Dans le cadre d’un capitalisme « sauvage », une bourgeoisie, propriétaire privée de ses entreprises, coexiste avec une bureaucratie elle-même partie intégrante de la bourgeoisie. Et qui en est même la tête et le cœur.
D’abord, les plus grandes entreprises chinoises sont publiques (qu’elles appartiennent à l’Etat, ou qu’elles soient contrôlées par des provinces, des municipalités, etc.), à commencer par tout le système bancaire, tour de contrôle de l’économie. Mais là n’est pas l’essentiel. Si la classe des propriétaires privés de moyens de production est de plus en plus nombreuse, si la part du secteur privé dans la production globale est de plus en plus importante (selon l’OCDE, la part du secteur privé dans la valeur ajoutée industrielle est passée de 29 % en 1998 à 71 % en 2005), la bureaucratie chinoise elle-même s’est profondément embourgeoisée.
Le contrôle d’un ministère ou d’une municipalité permet à un clan de s’approprier des pots-de-vin, de détourner des fonds, et aussi de diriger directement des affaires privées. Un régiment « possédera » des usines ; une municipalité commandera les équipements des pompiers à une entreprise possédée… par l’équipe municipale, ou expropriera des paysans pour récupérer des terres et les vendre avec commission à des industriels ; l’argent sera recyclé dans la spéculation immobilière par les familles des responsables locaux. Lors des privatisations massives des années 1990, une grande partie des actifs des entreprises vendues à bas prix se retrouvèrent dans les mains des managers « communistes » de celles-ci, qui se lancèrent ainsi « dans l’océan des affaires ».
Tous les étages de l’appareil d’Etat sont concernés. Pendant ses dix années de pouvoir, la famille de l’ancien premier ministre Wen Jiabao a accumulé une fortune de 2, 7 milliards de dollars. Et Li Peng, le bourreau de la place Tien An Men, premier ministre en 1989 ? Sa fille Li Xiaolin est à la tête de China Power International, une des cinq plus grandes entreprises publiques qui se partagent le marché chinois de l’électricité. Quant à Hu Haifeng, fils de l’ancien président Hu Jintao, sa société de scanners de sécurité a le monopole de l’équipement des aéroports chinois… et des aéroports d’Afrique visités par son papa.
Capitalisme bureaucratique, bureaucratie capitaliste…
Ce capitalisme où la distinction du privé et du public est trouble n’est pas à la marge du système. Il en est l’essence. Le gouvernement central le couvre, l’arbitre, le régule, quitte à faire exécuter quelques fusibles ou perdants des luttes de faction dans de grand-messes anti-corruption.
Dans un livre récent, Chine, Le Nouveau capitalisme d’Etat, Marie-Claire Bergère décrit la bourgeoisie chinoise comme « un monde disparate d’entrepreneurs. Evoluant soit dans le secteur privé soit dans le secteur public, soit le plus souvent à mi-chemin entre l’un et l’autre, ceux-ci maîtrisent les stratégies du marché mais demeurent soumis à l’influence des autorités. Le pouvoir les ménage ou les réprime, en élimine certains et favorise la fusion des autres avec les élites administratives et politiques. L’objectif est d’éviter leur transformation en groupe social autonome, éventuellement en force d’opposition. La présence parmi ces entrepreneurs d’une minorité privilégiée d’enfants ou de parents de hauts dirigeants met en lumière la corruption et le favoritisme qui érodent le fonctionnement d’un capitalisme d’Etat souvent dégradé en capitalisme de connivence (crony capitalism). Les entrepreneurs les plus importants – bureaucrates hommes d’affaires chargés des grandes entreprises publiques – sont étroitement intégrés au régime ».
En fait, on ne peut pas considérer, l’une en face de l’autre, une bourgeoisie et une bureaucratie d’Etat. Ces deux groupes sont profondément intriqués. Comment croire alors que le développement d’une bourgeoisie chinoise indépendante pourrait favoriser la fin de la dictature (fadaise libérale) ? Ou, à l’inverse, que la direction éclairée du PCC pourrait humaniser et rationaliser le capitalisme chinois (fadaise antilibérale) ?
Comment ces classes exploiteuses pourraient-elles renoncer d’elles-mêmes à ce modèle de croissance qui leur a si bien réussi ? L’encasernement des travailleurs ? La destruction de la nature ? La spéculation immobilière ? Comment le gouvernement central ferait-il renoncer sa propre base sociale aux sources de son enrichissement effréné ? La croissance chinoise, malgré tous les discours officiels, continue donc de foncer à tombeau ouvert. Manifestation déjà vue ailleurs de ces déséquilibres, la bulle du crédit ne cesse de gonfler. Depuis le début de la crise mondiale en 2007, le crédit est passé de 9 000 à 23 000 milliards de dollars. Le ratio total de dette (privée et publique) du pays a crû, selon Fitch, de 75 à 200 % du PIB, une partie correspondant à des crédits accordés par des institutions financières parallèles. Au point de faire craindre une explosion du système bancaire chinois.
Si percée de la démocratie il y a, et remise en cause de ce capitalisme terrifiant, cela viendra du mouvement ouvrier, dont le développement poserait forcément, pour toute la Chine, le problème des libertés, du pouvoir politique, du développement social. C’est pourquoi ce dossier insiste tant sur son éveil, ses difficultés, ses espoirs.
Chine: une trajectoire dans le siècle
Par Jean-François Cabral
Au début du XVIIIe siècle, la Chine représentait près de 25 % de l’ensemble des richesses produites dans le monde. Le chiffre est proche de 10 % aujourd’hui, il était de 3 ou 4 % en 19501. Le « communisme » selon Mao puis le « capitalisme rouge » lui ont donc redonné une place éminente…
Dans cette trajectoire si singulière, le Parti communiste a joué un rôle étonnant, capable de révolutionner en profondeur l’ensemble de la société, mais pour mieux accoucher au final d’un capitalisme qui peut sembler suffisamment « performant » pour placer la Chine parmi les grandes puissances « émergentes ».
1911-1949 : trois révolutions et une indépendance retrouvée
Au début du siècle précédent, la situation était bien différente. La Chine n’est plus « l’Empire du Milieu » qu’elle croyait être, au centre du monde. C’est un pays traumatisé, soumis aux invasions étrangères, humilié. La Chine a manqué le train de la révolution industrielle, elle subit désormais toutes les conséquences des « traités inégaux » que lui imposent après 1839 les occidentaux, qui bénéficient d’une véritable extraterritorialité grâce aux « concessions » et de l’ouverture forcée d’un certain nombre de villes au commerce.
En 1911, une révolution dépose le jeune empereur Pu Yi et la République est proclamée en 1912. Sun Yat-sen – qui a fondé le Guomindang, un parti nationaliste destiné à libérer et à moderniser la Chine sous l’impulsion de la bourgeoisie – est écarté par les militaires. Le pays s’enfonce un peu plus dans le chaos, martyrisé par les « seigneurs de guerre » qui se partagent les dépouilles sous le contrôle plus ou moins bienveillant des puissances étrangères. Un espoir pourtant : il est du côté de la Russie où la révolution en 1917, sous l’impulsion des bolcheviks, proclame le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ».
Au même moment émerge un véritable mouvement de renaissance culturelle qui prend son essor autour d’une grande figure intellectuelle, Chen Duxiu, et d’étudiants de l’université de Pékin. Il cherche à redonner à la Chine sa fierté et son indépendance, mais n’hésite pas pour cela à critiquer violemment la culture traditionnelle et le confucianisme, tous les rapports sociaux hérités du passé, la famille, osant ce paradoxe : la Chine doit être capable d’apprendre de l’occident si elle veut s’émanciper, et associer étroitement émancipation nationale et émancipation sociale en faisant des classes pauvres de la société le moteur de la révolution.
Ce mouvement est directement à l’origine de la révolte du 4 mai 1919 qui éclate lorsque parviennent à Pékin les conclusions de la conférence de Versailles offrant de nouveaux territoires au Japon. Elle rencontre un écho profond dans tout le pays.
