« Quelques-uns – peu nombreux – sont placés en haut et un grand nombre en bas. (…) Tout le système est un jeu de bascule dont les deux bouts dépendent l’un de l’autre ; et ceux-ci ne siègent en haut que parce que ceux-là se tiennent tout en bas, et seulement tant qu’ils y restent. »
Bertolt Brecht « Ste Jeanne des abattoirs »
Nous étions entre 150 et 200 militants encapuchonnés, représentant une kyrielle d’associations (1) et bravant les bourrasques glacées, pour venir manifester contre le projet individualisé d’insertion sociale (PIIS), que le ministre de l’Intégration Sociale Willy Borsus (MR), voudrait rendre obligatoire pour tous les bénéficiaires d’un revenu d’intégration sociale dès le 1er septembre (2).
L’idée était de former, en plusieurs tronçons, une chaîne humaine, partant de la Place du Châtelain (haut lieu du boboïsme friqué bruxellois) et passant par plusieurs lieux symboliques comme l’ambassade du Panama, les résidences de personnes suspectées d’évasion fiscale (comme les de Spoelberg !), avant de finir devant le CPAS d’Ixelles. Tout au long du parcours, des prises de parole ont eu lieu sous forme de témoignages. Soit à propos des abus qui existent déjà de la part des CPAS et dont sont victimes leurs usagers (et qui seront « légalisées » par le PIIS), soit pour informer les participants sur la réalité des paradis fiscaux et le scandale qui consiste à traquer les pauvres au prétexte de fraude sociale alors que le gouvernement ferme les yeux ou encourage la fraude fiscale des riches.
« Par le parcours que nous empruntons, nous souhaitons pointer les contradictions entre l’attitude du gouvernement vis-à-vis de l’évasion fiscale et les mesures prises qui fragilisent les personnes qui en ont le plus besoin », explique la secrétaire générale du RWLP (réseau wallon de lutte contre la pauvreté) Christine Mahy. Qui souligne que l’évasion fiscale en Belgique pèse près de 9 milliards d’euros, contre une fraude sociale totale de 83,6 millions d’euros.
Sa voix tremble de colère dans le micro quand elle détaille ce projet de « désintégration sociale » d’une violence inouïe, mené, ironie suprême, au nom de l’intégration sociale ! Elle incendie au passage la secrétaire d’Etat à la lutte contre la pauvreté (la NVA Elke Sleurs) qui, au lieu de « protéger les pauvres » s’entend comme larrons en foire avec son collègue Borsus (MR) pour les livrer en sacrifice sur l’autel de l’activation (3).
Le triple mensonge de l’Etat Social Actif
Elle dénonce dans la foulée le triple mensonge de l’Etat Social Actif. Le premier mensonge consiste à affirmer que celui qui cherche un emploi ne peut que le trouver – et donc que celui qui n’en dispose pas est coupable d’un défaut de recherche – et mérite en conséquence d’être sanctionné.
Le deuxième mensonge d’Etat consiste à imposer « encore plus de la même chose » quand ce qui est proposé a objectivement failli. Les personnes qui ont perdu leur allocation de chômage n’ont pas d’autre solution que de se tourner vers les CPAS. Qui peut croire un seul instant que ce qui n’a pas marché une première fois va réussir une fois répété ? Sauf à faire croire que ceux qui ne trouvent pas de travail sont particulièrement veules ou malhonnêtes et sont à ce point amorphes qu’une « sur-stimulation » serait judicieuse ?
Le troisième mensonge d’Etat consiste à faire croire que l’établissement d’un plan individualisé d’insertion est à la fois possible et utile. Le plus souvent, l’épreuve du « plan » se révèle en effet fictive (« morale »), tant dans sa forme que dans son contenu. Elle se résume dans trop de cas à une épreuve de soumission désenchantée et doublement hypocrite (ni la personne ni le professionnel n’y croient vraiment), soumission aux fourches caudines imposées par le professionnel, de telle façon que ceux qui ont déjà tout perdu en soient réduits à perdre même la dignité.
Travailleurs sociaux et usagers des CPAS, même combat ?
Une autre oratrice dépeint le désarroi des travailleurs sociaux qui se retrouvent déjà coincés par des règlements qui varient d’un CPAS à l’autre et qui seront désormais sommés d’exécuter le sale boulot du PIIS. On en appelle à la convergence des luttes entre les travailleurs sociaux et les usagers. On exhorte les organisations syndicales à se mouiller un peu plus sur un terrain où elles restent particulièrement discrètes. Les quelques vestes rouges ou vertes qui parsèment l’assemblée opinent du chef, une travailleuse déléguée CGSP évoque le devoir moral de désobéissance civile…
- L’initiative a été lancée par le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté et est soutenue par l’organisation Acteurs des Temps Présents. De nombreuses autres associations ont pris part à l’action, dont les syndicats CSC et FGTB, l’ADAS (association de défense des allocataires sociaux), le Forum bruxellois de lutte contre la pauvreté ou encore l’organisation néerlandophone Brussels Platform Armoede ainsi que Tout Autre Chose/Hard boven Hart.
- Le Projet Individualisé d’Intégration Sociale (PIIS) est une somme d’obligations auxquelles doit souscrire l’usager en contrepartie du droit à un revenu dit d’intégration (en réalité, de survie).
- À lire dans le n° 77 de La Gauche qui sort le 1er mai notre article de fond : « Activation des chômeurs et des usagers du CPAS : triste chronique d’un acquis social en déroute. »
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Pourquoi les mesures du PIIS sont inacceptables
Parce qu’elles conduisent à sanctionner encore une fois des personnes déjà lourdement sanctionnées dans leurs conditions de vie.
Parce qu’elles conduisent à augmenter la pression sur des personnes déjà exclues des mécanismes classiques de solidarité, dont certaines sont déjà victimes des mesures d’activation dites « chasse aux chômeurs » et pour lesquelles le CPAS représente un dernier recours.
Parce qu’elles vont encore renforcer la stigmatisation qui pèse sur les personnes précarisées en leur conférant toujours plus de charges et de devoirs. Elles ajoutent de l’humiliation à l’injustice et mènent à une perte de dignité humaine des gens qui sont déjà broyés par le système.
Parce qu’elles conduisent mécaniquement à la mise en place de prestations de travail bénévole, telles qu’imaginées dans le « service communautaire ». Elles participent à la dérégulation galopante du marché du travail. On rejoint insensiblement les scandaleux contrats à 0 heures en Grande Bretagne et les contrats obligatoires à 1€ en Allemagne.
Parce qu’en conditionnant l’aide financière à des contreparties, elle contribue à saper encore un peu plus un principe acquis par le mouvement ouvrier grâce à des luttes historiques : celui du droit de tous à bénéficier d’une aide inconditionnelle.
Parce que le PIIS risque de transformer définitivement les Centres Publics d’Action Sociale en Centres Publics d’Activation Sociale. Et qu’il déconnecte encore un peu plus le secteur social des causes économiques de la précarisation en ignorant les réalités vécues par les victimes les plus fragilisées du système capitaliste.
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( Photos F. Bouchez)