La culture dominante produite par la globalisation du capitalisme, par sa mondialisation quasi-totale, se représente ce mode de production spécifique non comme un produit historique, mais comme une chose naturelle, comme le meilleur des mondes possible pour reprendre la formule du philosophe Leibniz dans sa tentative de légitimer le monde créé par Dieu, un monde qui contient le mal. La culture bourgeoise a recours à une « théodicée » semblable pour légitimer son système d’exploitation lié à une injustice qui porte insidieusement le nom de démocratie. Prisonniers de cette aliénation généralisée, nous avons des grandes difficultés pour soumettre nos comportements, notre style de vie, à une critique radicale. On pense que la voiture individuelle nous donne une plus grande liberté et que le smartphone élargit nos liens sociaux.
La gauche, une minorité radicale exceptée, interroge mollement ces comportements sociaux et l’idéologie qui les accompagne, mais accepte plus ou moins inconsciemment cette croyance bourgeoise dans la fin de l’histoire, dans l’impossible dépassement de la démocratie parlementaire basée sur la propriété privée des moyens de production, donc sur le droit d’exploiter la force de travail de l’immense majorité de l’humanité. La démocratie bourgeoise est, selon la gauche, préférable à l’utopie d’une société collectiviste, utopie qui s’est matérialisée dans cette monstruosité criminelle qu’était le collectivisme bureaucratique. Elle oublie en même temps que le fascisme, cet autre monstruosité criminelle, n’était pas le produit d’un rêve utopique en tant que tel, mais qu’il devait sa naissance matérielle au consentement de la bourgeoisie, qu’il était d’un point de vue capitaliste, le produit nécessaire dans le rétablissement du taux de profit menacé par la lutte de classe prolétarienne. Cette nécessité découlait des lois du développement du capitalisme à travers son histoire. Seule une révolution prolétarienne pouvait la contrer et c’est pour contrer une telle révolution que le fascisme fut autorisé. Le fascisme n’était nullement une aberration de l’histoire, tout comme d’ailleurs le régime de Vichy en France, nonobstant ce qu’en pensait un De Gaulle ou un Mitterand. Demandez-vous maintenant qui emploie une langue de bois, la gauche marxiste révolutionnaire ou les thuriféraires de la démocratie exploiteuse ?
Il ne fait pas de doute qu’il est préférable de vivre dans une démocratie bourgeoise que sous une dictature. Les exploité-e-s et les opprimé-e-s y ont plus de possibilités de se défendre. Mais la vie matérielle n’y est pas idéale. Visitez les banlieues des villes européennes et les taudis dans le tiers-monde pour vous en persuader.
Mais la question principale ne se pose pas là. L’acceptation par la gauche du capitalisme comme naturel a comme corollaire qu’on sent le besoin, aussi bien dans le social-libéralisme que dans les organisations aux tendances socialistes ou socialisantes, de critiquer certains aspects du capitalisme actuel. Il faut bien se démarquer d’une façon ou d’une autre de la droite si l’on veut garder son potentiel électoral. Ainsi on présente le capitalisme actuel comme perverti par sa « financiarisation ». Ce n’est plus le « capitalisme réel » (la production matérielle) qui domine l’économie, mais la spéculation, un capitalisme immatériel, virtuel, avec les résultats que l’on connaît depuis la crise boursière de 2008. Pour combattre ce mauvais capitalisme on propose un série de mesures qui ne touchent pas le cœur même du capitalisme : sa dynamique fondamentale que sont l’accumulation du capital et la recherche du profit. Car la dite « financiarisation » n’est que le développement logique du capitalisme tardif. Ont ne peut arrêter cette dynamique nécessaire sans détruire son moteur: le mode de production capitaliste en tant que tel.
Les plus intelligents parmi les réformistes proposent des mesures keynésiennes (activer la demande), ce que le capitalisme dans son développement actuel rejette avec ses raisons à lui. On peut aussi avoir des sympathies pour le commerce équitable, mais se réaliser que c’est toujours un commerce et qu’ « équitable » n’est pas la même chose que « juste ». En France certains avancent des mesures aberrantes, nées dans des cerveaux qui ignorent les fondements (pourtant pas très difficiles à comprendre) de la critique marxiste de l’économie politique. On avance le salaire universel (idée née dans des secteurs du patronat pour échapper à la sécurité sociale), l’argent « citoyen » (qui est supposé échapper aux spéculations bancaires), les SEL (basés sur le bon vouloir des échangeurs) et non pas l’abolition du capital. Le comble est atteint avec la proposition d’abolir la bourse (pourtant l’instrument central dans la distribution du profit entre les capitalistes, par définition en concurrence les uns avec les autres).
Tous cela fait penser au proudhonisme dont les idées imprègnent toujours une certaine gauche française. Proudhon n’appelait pas à l’abolition du capitalisme qui avait aussi ses « bon côtés », mais à des mesures comme le « salaire honnête », « l’échange égal » et autres utopies.
L’idée dans le mouvement ouvrier que l’abolition révolutionnaire du capitalisme n’est pas nécessaire, n’est pas seulement proudhonienne, mais se développa aussi dans la social-démocratie vers la fin du XIXe siècle. « Certains appelèrent de leurs vœux un capitalisme hautement développé sans ‘excroissances’ impérialistes, une production ‘bien réglée’ sans les dérangements de la guerre, etc. Cette façon de voir vise, dit Rosa Luxembourg, à persuader la bourgeoisie que l’impérialisme et le militarisme lui sont nuisibles du point de vue de ses propres intérêts capitalistes, à isoler ainsi la soi-disante poignée de profiteurs et de cet impérialisme et à former ainsi un bloc avec le prolétariat et de larges couches de la bourgeoisie pour ‘atténuer’ l’impérialisme, … pour lui ‘ôter son aiguillon’. » (Georgy Lukács, Rosa Luxembourg, marxiste, 1921).
Je ne prétends pas que la bourgeoisie ne fait jamais des bêtises qui vont à l’encontre de ses intérêts. Mais elle sait en général très bien ce qu’elle fait. Ses guerres sont la continuation de sa politique et sa politique est au service des besoins du capital.
Cette idée toujours vivante qui distingue un capitalisme bon et un capitalisme mauvais se retrouvait également dans un mouvement idéologique différent de la social-démocratie, notamment dans les milieux sociaux-chrétiens Viennois à la fin du XIXème siècle: on distinguait le bon capitalisme industriel, productif et le capitalisme spéculatif, usurier non-productif qu’ils prétendaient être juif. Cette idée faisait parti du fond de commerce des organisations et des partis antisémites. En fin de compte ceux-ci ont fait tout leur possible pour détruire les Juifs et non pas le capitalisme.
Que la distinction entre bon et mauvais capitalisme soit d’origine antisémite ou pas, il faut absolument tenir compte de l’idéologie spécifique qui la soutient.
(La semaine prochaine : Du différentialisme culturel)
photo: Little Shiva