En fait deux partis s’en réclament : outre le Guomindang, transformé en un véritable parti militarisé sous la direction de Jiang Jieshi (Tchang Kaï-chek), qui prétend faire la révolution par en haut sous le contrôle de la bourgeoisie, il y a désormais le Parti communiste chinois fondé par Chen Duxiu en 1921, encore très embryonnaire. Suivant les conseils de Moscou, le PCC se fond dans le Guomindang, lequel obtient en échange des armes et des conseillers militaires, pour des raisons tactiques mais pas uniquement : c’est aussi l’idée d’une « révolution en deux étapes » (bourgeoise d’abord, prolétarienne ensuite) qui s’impose sous la direction de Staline et Zinoviev, contre Trotsky.
Or la situation change rapidement. Le PCC acquiert une certaine influence, porté par une véritable révolte qui gagne la population urbaine à partir de 1924-1925. Ses militants sont massacrés par les troupes du Guomindang qui ont compris le danger. L’absence de politique indépendante pour le prolétariat débouche en 1927 sur un désastre, dont Staline est directement responsable. C’est la fin de la « deuxième révolution chinoise » et le point de départ d’une nouvelle étape.
Les survivants se réfugient dans les campagnes, puis constituent une « armée rouge » à la tête de laquelle s’impose peu à peu un nouveau dirigeant, Mao Zedong, qui entreprend une « longue marche » en 1934 afin d’échapper à une nouvelle tentative d’extermination. Chen Duxiu rejoint l’opposition trotskyste.
Dès cette époque, Mao donne au PCC un nouveau visage : par son fonctionnement bureaucratique et autoritaire, il a tous les traits d’un parti stalinien. Mais Mao s’oppose de plus en plus ouvertement à la fraction dirigée par Wang Ming, laquelle fait directement allégeance à Staline, avant de l’éliminer. Mao défend son pré-carré, et une version de plus en plus « sinisée » du marxisme, centrée sur la conquête de l’indépendance nationale. En son cœur, une stratégie qu’il élabore progressivement au cours de ces années, la « guerre populaire prolongée », et une armée qui prend appui sur la paysannerie, encadrée par les rares étudiants venus des villes qui ont échappé aux massacres. Les territoires libérés survivent comme ils peuvent, comme cette « République soviétique » (mais sans soviets !) du Shaanxi que dirige Mao dans le nord de la Chine durant plusieurs années.
La situation bascule quand le Guomin-dang, déjà affaibli par la corruption, est confronté à un nouveau rival : le Japon. Ce dernier envahit la Mandchourie en 1931 puis le reste du pays en 1937. Les massacres de Nankin font au moins 150 000 victimes. Conséquence des destructions et de toutes les atrocités commises, des famines et des déplacements de population, la guerre fait plus de 15 millions de morts.
En 1937, le Guomindang et le PCC s’allient contre l’envahisseur japonais. C’est une version particulière du « front populaire » que Staline et ses émissaires promeuvent désormais partout. L’alliance avec le Guomindang est cependant plus formelle que réelle et l’opposition entre les deux partis ne cesse pas durant la guerre. Mais face au Japon, l’armée rouge transformée en « Armée de libération du peuple » incarne bien plus que le Guomindang la volonté de se battre pour l’indépendance du pays. Une volonté que symbolisent son drapeau et « l’union des quatre classes » désormais assumée par le PCC entre les ouvriers, la paysannerie, les intellectuels et la « bourgeoisie patriote ».
1949-1976 : le maoïsme, une étape singulière
Le 1er octobre 1949, Mao proclame officiellement la naissance de la « République populaire de Chine ». Aux yeux de la bourgeoisie et de l’impérialisme, elle représente un mélange détonnant et inédit.
Durant la Deuxième Guerre mondiale, les USA avaient fait de Jiang Jieshi un allié privilégié dans la région et la Chine avait obtenu en 1945 une place de membre permanent au conseil de sécurité de l’ONU. Cet espoir est vite déçu : contre toute attente, et contre l’avis de Staline qui cherche le plus longtemps possible à préserver le semblant de statu quo négocié à Yalta, le PCC reprend très vite l’offensive. Il obtient rapidement l’avantage en s’appuyant sur les révoltes de la paysannerie, jusqu’à obtenir la victoire contre le régime nationaliste qui se réfugie à Formose devenu Taïwan.
Dès 1946, une partie importante de la bourgeoisie chinoise avait commencé à placer massivement ses capitaux à l’étranger. Mais ce n’est pas la crainte d’une victoire de Mao qui l’avait poussée à agir ainsi, du moins à ce moment-là : bien plutôt, le niveau de violence et de corruption atteint par le régime nationaliste dirigé par Jiang Jieshi, et devenu réellement insupportable. Certains secteurs de la bourgeoisie et des pans entiers de l’armée du Guomindang se rallient même avec armes et bagages à Mao en 1949. Jusqu’en 1952, le nouveau régime cherche ouvertement à consolider son alliance avec le secteur privé au nom de l’intérêt de toute la nation.
En même temps, c’est bien une révolution sociale qui touche en profondeur les campagnes chinoises, débouchant sur une réforme agraire gigantesque, transformant en profondeur les rapports sociaux et posant les bases d’une société nouvelle. Avec certaines limites : au cours de « meeting d’amertume », des dizaines de millions de paysans mettent en cause le pouvoir des grands propriétaires – mais aussi les femmes, leurs maris violents – sans être en mesure de mettre en place leurs propres pouvoirs, toujours encadrés par l’armée. Les villes sont littéralement investies comme un corps étranger : à Shanghai, le premier réflexe du nouveau régime est de demander aux ouvriers de « travailler normalement ».
Réforme agraire, indépendance nationale, unité de la Chine et construction d’une économie nationale apte à répondre aux besoins du pays : ce sont autant d’objectifs qui relèvent d’une « révolution démocratique bourgeoise » menée de manière radicale, pour reprendre une terminologie marxiste. Le rapprochement avec l’URSS, les débuts de la guerre froide puis sa brutale aggravation avec la guerre de Corée changent la donne. A partir de 1953, le régime maoïste – sans autre appui que celui de l’URSS – nationalise en quelques années la totalité de l’économie.
La Chine semble alors copier le modèle de développement soviétique, avec la mise en place d’un plan quinquennal, la priorité donnée au développement de l’industrie lourde et même son culte de la personnalité… Mais chacun a ses propres intérêts nationaux distincts voire antagoniques, tout en se réclamant du « communisme ». L’URSS est accusée par la Chine de vouloir la maintenir dans un état de dépendance. Les tensions finissent par déboucher sur une rupture entre les deux pays en 1960. Staline avait inauguré le « socialisme dans un seul pays ». Il y aura désormais un « socialisme » pour chaque pays.
Mais de quel « socialisme » parle-t-on au juste ? La problématique à la base est la même que celle de l’URSS stalinienne : coupé du reste du monde, victime de l’état arriérée de son économie, le pays ne peut se développer et s’industrialiser que sur la base d’une accumulation primitive de capitaux réalisée aux dépends de la paysannerie. Le « Grand bond en avant » démarré en 1958 a ceci de particulier qu’il ne se contente pas de renforcer la pression sur les paysans dans le cadre des « communes populaires » (à la fois unités de production et unités administrative pouvant regrouper plusieurs dizaines de milliers de personnes). C’est la paysannerie elle-même qui doit produire l’acier qui manque ! Le résultat est un désastre : très peu d’acier utilisable, mais 20 à 30 millions de morts du fait de la famine et de la désorganisation de la production agricole.
Dans une forme de fuite en avant, Mao lance en 1966 la « grande révolution culturelle ». En apparence, un appel à la mobilisation des masses contre la bureaucratie, en réalité, une lutte pour le pouvoir face à d’autres dirigeants qui le critiquent de plus en plus ouvertement. C’est le début d’une nouvelle période de chaos, qui s’achève par une mise au pas de toute la population. L’armée joue à cette occasion un rôle essentiel.
