qui soulignent l’illégitimité (parfois l’illégalité) de cette dette (au niveau national comme au niveau local), de fournir un maximum d’arguments permettant d’en remettre en cause le paiement et de proposer des alternatives concrètes afin d’aider une partie toujours plus importante de la population à s’emparer de la question.
Savais-tu que…? Combien de personnes savent que le service de la dette engloutit 20 % du budget annuel (alors que les allocations chômage n’en représentent que 3%) ? Combien savent que 90 % de la dette belge est détenue par des institutions financières ? Que l’État charge 17 banques privées (dont 15 étrangères) de vendre ses titres de la dette sur le marché primaire ? Que les dettes des pays du Sud envers la Belgique ne représentent que 0,5 % de son PIB annuel et que le Sénat s’était engagé à en annuler la part odieuse (mais n’a toujours rien fait) ? Que la Norvège l’a en partie fait pour cinq de ses pays débiteurs ? Que les dépenses au PIB sont restées stables depuis plus de 30 ans ? Que le 1/5e de la population le plus riche se partage 60 % des richesses nationales ? Que les 1000 plus grosses entreprises ont payé en 2010 un impôt moyen de 6 %, alors que le taux officiel est de 33,99 % ? Que l’État est devenu actionnaire à 100 % de la banque Belfius mais que son fonctionnement capitaliste n’a pas été modifié ? Que des pays comme l’Équateur ont annulé une partie de leur dette publique et ont inscrit dans leur Constitution l’interdiction pour l’État de socialiser des dettes privées et la supériorité des budgets sociaux sur le service de la dette ? Que l’Allemagne d’après-guerre a pu limiter à 5 % de son budget annuel les sommes allouées au paiement de la dette ? Que 77 % de l’argent versé à la Grèce pour la « sauver » ont directement atterris sur les comptes de banques privées ? |
L’audit citoyen tente donc de forcer le débat autour de cette question taboue qu’est la dette, dont on ne parle que pour discuter les modalités de son paiement, jamais pour en questionner la nature même. Différentes positions et propositions naissent alors dans le débat (ré-échelonnement, allègement, taxe confiscatoire sur les plus riches, financement par la Banque centrale européenne, annulation, restructuration, moratoire lié à la santé économique, …) |11|, et c’est tant mieux. Ce qui compte avant tout est que certaines réalités soient mises en lumière et que l’on ne puisse plus nier cette question, tant au niveau du pouvoir en place que des mouvements sociaux.
Ce qui compte avant tout est que certaines réalités soient mises en lumière et que l’on ne puisse plus nier cette question, tant au niveau du pouvoir en place que des mouvements sociaux
Enfin, l’audit citoyen est un travail qui peut permettre demieux préparer une annulation, d’en prévoir les effets et être force de propositions concrètes. Il aidera à argumenter une annulation des dettes illégitimes et illégales tout en protégeant, par exemple, les petits porteurs et les pensionné.e.s qui pourraient être touché.e.s indirectement par une annulation. L’audit citoyen et l’annulation de la dette illégitime font d’ailleurs partie d’un programme plus large de sortie de crise et de sortie du capitalisme [crochets]. Cette mesure d’annulation n’arrivera bien sûr pas seule, ni sans un mouvement social large pour la porter, aux côtés d’autres revendications tendant à plus de contrôle populaire sur les richesses collectivement produites et les structures de pouvoir.
![]() ![]() ![]() ![]() ![]() Vous voulez rejoindre (ou lancer) un groupe local ? Vous avez des informations intéressantes ou tout simplement des questions ? Vous voulez être tenus au courant de ce que fera ACiDe dans l’avenir ? N’hésitez pas ! Envoyez un mail à acide-at-auditcitoyen.be (-at- = @) |
Notes
|1| Source : Banque nationale de Belgique.
|2| C’est comme cela que l’anthropologue et activiste David Graeber conclut son ouvrage « Dette : 5000 ans d’histoire ».
|3| L’usage de ce chiffre est loin d’être symbolique puisque, comme le montre Thomas Piketty dans son récent ouvrage (Le capital au XXIe siècle, Le Seuil, 2013) ce 1 % concentre 50 % du patrimoine mondial. Et si on élargit la caste aux 10 % les plus riches, ils possèdent de 80 à 90 % de ce patrimoine mondial… Sur le sujet, lire « Que faire de ce que nous apprend Thomas Piketty sur le capital au XXIe siècle ? » d’Éric Toussaint, janvier 2014.
|4| Voir la brochure « Droits devant ! Plaidoyer contre toutes les dettes illégitimes » du CADTM, février 2013.
|5| D’ailleurs, si certains pensent que l’on ne peut remettre en question le paiement de la dette sous nos latitudes, d’autres le font. À l’instar de la dizaine de municipalités espagnoles qui ont déclaré une partie de leurs dettes illégitimes, de l’Islande qui a refusé par voie de référendums de payer les dettes d’une banque privée (Icesave), des nombreux audits citoyens qui se mettent en place en Europe, etc…
|6| Voir : « Les recettes fiscales rabotées de… 61 milliards d’euros » dans l’Echo du 13 février 2013.
|7| Pour rappel, les dépenses par rapport au PIB sont restées stables (entre 45% et 50%) en Belgique depuis plus de trente ans.
|8| Sur le sujet, lire « Pensions et dette publique en Belgique » et « Les chômeurs saignent l’État ou l’État saigne les chômeurs… ? » de Jérémie Cravatte, octobre 2013.
|9| Il est évidemment plus que bienvenu de pouvoir faire appel à des compétences comptables afin d’analyser les comptes publics, aux différents niveaux de pouvoir, mais l’implication dans un audit citoyen peut se faire de nombreuses manières, comme nous le montre les exemples d’autres pays. La priorité restant de sensibiliser et de mobiliser la population car, trouver tous les exemples concrets et preuves du monde sans pouvoir les mettre en forme ou en étant seul dans la bataille ne sert pas à grand chose… Personne n’est incompétent sur une question collective telle que celle-là.
|10| Monsieur Reynders ne donnera-t-il pas des arguments pour justifier ses réformes fiscales et prétendre qu’elles ont servi l’intérêt de la majorité de la population belge, par exemple ? Les campagnes d’audit citoyen de la dette publique n’ont pas la prétention de représenter le peuple (nous nous représentons nous-mêmes ainsi que nos organisations). Nous faisons des constats et amenons des propositions. Certaines forces de la société nous diront que ces causes d’endettement sont légitimes et utiles pour la collectivité, ou encore qu’il n’y a pas d’alternative. Qu’ils argumentent, nous le prouvent et nous convainquent. On ne veut pas partir du principe que l’on doit toujours payer une dette, mais du principe que l’on ne la paie pas tant que l’on ne nous a pas prouvé qu’elle a été contractée en notre nom et dans notre intérêt.
|11| Pour un résumé de la position du CADTM concernant la dette publique, voir l’encadré dans l’article d’Éric Toussaint, op. cit.
Source : CADTM