Electrabel a des soucis : ses prix sont trop élevés, ses parts de marché diminuent et l’avenir de sa filière nucléaire est menacé. Depuis Fukushima, l’opinion publique est de plus en plus méfiante, voire hostile. La découverte de milliers de « microfissures » dans les cuves des réacteurs de Tihange 2 et de Doel 3 n’a fait qu’exacerber ses craintes. Votée en 2003 sous le gouvernement « arc-en-ciel », la loi Deleuze de sortie du nucléaire en 2025 apparaît comme insuffisante à une fraction croissante de la population. A juste titre, si on songe que, suite à la catastrophe au Japon, le gouvernement d’Angela Merkel a décidé en 2011 que les centrales allemandes seraient mises au rebut au plus tard en 2022.
Dans ce contexte, il ne sera pas facile à Electrabel et à l’Agence Fédérale de Contrôle du Nucléaire (AFCN) de convaincre l’opinion que la relance des réacteurs est indispensable et ne présente aucun danger. La coalition de droite en formation au niveau fédéral est certes pro-nucléaire, elle appuiera donc la décision. Mais les dirigeants d’Electrabel savent que l’éventuelle prolongation de la vie des centrales ne serait que du bois de rallonge : le nucléaire est en perte de vitesse partout ; tôt ou tard, un nouvel accident interviendra quelque part sur la planète – peut-être très près de chez nous, qui mettra enfin un point final à l’utilisation de cette technologie d’apprentis sorciers.
L’argument massue d’Electrabel et des pro-nucléaires en général est la sécurité de l’approvisionnement en électricité. Selon eux, les sources renouvelables de permettraient pas de la garantir, parce qu’elles sont intermittentes (le vent ne souffle pas en permanence, et le mois d’août qui se termine nous rappelle que le soleil ne brille pas tous les jours…). On ne pourrait donc pas se passer de leurs bonnes vieilles bécanes atomiques, qui fonctionnent par tout temps.
En réalité, il est techniquement possible d’assurer l’approvisionnement sans recourir ni aux énergies fossiles ni au nucléaire, en concevant un système énergétique moins gaspilleur, plus efficient, plus souple et décentralisé. Dans le cadre d’un tel système, et grâce aux progrès des techniques de stockage de l’énergie, il sera possible d’équilibrer à tout moment la production et la consommation de courant. Un tel système devrait même connaître moins de pannes que le système actuel, et elles seraient de moindre ampleur. Mais ce système ne peut pas être mis en œuvre tant qu’on ne décide pas de sortir du nucléaire, qui implique gaspillage, inefficience, rigidité et ultra-centralisation : les deux logiques sont antagonistes.
Le vrai motif d’Electrabel n’est pas la sécurité de l’approvisionnement mais celle des actionnaires. Les centrales étant amorties depuis belle lurette, l’entreprise empoche, en plus de son profit « normal », un surprofit que la Commission de Régulation de l’Electricité et du Gaz (CREG) estimait en 2011 à deux milliards d’Euros par an. C’est la poule aux œufs d’or. Au plus la vie des centrales est prolongée – avec la complicité active du pouvoir politique – au plus elle pond. L’affaire est d’autant plus juteuse que le produit de la ponte échappe presque totalement à l’impôt des sociétés. Electrabel a payé en 2011 12,5 millions d’impôts sur un bénéfice de 1,229 milliard d’euros (en hausse de 48% par rapport à l’année précédente), soit un taux d’imposition de 1,02%.
On comprend l’angoisse des dirigeants de l’entreprise. Le 31 juillet dernier, le quotidien français Les Echos faisait savoir que l’arrêt de Doel 3 et Tihange 2 aurait chaque mois un impact négatif de 40 millions d’Euros sur le résultat net de GDF-Suez, qui contrôle Electrabel. Pauvres actionnaires ! Vous imaginez leur manque à gagner si jamais l’opinion publique, contaminée par Fukushima et par Angela Merkel, ne se laissait pas convaincre de la nécessité absolue de relancer ces deux réacteurs l’an prochain !?
En avril, la presse faisait savoir que les résultats des tests sur la sécurité de Tihange 2 étaient « plus mauvais que prévus ». En juillet, elle évoquait une « fermeture définitive pour Tihange 2 et Doel 3 ». On s’acheminait clairement vers un grand débat « pour ou contre le nucléaire », un débat qu’Electrabel abordait dans des conditions défavorables, avec une image de marque exécrable.
L’arrêt de Doel 4 a changé complètement la donne. Simple erreur ou sabotage, toujours est-il que, le 5 août, dans la partie non nucléaire des installations, une vanne qui devait rester fermée a été ouverte. En conséquence, soixante-cinq mille litres d’huile se sont écoulés et une turbine qui a surchauffé a été endommagée au point que la production est arrêtée au moins jusqu’à la fin de l’année. Le parc nucléaire ne fonctionne plus qu’à 50% de sa capacité. Or, la vanne ne s’est pas ouverte toute seule. Une enquête a été confiée au parquet.
N’étant pas des adeptes de la théorie du complot, nous n’insinuerons pas que M. Mestrallet, grand patron de GDF-Suez, a commandité le sabotage de sa propre usine… L’hypothèse est pourtant amusante et elle mériterait d’inspirer un auteur de romans policiers. Car le fait est là : depuis le 5 août, on ne parle plus ni des microfissures, ni du risque de catastrophe nucléaire, ni du double scandale de la rente et du taux d’imposition d’Electrabel, ni des tarifs de l’électricité. Tous ces débats ont été éclipsés par le spectre d’un black-out du réseau cet hiver. Pourra-t-on importer assez de courant ? A quel prix ? Sinon, tout le pays sera-t-il plongé dans le noir ou pourra-t-on limiter la casse ? Voilà les questions qui font dorénavant la une des médias…
Alors qu’elle prend la population en otage, Electrabel profite de l’ambiance pour se dessiner une image de bienfaiteur dévoué à l’approvisionnement des consommateurs. L’entretien de Tihange 1 se fera en deux étapes au lieu d’une, afin de ne pas freiner le flux des électrons dans les lignes à haute tension. « Dormez en paix, cochons de payeurs – pardon, euh, braves gens – tout est mis en œuvre pour qu’il y ait assez de courant à la mauvaise saison ». Pour compléter le tableau, on se demande si d’autres accidents survenus ces dernières années ne seraient pas aussi, en réalité, des actes de malveillance. Quelqu’un pourrait-il en vouloir à cette pauvre entreprise qui fait de son mieux pour assurer un service essentiel? Bizarre, bizarre…
Parler de psychose serait exagéré, mais le déplacement du centre de gravité du débat a des effets non négligeables. Un expert des réseaux nous l’affirmait récemment : dans la seule province de Namur, la crainte du black-out a déjà amené une dizaine d’usagers à se déconnecter du réseau. C’est illégal, mais techniquement possible. Ceux qui ont profité des très généreuses primes photovoltaïques offertes par le ministre Antoine (non, ce ne sont pas les Ecolos !) et qui ont les moyens d’investir dans un dispositif de stockage de l’énergie peuvent effectivement décider de jouer à Robinson Crusoé. Dans les années qui viennent, il est probable que cette tendance individualiste prendra de l’ampleur. En fin de compte, les pauvres pourraient se retrouver seuls à payer Electrabel pour un service de plus en plus cher. C’est une autre histoire, mais elle ne relève pas de la science-fiction, hélas.
Daniel Tanuro