L’expérience maoïste ne se réduit pourtant pas à ces désastres. Au prix de sacrifices énormes, ce sont bien les bases d’une économie moderne qui se sont mises en place durant cette période, bien mieux qu’en Inde par exemple, sans lesquelles l’étape suivante n’aurait pas été possible. Le pari de construire une économie nationale indépendante après un siècle de domination étrangère est donc atteint. Mais pas celui de sortir du sous-développement.
Le triomphe de « l’économie socialiste de marché »
Le tournant a lieu du vivant de Mao. Les Etats-Unis – soucieux de se désengager de la guerre du Vietnam tout en conservant une certaine influence sur la région – font le choix de sortir la Chine de son isolement. C’est une première étape, décisive, dont le symbole est le voyage de Nixon à Pékin en 1972. Un changement de stratégie qui conduit par exemple les occidentaux, au moment de l’invasion du Cambodge par le Vietnam en 1979, à condamner le Vietnam soutenu par l’URSS et à soutenir pendant plusieurs années les Khmers rouges alliés des Chinois !
La Chine est désormais officiellement réintégrée dans le concert des nations… capitalistes. Reste à opérer le tournant économique. En 1978, deux ans après la mort de Mao, Deng Xiaoping s’impose comme le nouvel homme fort du régime. Une fois la « bande des quatre » éliminée (dont la veuve de Mao), il lance avec le soutien du parti une politique de réforme – les « quatre modernisations » – qui change en profondeur le fonctionnement de l’économie : décollectivisation des campagnes, libération des prix, abandon de la planification, encouragement des entreprises individuelles et, surtout, ouverture aux capitaux étrangers avec la création des ZES (les zones économiques spéciales). En 1992, cette ouverture concerne l’ensemble du littoral chinois au moment où Deng lance un nouveau concept : le « socialisme de marché », qui prétend concilier socialisme et capitalisme.
Le résultat est spectaculaire, avec un taux de croissance annuel qui dépasse les 10 % par an, ce qui permet à la Chine de devenir la deuxième puissance économique du monde en 2010 par le PIB. En même temps, une nouvelle bourgeoisie prend son essor. Elle rassemble des éléments divers, opérant une sorte de « fusion des élites » entre la bureaucratie d’Etat, les grandes familles réfugiées à l’étranger directement à l’origine d’une majeure partie des IDE (investissements directs de l’étranger) vers la Chine, et parfois leurs « cousins » restés au pays et avec lesquels les liens n’ont jamais été interrompus, même durant les heures les plus dures du régime maoïste.
Après avoir adhéré au FMI, à la Banque mondiale et à l’OMC dans les années 2000, la Chine est désormais réintégrée au sein des instances dirigeantes du monde capitaliste. Non sans contradictions, car son IDH (indice de développement humain) reste celui d’un pays en développement, tandis que les inégalités spatiales et sociales se sont considérablement accrues. Une partie de la paysannerie a été littéralement expropriée par les caciques locaux, venant grossir le flot des émigrés sans droit dans les grandes villes du littoral. Trente à quarante millions d’ouvriers des grandes usines d’Etat ont été licenciés ces vingt dernières années. Dans le même temps, l’évolution très rapide de la société a également libéré de nouvelles aspirations, notamment au sein de la classe moyenne. Au printemps 1989, les étudiant occupent la place Tian’anmen pendant plusieurs semaine, réclamant la démocratie avant d’être brutalement réprimés.
Depuis, le régime cherche à trouver un équilibre : réprimer, mais sans trop d’excès non plus, les classes pauvres en lâchant du lest de temps en temps ; acheter la bienveillance des classes moyennes sur le terrain de la consommation ; réfréner autant que possible les mouvements inévitablement chaotiques provoqués par l’avidité des classes les plus riches. Jusqu’à présent il y est parvenu et, à partir d’une histoire bien différente de l’URSS, il a su gérer la transition. Mais celle-ci continue à reposer sur une montagne de contradictions.
Notes
1 Angus Maddison, L’économie mondiale, statistiques historiques, OCDE, 2003
La Chine en un siècle et neuf dates
1911 : le jeune empereur Pu Yi est déposé, proclamation de la république
1927 : écrasement des communistes par le Guomindang de Jiang Jieshi
1949 : proclamation de la République populaire de Chine
1958 : début du « grand bond en avant »
1966 : début de la « révolution culturelle »
1978 : arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping deux ans après la mort de Mao Zedong
1989 : massacre des étudiant place Tien An Men
1992 : officialisation d’un nouveau concept, le « socialisme de marché »
2010 : le PIB de la Chine est le deuxième du monde
La Chine dans un monde multipolaire
Par Jean Sanuk
En très peu de temps, l’impressionnant développement économique chinois a transformé le pays et entraîné des changements significatifs à l’échelle mondiale. Jusqu’à quand se maintiendra-t-il, alors que les contradictions internes et externes s’accumulent ?
Parler de la puissance de la Chine est devenu un lieu commun tant les relations internationales sont aujourd’hui affectées par son influence. La difficulté réside dans l’évaluation de cette puissance car l’opacité du système politique et la confiance relative que l’on peut accorder aux statistiques chinoises incitent à la prudence. Un certain nombre de faits sont néanmoins établis et nous obligent à repenser notre compréhension du monde.
Un développement accéléré sans précédent historique…
La Chine est devenue la deuxième puissance économique du monde selon le critère du produit intérieur brut (PIB) qui sert à mesurer l’activité économique d’un pays. En dollars courants, son PIB a dépassé celui du Japon en 2010 et atteint en 2012 à peu près la moitié de celui des États-Unis. Le PIB de la Chine représente aussi deux fois et demi celui de l’Allemagne et trois fois celui de la France. La progression depuis vingt ans a été fulgurante et elle est sans précédent historique pour un pays de cette dimension.
Certes, le PIB par habitant, qui mesure de façon grossière mais simple le niveau de vie moyen d’un pays, donne une image plus modeste des progrès de la Chine. En 2000, il était d’usage de rappeler que le PIB par habitant de la Chine représentait entre la moitié et les trois quarts de celui de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie pour souligner que la Chine était encore un pays du tiers-monde et minimiser la portée de son développement.
En 2012, il dépasse de peu celui de l’Algérie, atteint le double de celui du Maroc et une fois et demi celui de la Tunisie. À nouveau, la rapidité du phénomène bouleverse les connaissances établies. Certes, le niveau de vie moyen de la Chine ne représente que 12 % de celui des États-Unis et 15 % de celui de la France. Mais s’en tenir à cette vision globale conduirait à occulter un phénomène primordial : l’accroissement très rapide des inégalités de revenus. Celui-ci a aussi fait apparaître ce que l’on appellera par commodité de langage une « classe moyenne » d’environ 370 millions d’individus1. La majorité d’entre eux vivent dans les provinces côtières dont la croissance économique est la plus rapide. On verra ci-dessous que, si les inégalités sont un facteur de mécontentement, le développement de cette « classe moyenne» est un atout pour le capitalisme bureaucratique chinois2.
La Chine est déjà considérée comme « l’atelier du monde ». Elle en est aussi le centre commercial3. La Chine est devenue le premier acheteur d’un très grand nombre de matières premières, de produits intermédiaires, de biens de consommation durables et en particulier de produits de luxe. Les firmes multinationales se ruent pour produire en Chine mais aussi pour y vendre. Le dynamisme de la croissance chinoise dépend en partie des exportations réalisées par les multinationales. Mais il ne faut pas oublier que le marché intérieur chinois est en croissance (même si le poids de la consommation dans le PIB reste faible). C’est pour la Chine un instrument de puissance.
…qui exerce son influence sur le reste du monde
Depuis l’éclatement de la crise économique internationale en 2007-2008, la Chine a déjoué tous les pronostics en maintenant une croissance élevée. Elle a importé du monde entier des quantités énormes de matières premières et de composants, provoquant un boom de ces produits qui a conduit beaucoup de pays d’Amérique latine, d’Afrique et du Pacifique à renforcer leur spécialisation dans les matières primaires, avec parfois des effets pervers. Plus généralement, la Chine est devenue le premier ou l’un des premiers clients ou fournisseurs d’un très grand nombre de pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine.
Cela a aussi permis au capitalisme chinois d’en tirer avantage. Le gouvernement chinois a négocié l’accès aux marchés de ces pays pour ses exportations industrielles. Beaucoup de boubous vendus en Afrique sont maintenant « made in China ». Il a aussi signé des accords permettant aux entreprises chinoises de multiplier les investissements dans les pays du Sud pour y produire des matières premières, mais aussi des biens industriels et construire des infrastructures de grande ampleur (ports, routes, chemins de fer, réseau d’électricité, oléoducs, gazoducs). Ces investissements attirent l’attention par leur nouveauté et parce que les entreprises chinoises préfèrent employer un grand nombre de travailleurs chinois au lieu de recruter des travailleurs locaux, ce qui attise le mécontentement.
Dans les pays capitalistes développés, les entreprises chinoises tentent d’acheter des entreprises de haute technologie à chaque fois qu’une opportunité se présente, pour faire de grands bonds en avant, mais cette fois-ci des vrais et dans le domaine scientifique et technique. Elles reproduisent en cela l’expérience des firmes japonaises dans les années 1970 et 1980 ou coréennes dans les années 1990 et 2000. Tout ceci participe de la création de firmes multinationales chinoises qui complètent l’essor du capitalisme bureaucratique et posent les fondations d’un impérialisme chinois qui viendrait concurrencer les impérialismes existants.
Un essor irrésistible ?
L’ascension de la Chine au rang de pays capitaliste développé à moyen terme semble irrésistible tant les signes du progrès se multiplient. Sa volonté de renforcer son armée (et sa police) va dans ce sens. La Chine ne cherche pas à concurrencer les États-Unis en devenant le nouveau gendarme du monde. Elle préfère laisser l’impérialisme américain s’épuiser dans des guerres coûteuses loin de son territoire, tandis qu’elle se concentre sur la promotion de ses intérêts stratégiques : contrôler militairement la mer de Chine du sud, fondamentale pour son approvisionnement maritime ; exercer son influence sur le détroit de Malacca par où transite une grande partie de son commerce ; étendre son influence sur l’Océan indien en construisant des ports commerciaux et militaires en Birmanie. Pour cela, il faut prouver que la Chine est capable de contester la domination de la flotte de guerre des États-Unis. C’est le sens de ses investissements massifs dans l’équipement, de plus en plus sophistiqué, de ses armées.
Il semble que l’administration Obama ait senti venir le danger, en cherchant à se désengager d’Afghanistan et d’Irak pour se réengager dans la zone Asie-Pacifique négligée par l’administration Bush, obsédée par « la guerre contre le terrorisme ». D’où le renforcement de la présence militaire américaine et la volonté d’aboutir rapidement à un « pacte transpacifique » : une vaste zone de libre-échange des pays de l’Asie-Pacifique dont la Chine serait exclue. Ces évolutions sont lourdes de tensions, dont témoignent les conflits répétés sur la souveraineté de certains îlots et de leurs richesses supposées, ou bien l’obstination des dirigeants japonais à rendre hommage à des criminels de guerre.
Mais plus qu’un conflit externe, finalement peu probable, les obstacles à l’essor de la Chine sont avant tout internes. La restauration du capitalisme en Chine à la suite de la contre-révolution politique organisée par Deng Xiaoping à partir de 1978, et culminant avec le massacre de Tian’ anmen en 1989, a entraîné de formidables bouleversements économiques et sociaux. Il en est résulté un accroissement très important des inégalités et de nombreuses luttes sociales, parfois très violentes : soulèvements paysans, parfois des villages ou des villes entières, contre l’appropriation des terres par les autorités locales et des firmes sans scrupules, grèves ouvrières contre l’exploitation forcenée et pour des hausses de salaires. Ces luttes populaires montrent que les travailleurs chinois ne sont pas disposés à accepter passivement les décisions prises d’en haut par les bureaucrates et les patrons. Mais jusqu’à présent, elles ne sont pas parvenues à s’unifier et à s’organiser à une échelle nationale.
Cela s’explique par l’ampleur du dispositif policier qui étouffe la population chinoise et réprime brutalement les opposants, le renforcement des moyens de la police dépassant d’ailleurs parfois celui des dépenses militaires. Mais au-delà, le régime bureaucratique bénéficie d’une légitimité réelle fondée sur le maintien d’une croissance économique vigoureuse. Cette croissance alimente un nationalisme centré sur l’idée du retour de la « grande Chine » sur la scène internationale, après la « grande humiliation » qu’avait représentée la période de l’occupation coloniale. Le gouvernement sait entretenir ce nationalisme pour mieux le manipuler et se légitimer.
Sur le plan économique et social, la croissance forte réduit, sans les faire disparaître, les antagonismes qui naissent de l’accroissement des inégalités. Lorsque les revenus de la grande majorité augmentent grâce à la croissance, le fait que certains s’enrichissent plus que d’autres est moins intolérable que dans un contexte où une minorité s’enrichit tandis qu’une majorité s’appauvrit. Si les autorités ne parviennent pas à maintenir dans les deux décennies à venir une croissance suffisamment élevée, aux environs de 7 à 8 %, alors les inégalités et la corruption des élites deviendront encore plus inacceptables.
C’est pourquoi le gouvernement n’a pas hésité à mener des politiques de relance budgétaire et monétaire, de grande ampleur en 2008 et 2009, plus limitées en 2012, pour maintenir la croissance, avec un succès réel. Depuis l’éclatement de la crise internationale en 2008, le taux de croissance du PIB est resté supérieur à 9 %, ce qui est certes moindre que le rythme exceptionnel de la décennie 2000 (10, 3 %), mais reste considérable dans un contexte où la demande américaine et européenne de produits chinois n’est plus aussi vigoureuse qu’autrefois. En 2012, la croissance s’est un peu ralentie (+7, 8 %) et elle devrait atteindre 8 % en 2013 grâce aux mesures de soutien adoptées. Le problème est que ces mesures génèrent des effets pervers difficiles à maîtriser : endettement élevé des collectivités locales et des entreprises qui se lancent dans des projets d’investissement pharaoniques à la rentabilité douteuse.
Des fragilités réelles
Dans ce domaine, si les exemples de montages financiers aventureux de la part des collectivités locales abondent, et si la presse décrit des situations de surinvestissement conduisant à des situations de quasi faillite, comme dans l’industrie ferroviaire, il reste difficile de se faire une idée précise de la gravité de la situation. D’après les dernières statistiques officielles connues, la dette publique reste faible et largement gérable : la dette du gouvernement central s’établit à la fin 2012 à 15 % du PIB, celles des collectivités locales n’atteignant que 23 % du PIB à la fin 2011, soit un total d’environ 38 %. Si l’on multipliait la dette du gouvernement central par deux et celle des collectivités locales par trois, on atteindrait environ 100 % du PIB contre 103 % aux États-Unis et 213 % au Japon. On est loin d’une situation catastrophique, d’autant plus que moins de 1% de la dette publique est détenue par des étrangers, contre 9 % au Japon, 41, 8 % aux États-Unis, 63, 8 % pour la France.
Plus problématiques sont les bulles spéculatives notamment dans l’immobilier, que facilitent les baisses de taux d’intérêt décidées par la banque centrale, dans un pays où par ailleurs le besoin de logements est immense. Beaucoup de bureaucrates s’enrichissent grâce à cette spéculation et sont peu enthousiastes à l’idée de la freiner. Par ailleurs, les ménages chinois qui se sont saignés aux quatre veines pour acheter un logement n’apprécient pas de voir les prix de l’immobilier s’effondrer lorsque le gouvernement prend des mesures pour freiner la flambée des prix. L’inflation des produits alimentaires est aussi un sujet sensible car il provoque le mécontentement des ménages les moins riches. Le gouvernement central intervient, avec un relatif succès jusqu’à présent, pour maîtriser ces effets pervers. Mais dans un pays immense gangrené par la corruption et sans le moindre contrepouvoir démocratique, il ne peut pas tout contrôler : les pouvoirs locaux sont puissants et les divisions internes à la bureaucratie sont nombreuses en fonction des divergences d’intérêt politique et matériel. Or l’enracinement de la crise internationale va rendre nécessaire le renouvellement des politiques de relance.
La vraie solution de long terme résiderait dans le rééquilibrage de la croissance en faveur du marché domestique, en donnant la priorité aux besoins sociaux et à l’environnement. Cela permettrait aussi de réduire la dépendance aux exportations. Actuellement, malgré la fringale de consommation des privilégiés, la consommation des ménages chinois ne représente que 32 % du PIB ce qui est très faible (60 % et plus dans les pays de l’OCDE). Or cela suppose d’augmenter fortement les salaires, de réduire les inégalités et de reconstruire le système de sécurité sociale démantelé avec la restauration du capitalisme. Comme dans les autres pays capitalistes, ces mesures se heurtent aux intérêts de la classe dominante et cela, dans un pays où les libertés démocratiques n’existent pas, où il n’y a pas d’espace de débat politique pour organiser des réformes graduelles, comme pouvait le faire la social-démocratie européenne avant sa conversion au néo-libéralisme.
Jusqu’à quand la Chine parviendra-t-elle à maintenir une croissance élevée sans redistribution radicale des revenus pour rééquilibrer la croissance en faveur du marché domestique ? Jusqu’à quand le contrôle policier de la société empêchera-t-il le mécontentement de s’exprimer et de se fédérer ? Autant de questions cruciales dont les réponses sont incertaines.
Notes
1 Le terme de « classe moyenne » fait débat du point de vue de sa définition, de sa mesure et des conclusions que l’on peut en tirer sur le plan politique. Le rapport de la Banque asiatique du développement (Indicateurs clefs du développement, 2010, p. 46) présente une évaluation basée sur le seul critère du revenu absolu. La BAD dénombre en Chine, pour l’année 2005, 442, 82 millions de travailleurs dont le revenu est compris entre 2 et 4 dollars, 328, 18 millions entre 4 et 10 dollars, 46, 16 millions entre 10 et 20 dollars et 8, 86 millions gagnant plus de 20 dollars par jour. Si on considère que ceux qui gagnent entre 2 et 4 dollars par jour sont encore proches de la pauvreté, on peut définir la classe moyenne comme ceux gagnant entre 4 dollars et 20 dollars, soit 374 millions et 46% de la population active, qui comptait, en 2005, 817, 16 millions d’individus.
2 Sur ce sujet, voir Au Loong Yu, China’s Rise: Strength and Fragility, Resistance Books, IIRE, Merlin Press (Royaume-Uni), 2012.
3 Pour de plus amples développements sur ce sujet, voir, dans l’ouvrage cité en note 2,China: unavoidable rise or possible decline ?
D’une classe ouvrière à l’autre
Par Pierre Rousset
Entre l’époque maoïste et aujourd’hui, la structure du prolétariat chinois (composition, statut social, niveau de vie, conscience…) a été profondément modifiée. On est même en présence d’une classe ouvrière totalement différente.
Depuis 1911, la Chine a vécu un siècle de révolutions et contre-révolutions, de « modernisations » successives1. La structure de classe du pays a été par deux fois bouleversée : après la conquête du pouvoir par le Parti communiste (PCC) en 1949, puis dans la foulée des réformes procapitalistes introduites au fil des années 1980-90. Chaque couche sociale a été remodelée. Certaines se sont désintégrées, ont émigré, comme la gentry – ces notables imposant leur lois dans le monde rural – ou, dans le monde urbain, la bourgeoisie commerçante et industrielle.
D’autres sont nées, comme la bureaucratie, cette « caste » tirant profit de son contrôle exclusif de l’État – ou encore se sont reconstituées, mais alors sous une forme nouvelle. Ainsi, l’actuelle bourgeoisie chinoise présente un visage bien différent de celui qui fut auparavant le sien. Elle n’est plus attachée par un lien de subordination à l’impérialisme, mais diablement conquérante ! Elle a les caractéristiques originales d’une « bourgeoisie bureaucratique », pour reprendre la formule d’Au Loong-Yu.
Ni la paysannerie ni la classe ouvrière n’ont été exemptes de tels bouleversements. Révolutions et contre-révolutions ont provoqué des modifications radicales dans le statut, la composition et la conscience de soi du prolétariat (ainsi que des paysans, mais ce n’est pas l’objet ici). Ces bouleversements présentent des traits forts particuliers qui renvoient notamment aux spécificités du régime maoïste.
Après la révolution de 1949 : un statut envié
Il y a un siècle, la Chine a connu ses premières vagues d’industrialisation. La classe ouvrière industrielle n’en restait pas moins très minoritaire, estimée à 1, 5 million au début des années 1920 pour au moins 250 millions de paysans. Elle n’était concentrée dans de très grandes usines qu’en certaines régions seulement : métropoles côtières au sud, bassin fluvial du Moyen-Yangzi, Mandchourie au nord… Une grande partie de la production textile provenait toujours du secteur artisanal et le gros du semi-prolétariat urbain était composé de précaires, le « petit peuple » des coolies (manœuvres, journaliers, porteurs).
Le jeune mouvement ouvrier a joué un rôle important dans la révolution de 1925, mais a été écrasé par la contre-révolution de 1927, puis soumis à l’occupation japonaise. Décimé dans les villes, le Parti communiste a perdu l’essentiel de son implantation initiale. Après la défaite japonaise de 1945, la classe ouvrière a mené quelques grandes grèves défensives en réaction à l’hyperinflation, mais elle n’avait plus d’organisations et de traditions politiques qui lui soient propres.
Pour l’essentiel, c’est une nouvelle classe ouvrière qui s’est formée en République populaire de Chine. De 3 millions avant 1949, elle passe à 15 millions en 1952 et près de 70 millions en 1978. Recrutés dans le cadre d’une politique massive de salarisation (« bas salaires, nombreux emplois »), les travailleurs urbains du nouveau secteur d’État bénéficiaient seuls du statut fort prisé d’« ouvrier et employé » avec ses avantages sociaux : logement, tickets donnant droit à des céréales, financement des études des enfants, service de santé, magasins d’achat, garantie de l’emploi à vie, retraite… Chaque travailleur était affecté à une entreprise et à une unité de travail comme, en France, des fonctionnaires sont assignés à un poste. Un ouvrier arrivant à l’âge de la retraite pouvait fréquemment transmettre son statut à un membre de sa famille.
Bénéficiant d’importants privilèges par rapport au reste de la population (compte non tenu des cadres du parti-Etat), la classe ouvrière a longtemps fourni une base sociale solide au régime maoïste, étant parfois mobilisée contre des intellectuels et étudiants contestataires. Elle avait une haute conscience sociale de soi, mais pas d’autonomie politique : elle restait subordonnée au PCC en l’absence de syndicats indépendants ou de pluralisme politique.
Usine textile dans la banlieue de Shanghai.
Une défaite historique
La classe ouvrière du secteur d’État fut la dernière a être impactée par la crise du régime maoïste, mais elle n’a pas échappé au tumulte de la « révolution culturelle » (1966-1968), où les travailleurs précaires (il y a en toujours) sont par ailleurs précocement intervenus. À l’occasion de cette crise majeure, des revendications sociales et démocratiques profondes se sont exprimées, mais peu de mouvements radicaux ont su se libérer des luttes de pouvoir au sein du parti-Etat. Faute de perspectives, le soulèvement social a sombré dans l’hyper-violence fractionnelle. Avec l’appui de l’armée, le chaos a laissé place à une dictature bureaucratique particulièrement intolérante.
Le retour au pouvoir de Deng Xiaoping, débuté en 1976, a été vécu comme un retour à la raison politique : dégel culturel, pragmatisme affiché, décollectivisation partielle des campagnes, coopératives ouvrières… Initialement, les réformes socio-économiques n’apparaissaient pas procapitalistes, bien qu’elles aient en fait ouvert, en deux décennies, la voie à un nouveau capitalisme chinois. Cependant, l’assouplissement du régime a libéré les tensions sociales : grèves ouvrières (1976-77), marches paysannes, mouvement démocratique (1978-79)… La contestation a culminé en 1989, plaçant la direction du PCC (très divisée) devant un choix décisif : démocratiser plus avant ou réprimer brutalement. L’armée a écrasé les manifestants de la place Tien Anmen de Pékin, la répression s’est abattue dans les provinces. La défaite des résistances sociales a été profonde.
La renaissance d’un capitalisme chinois condamnait à disparaître la classe ouvrière formée sous le régime maoïste. Idéologiquement, l’enrichissement (de certains) et non plus le Travail était à l’honneur. Nombre d’entreprises d’État devaient être préparées à la privatisation, les rythmes de production accélérés, les protections démantelées.
La classe ouvrière du secteur d’État a opposé une résistance sourde et massive (ponctuées de violentes explosions) à ce programme de réformes. Bien des directeurs d’entreprises ont préféré négocier un compromis plutôt que d’affronter leurs salariés. Le prolétariat chinois était incapable d’offrir une alternative politique au régime, mais le régime était incapable d’imposer sa politique au salariat. Il a donc décidé de retirer en bloc cette classe ouvrière rétive de la production. Quelque 40 millions de travailleurs du rang ont été mis à la retraite d’office, pour faire place nette.
Un nouveau prolétariat : les sans-papiers de Chine
En France aussi, des fonctionnaires sont remplacés par des salariés au statut « privé » – mais ledit secteur privé existe déjà. En Chine, une couche de travailleurs qualifiés, de techniciens et ingénieurs issus du secteur étatique a été maintenue en activité ; pour le gros du salariat, il a cependant fallu créer une nouvelle classe ouvrière dont la paysannerie a, une fois encore, fourni les gros bataillons.
Le régime a abusé d’une main-d’œuvre corvéable à merci, les sans-papiers chinois. Les paysans ne peuvent en effet se déplacer à volonté dans leur propre pays ; ils ont besoin d’un permis pour s’établir ailleurs que dans leur village d’origine. Cette mesure administrative remonte à fort loin, mais elle a été utilisée par le PCC pour limier l’exode rural vers les centres urbains et les régions côtières, ainsi que pour renforcer son contrôle politique.
L’exode rural a néanmoins fini par s’enclencher, créant une masse de clandestins d’autant plus facile à surexploiter qu’elle est formée de ruraux déracinés, sans tradition collective de lutte, sans connaissance du droit social, qui attendent de repartir au village. De quoi faire le bonheur d’un capitalisme sauvage et nourrir ses zones franches !
La Fédération des syndicats de Chine – seule organisation syndicale légale – n’a rien fait pour aider les « migrants de l’intérieur ». En revanche, de très nombreuses initiatives civiques ont fleuri, à la frontière de la légalité, pour leur porter aide. Des écoles ont été créées pour accueillir leurs enfants qui, sinon, auraient été privés de scolarité. Des « avocats aux pieds nus » (en référence aux « médecins aux pieds nus » du temps de la révolution) se sont mis gratuitement à leur disposition pour les informer de leurs droits. Des enquêtes et des campagnes ont été menées pour dénoncer les graves dangers sanitaires auxquels ils étaient soumis (empoisonnement par produits toxiques…). C’est tout un tissu solidaire qui s’est constitué à cette occasion.
La seconde génération de migrants arrive maintenant sur le marché du travail. À la différence de ses parents, elle ne compte pas retourner au village et connait l’environnement social dans lequel elle est née. Comme en France, le suicide peut être la réponse à des conditions de travail intolérables, mais cette génération est mieux armée que la précédente pour lutter – d’autant plus que le manque de main-d’œuvre se fait sentir. Le pouvoir est ainsi obligé d’assouplir les règles concernant le déplacement des (ex)ruraux. Des luttes il y en a, et elles engrangent des gains revendicatifs. C’est de cette génération que traite l’interview d’Au Loong-Yu et Bai Ruixue publié dans les pages suivantes.
L’organisation reste le talon d’Achille de la seconde génération de migrants intérieurs. Les syndicats officiels sont depuis longtemps les courroies de transmission du pouvoir (ou des employeurs), on les imagine mal devenir instruments de contestation sociale ou politique. Le parti-Etat n’accepte toujours pas la création d’organisations indépendantes – et garde les moyens de l’interdire. On est ainsi placés face à une double impossibilité. Il semble encore trop tôt pour savoir comment elle sera surmontée. Mais elle le sera.
Note
1 Voir, sur ESSF (articles 11137 et suivants), Pierre Rousset, « La Chine du XXe siècle en révolutions », http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article11137
L’état du mouvement syndical et des luttes ouvrières
Par Au Loong-Yu et Bai Ruixue, Propos recueillis par Pierre Rousset
Membres du comité de rédaction du site China Labour Net, Au Loong-Yu et Bai Ruixue sont engagés de longue date dans la solidarité avec les luttes ouvrières en Chine continentale comme à Hongkong. Membre fondateur du Globalization Monitor, Au Loong-Yu a aussi été l’un des porte-parole de l’Alliance du peuple lors des manifestations contre la réunion du Fonds monétaire international dans l’ancienne colonie britannique, en 2006.
La firme taïwanaise Foxconn emploie 1, 5 million de salariés en Chine continentale, produisant des composants électroniques pour des marques comme Apple. Elle a annoncé qu’elle autoriserait l’élection de représentants syndicaux en juillet 2013. Pensez-vous que la démocratisation des sections syndicales d’entreprise est possible dans le contexte d’un Etat policier ?
Selon des médias occidentaux, il s’agirait de la première tentative de syndicalisation à Foxconn. Cela n’est pas exact. En 2007, la Fédération des syndicats de Chine (connue sous son sigle anglais d’ACFTU) avait publiquement annoncé qu’elle avait constitué une section syndicale d’entreprise dans une usine de Foxconn où une lutte s’était récemment produite. Le quotidien Southern Metropolitan Daily a interviewé des travailleurs de cette entreprise. Ils lui ont dit ne pas savoir ce qu’était un syndicat, ou qu’ils ne prendraient contact avec la section syndicale qu’en dernier ressort. Donc, au moins à Shenzhen, il y a déjà un syndicat à Foxconn, mais personne ne sait s’il a fait quoi que ce soit pour les ouvrières et les ouvriers.
Deux travailleurs de Foxconn Zhengzhou se sont suicidés en se jetant dans le vide voici moins de quinze jours, après que la direction a imposé sans préavis le « mode silencieux » à ses salariés. Les employés se sont plaints qu’il leur était interdit de parler au travail – soit plus de 10 heures par jour. Cela en a conduit plus d’un au désespoir. Foxconn est connu pour imposer à sa main-d’œuvre une discipline militaire. Dans la seule année 2010, quatorze travailleurs se sont donné la mort. On se demande ce que la Fédération des syndicats a jamais fait pour empêcher Foxconn de traiter ses salariés comme des esclaves. Si une section syndicale d’entreprise avait une effectivité, comment la direction pourrait-elle leur imposer le « mode silencieux » sans même les consulter ?
Pas de syndicats libres sans liberté politique
Nous ne partageons pas l’idée selon laquelle une démocratisation générale des syndicats dans l’entreprise est possible en l’absence de libertés civiles dans le pays. L’expérience de la réélection de la section syndicale de Honda Foshan le montre. Les travailleurs de Honda Foshan ont mené une lutte héroïque et victorieuse en 2010, obligeant la direction et la section locale de la Fédération des syndicats non seulement à consentir une augmentation de salaire, mais aussi à assurer une réélection syndicale dans l’usine.
En 2012, une ONG a enquêté sur cette réélection. Malgré la rhétorique des dirigeants du Parti communiste et de l’ACFTU, dans le Guangdong, sur le respect du droit des travailleurs à une élection démocratique, il s’avère qu’il ne s’agissait que d’une élection partielle – une partie seulement de la direction syndicale y étant soumise. Le précédent président – contre lequel les grévistes étaient très remontés – a gardé son siège.
Une élection complète a finalement eu lieu en 2011, sous l’auspice du syndicat local. Cependant, en accord avec les procédures établies par l’ACFTU, la direction sortante a monopolisé le processus de nomination des candidatures à la nouvelle direction. Ainsi, les employés de niveau « encadrement », directorial, ont été autorisés à se présenter comme candidats devant le congrès syndical. De plus, ils ont bénéficié d’un ratio délégués/membres bien plus favorable que les travailleurs du rang.
En conséquence, des membres de l’encadrement ont été élus à la direction du syndicat, alors que les militants qui avaient mené la lutte de 2010 se voyaient éjectés. Les élections dans les secteurs et les comités à la base se sont produites après la reconstitution complète de la direction syndicale centrale de l’usine. Cette procédure a été délibérément organisée pour être très compliquée, très lente, de façon à pouvoir être plus aisément manipulée d’en haut.
Et puis, récemment, le 18 mars dernier, les travailleurs d’Honda Foshan sont à nouveau entrés en grève, n’étant pas satisfaits du programme d’ajustement salarial proposé par la direction et le syndicat de l’entreprise. A leurs yeux, ce programme n’était à l’avantage que des niveaux les plus élevés du salariat et il désavantageait les salariés du bas de l’échelle. A la suite de la grève, des hausses de salaire plus élevées ont été offertes aux deux échelons les plus bas.
Les syndicats officiels contestés
Cette grève semble bien indiquer que la capacité du syndicat de défendre les intérêts des travailleurs n’est pas très significative. Elle montre le peu de communication entre la section syndicale et les travailleurs du rang, le fait que ces derniers ont dû une nouvelle fois la contourner et engager eux-mêmes une grève pour défendre leurs droits. A la vérité, les ouvriers expliquaient que la position du syndicat était la même que celle de la direction de l’entreprise.
Deux semaines plus tard, c’était au tour de travailleurs d’une autre boite, l’usine électronique Ohms à Shenzhen, de demander que son poste soit retiré au président élu du syndicat, Zhao Shaobo. Zhao avait été élu à ce poste l’an dernier à la suite d’une grève exigeant précisément que les travailleurs aient le droit de pouvoir élire leurs propres représentants. Cependant, certains salariés accusent maintenant Zhao et le syndicat de n’avoir pas protégé leurs intérêts, notamment en ce qui concerne la défense du contrat de travail de 22 employés qu’Ohms a décidé de ne pas reconduire au début de cette année. Selon les travailleurs, Zhao a même essayé de les convaincre d’accepter les propositions de la direction de l’entreprise. « Nous ne voulons pas que le président de notre syndicat penche du côté de la direction. Nous voulons élire quelqu’un qui parle pour nous », a dit l’un des ouvriers.
Qu’en est-il des syndicats dans le secteur public ?
Il y a beaucoup moins d’informations concernant les syndicats dans les entreprises d’Etat – les SOE ou State Owned Enterprises, « entreprises possédées par l’Etat ». Les médias de masse couvrent plus volontiers les grèves et les réélections syndicales dans le secteur privé – et plus spécialement encore dans les entreprises étrangères, car ils peuvent toujours pointer du doigt les investisseurs étrangers en les accusant de ne pas respecter les lois. Quand la même chose se passe dans le secteur public, étatique, des représentants officiels de l’Etat sont nécessairement et directement impliqués. Du coup, le risque est grand que la presse soit censurée, à moins que les protestations ne deviennent plus larges et ne durent plus longtemps.
De façon générale, dans le secteur privé, la règle est probablement que les syndicats soient réduits à des coquilles vides sous le contrôle des employeurs, le parti-Etat ayant peu d’espace pour intervenir. En revanche, dans le secteur étatique – et même si les entreprises d’Etat ont aujourd’hui une direction plus indépendante que par le passé –, l’héritage du rôle du parti et de son intervention sur les lieux de travail n’a pas totalement cédé la place au pouvoir de la direction de l’usine.
Bien entendu, les rapports de forces peuvent varier considérablement d’une région à l’autre ou suivant les industries. Cela implique probablement que dans le secteur étatique, si les travailleurs veulent un syndicat contrôlé sur leur lieu de travail par les salariés du rang, ils risquent de devoir s’affronter non seulement à la direction de l’entreprise, mais aussi à l’appareil d’un parti hostile et présent au sein même de l’usine.
Un autre fait montre que les syndicats officiels en font bien peu pour protéger les travailleurs de ce secteur. Selon le code du travail, les entreprises d’Etat ne peuvent faire appel à de la main-d’œuvre intérimaire que pour compléter la main d’œuvre régulière, et ce, uniquement dans le cas où cette dernière ne peut pas remplir telle ou telle tâche spécifique. Pourtant, aujourd’hui, elles y recourent massivement et l’ACFTU n’a pas rejeté cette pratique devenue courante.
En un mot, rien ne porte à croire que la Fédération des syndicats de Chine va cesser d’agir comme un instrument du parti au pouvoir et de son orientation capitaliste. Même si, à l’occasion, l’ACFTU faisait quelque chose d’utile aux travailleurs, ce ne serait qu’un agenda secondaire. En 2010, sous la pression du lobby patronal de la province de Guangdong et des investisseurs de Hongkong, une clause qui aurait pu conduire à l’élection de représentants des travailleurs pour des « consultations collectives » a été retirée du projet de « règlements sur la gestion démocratique des entreprises » de cette province. La clause originelle n’avait pourtant rien de révolutionnaire – l’ACFTU aurait contrôlé la nomination des candidats et le mot « négociation » n’apparaissait pas, étant considéré trop « antagonique » ; néanmoins, les révisions successives ont vidé la version finale de ce projet de loi de tout sens pour les travailleurs.
Huang Qiaoyan, un professeur de droit à l’université Sun Yat-Sen du Guangzhou, a décrit en ces termes la version révisée de 2011 : elle « reflète le souhait des personnes qui ont rédigé le projet de continuer à contrôler, via les divers niveaux du syndicat, la revendication croissante des travailleurs pour des consultations collectives sur les salaires. Elles ne veulent pas voir une situation où se développeraient des actions spontanées des travailleurs et où les syndicats ne pourraient pas intervenir, qu’ils ne pourraient pas organiser et contrôler. »
Malgré tout cela, le mouvement ouvrier international tend à travailler toujours plus étroitement avec la Fédération des syndicats de Chine, renforçant ainsi sa légitimité. Une crédibilité qui a été une nouvelle fois accordée à l’ACFTU en juin 2011, quand elle a été élue à l’organe dirigeant de l’Organisation internationale du Travail (OIT) par le groupe « salariés ».
Comment évaluez-vous le niveau actuel de mobilisation ouvrière en Chine ?
Pendant plus de dix ans, les luttes ouvrières en Chine sont pour l’essentiel restées économiques. Les résistances aux privatisations dans le secteur d’Etat auraient potentiellement pu ouvrir la voie à des luttes plus politiques, mais cela ne s’est pas concrétisé du fait des rapports de forces : d’un côté, les travailleurs de ce secteur étaient démoralisés et avaient subi des défaites, de l’autre ils auraient dû faire face à une répression sévère.
Une nouvelle génération sans le poids des défaites
Néanmoins, les luttes économiques dans les deux secteurs (étatique et privé) peuvent conduire à des changements positifs, même si limités. C’est doublement important. Du fait des gains immédiats obtenus par des victoires, comme l’arrêt de privatisations, l’obtention de meilleures conditions de travail ou la réduction des atteintes à l’environnement. Du fait aussi – ce qui est encore plus important – que de telles victoires peuvent inspirer d’autres actions à l’avenir ; qu’elles peuvent contribuer à renforcer leur potentiel de succès, comme on l’a vu avec la lutte des travailleurs de l’acier de Tonghua et de l’automobile chez Honda.
La forme prise par ces résistances reflète aussi le caractère de plus en plus hardi de la présente génération. A cet égard, et bien qu’encore à une petite échelle, la tentative des travailleurs de Pepsi de coordonner leurs actions via Internet dans plusieurs provinces mérite particulièrement d’être relevée. Dans le passé, une telle coordination avait certes pu être envisagée, mais la peur des conséquences aurait eu un effet dissuasif.
Le fait que les jeunes travailleurs de Honda ont déclaré qu’ils agissaient dans l’intérêt de la classe ouvrière chinoise tout entière montre qu’il y a des signes indiquant que cette nouvelle génération, libérée de la terrible défaite de 1989, a la capacité potentielle de regarder au-delà des enjeux immédiats et de s’identifier à des préoccupations plus vastes que celles limitées à leur propre entreprise.
Notons aussi que la répression est aujourd’hui moins effective que les années passées. Non seulement parce que les manifestants deviennent plus hardis, mais aussi et au-delà, parce que c’est le début d’un changement plus fondamental des perceptions tant du côté du peuple que de la classe dominante. La peur recule, alors que la bureaucratie sent que sa légitimité s’érode graduellement.
Après plus de vingt ans de privatisations par et pour la bureaucratie dominante, cette dernière s’est tellement enrichie que la colère s’accumule non seulement chez les travailleurs, mais aussi dans la bourgeoisie privée et les classes moyennes supérieures.
Les « netizens » (citoyens du Net) jouent ici un grand rôle. Depuis des années, ils réclament la publication des chiffres des dépenses des sangong xiaofei, ce qui veut littéralement dire les dépenses des représentants du gouvernement durant leurs voyages à l’étranger, telles qu’achats de voitures, réceptions officielles et banquets. Quand le montant en a finalement été publié, les netizens l’ont jugé déraisonnablement élevé et ont dénoncé le fait qu’il augmentait perpétuellement – le chiffre officiel était de 10 milliards de yuans (soit 1, 63 milliard de dollars) l’an dernier. Les netizens ont alors exigé la publication des montants correspondant aux différents ministères, ce que le gouvernement s’est récemment résigné à faire. Ils ont aussi recouru à des moteurs de recherche pour enquêter sur des hauts fonctionnaires corrompus et ont rendu publiques leurs découvertes.
Ce mode de militantisme a un impact qui va au-delà des réseaux branchés sur Internet. Il influence la perception de plus en plus négative que la population a du parti dirigeant. En conséquence, même s’il est difficile pour les luttes économiques du salariat d’acquérir une dimension politique vu le caractère répressif du régime, la décadence continuelle de ce dernier érode sa légitimité. A moyen terme, cela peut politiser la société, que ce soit à l’occasion d’un grand scandale, d’une lutte de fractions au sein du parti dirigeant, de l’apparition d’une crise économique ou d’une combinaison de tels facteurs.
Est-ce que l’accroissement continu du salaire minimum, l’expansion des logements publics, etc., auxquels on a assisté ces dernières années, indiquent que le parti-Etat possède à la fois la volonté politique et les moyens institutionnels de mettre en œuvre sa politique d’amélioration de la vie du peuple ?
Cette dernière décennie, le salaire minimum s’est effectivement accru de façon continue, mais il faut aussi tenir compte de l’inflation croissante – le chiffre officiel est relativement bas, mais on ne peut pas s’y fier. Pour les salariés que nous avons interviewés, la vie reste difficile avec les loyers et le prix des aliments en hausse ; une hausse qui n’est jamais pleinement reflétée dans les statistiques officielles.
Un capitalisme bureaucratique prédateur
Ces dernières années, le PCC a promu une réforme du droit du travail et, à s’en tenir aux apparences, a mis en place un Etat-providence. Cette question, cependant, doit être évaluée dans son contexte politique. La bureaucratie s’est transformée en une classe capitaliste bureaucratique. Elle a pu le faire avec aisance parce qu’elle se place au-dessus de toute loi – excepté son droit divin à la dictature d’un parti unique. En conséquence, son objectif est de devenir riche à travers sa tâche : l’administration de la société. C’est pourquoi un grand nombre de logements publics a été distribué non pas à des pauvres, mais à des fonctionnaires gouvernementaux et à leurs protégés. C’est aussi pourquoi, si la bureaucratie fait à l’occasion appliquer la loi qui donne droit au peuple à des bénéfices économiques, cela vient toujours après son objectif premier : piller le pays.
Et quand les gens se lèvent pour exiger leurs droits légitimes, le parti-Etat répond par la répression.
Même quand elles peuvent paraître bonnes en elles-mêmes, tant que les réformes sociales et économiques continueront à être interprétées et mises en œuvre par les seuls dirigeants du parti, elles tourneront nécessairement, tôt au tard, au vinaigre. Ainsi, les bénéfices économiques ne sont pas seuls à être désespérément nécessités, il en va de même du pouvoir politique au peuple – mais il s’agit de quelque chose que le parti-Etat ne concèdera jamais s’il n’y a pas une très forte pression d’en bas.
N’oublions pas que le gouffre grandissant entre riches et pauvres, comme entre le parti et le peuple, est avant tout le résultat de l’existence de ce parti-Etat et de son capitalisme bureaucratique. En conséquence, l’Etat n’est pas la solution aux contradictions profondes de la Chine : il est plutôt un problème en lui-même – sa corruption rampante s’impose de façon croissante comme un fardeau insupportable pour la société et provoquera un jour ou l’autre une implosion.
La presse a récemment affirmé que des entreprises chinoises et étrangères quittent la Chine en plus grand nombre pour le Bangladesh et le Vietnam, à cause d’un déficit de main-d’œuvre et de la montée des coûts salariaux. Qu’est-ce que cela va changer pour le pouvoir de négociation des travailleurs ?
Du fait de l’appréciation de la devise chinoise, du déficit de main-d’œuvre et de la hausse des salaires nominaux, le nombre de firmes quittant la Chine a été en augmentation depuis un certain temps déjà ; et cela devrait continuer dans les années à venir. En règle générale, cela devrait jouer en faveur des salariés, mais pour l’heure ce n’est pas aussi significatif que l’on pourrait le croire.
Dans un pays où prévaut la loi de la jungle, les capitalistes, avec l’aide du talon de fer de l’Etat, peuvent toujours trouver le moyen de contourner le déficit de main-d’œuvre et la hausse des coûts salariaux. Ils peuvent par exemple faire appel à des internes des écoles professionnelles, la plupart d’entre eux n’étant même pas adultes : leurs stages en entreprise sont arrangés par les institutions locales d’enseignement public et par les municipalités des provinces ou villes exportatrices. Il y a bien d’autres exemples de collusion entre capitalistes et gouvernements locaux. C’est ainsi que Honda Foshan – comme bien d’autres entreprises – surmonte le déficit de main-d’œuvre.
Un autre moyen est de mettre des enfants au travail. Cette pratique s’était un peu réduite ces dernières années, mais nous suspectons qu’elle regagne le terrain perdu. Nous connaissons des cas à Chaozhou, dans la province de Guangdong, où à nouveau des entreprises de l’habillement recourent illégalement à une main-d’œuvre infantile à coût réduit.
Cependant, les bas salaires n’ont jamais été le seul avantage dont bénéficie la Chine. De fait, il y a dix ans, les salaires chinois n’étaient pas les plus bas en Asie. Les travailleurs chinois sont très productifs par rapport à d’autres pays au niveau de développement économique comparable. Cette main-d’œuvre est en effet très disciplinée et relativement éduquée, ce qui est le résultat combiné d’un Etat très répressif, mais né d’une révolution. Cela continue à contribuer à faire de la Chine l’atelier du monde.
Il y a encore d’autres facteurs à prendre en compte, mais nous ne pouvons pas les aborder ici. Ce qui importe, par rapport à la question posée, c’est que même si la période d’abondance de la main-d’œuvre est maintenant derrière nous, le statut de la Chine comme atelier du monde ne va pas pour autant disparaître rapidement.
Ce dossier a été publié dans la revue TEAN (Tout est à nous ! 45 (juillet 2013)