La célébration récurrente de la chute du Mur de Berlin est l’éclairage idéologique d’un bel arbre qui cache une plus sombre forêt. Le véritable basculement socio-économique et géopolitique est l’unification allemande, dont la portée historique se consolide avec le démantèlement de l’URSS de Gorbatchev. Ni simple complot externe, ni “révolution démocratique” où se seraient exprimées les aspirations populaires (pour les privatisations et le marché ?), cet article met l’accent sur l’articulation interne/externe de ce tournant. Eltsine y a joué un rôle majeur souvent occulté. L’ère Poutine et le nouvel ordre mondial s’interprètent mal sans revenir sur ce scénario opaque.
Le tournant de 1989-1991 met fin au court “siècle soviétique” (pour reprendre les termes de Moshe Lewin). Loin d’être une “révolution démocratique”, il a davantage les traits d’une contre-révolution sociale dont les acteurs internes/externes ont caché leurs buts derrière les paravents de “démocratures” parlementaires, sans choix réels.
Évoquer des acteurs internes et externes – dans cet ordre – signifie rejeter toute théorie du complot international en s’opposant au fatalisme d’une soumission forcée aux puissances impérialistes ou au “marché mondial” ; mais cela n’implique aucune sous-estimation de contraintes et d’acteurs internationaux redoutables. De même, rejeter la thèse de “révolutions démocratiques” n’implique aucune complaisance envers les dictatures de parti unique régnant au nom des travailleurs, causes “organiques” de l’échec du “Socialisme Réel”. Cela signifie, par contre, ne pas réduire celui-ci au goulag et au Mur, et mesurer la réalité de l’impact du court “siècle soviétique” sur les rapports de force mondiaux, comme en témoigne, a contrario, après le “siècle soviétique”, le retour du “Capital du XXIe siècle” vers des inégalités et mécanismes dignes du XIXe siècle, que Thomas Piketty a soulignés (Voir Michel Husson et David Harvey sur Le capital au XXIe siècle de Thomas Piketty – NDLR).
Le “Socialisme Réel” : un système-monde anticapitaliste avec ses propres contradictions
Les révolutions du XXe siècle ont connu des scénarios et évolutions spécifiques que l’on ne peut traiter ici. Mais toutes ont été des ruptures avec le “système-monde” capitaliste et les rapports de domination et de dépendance imposés par ses “centres” impérialistes dans les (semi)périphéries1. La logique de “construction du socialisme dans un seul pays” par laquelle le Kremlin cherchait à discipliner l’ensemble du mouvement communiste et des révolutions a échoué – comme la résistance des dirigeants yougoslaves titistes, puis de la Chine maoïste, notamment, en ont témoigné – sans que soit mis “fin” au bureaucratisme y compris dans les nouvelles révolutions.
Celles-ci se sont appuyées sur la grande masse des populations les plus déshéritées des sociétés concernées, mobilisées dans des guerres sociales et nationales anti-impérialistes, chaque victoire stimulant de fait les autres. Remettant en cause la domination de la propriété privée capitaliste et sa logique de profit marchand comme moteur des investissements, elles ont rendu possible une subordination des choix économiques à des choix politiques ; mais ceux ci ont été “appropriés” par des partis/États uniques défendant à la fois leurs privilèges et des logiques développementistes et sociales. Les partis au pouvoir dans les pays du “glacis soviétique” ont cherché à reproduire les mêmes institutions et mécanismes socio-économiques, privilégiant une logique d’industrialisation nationale.
Il y a eu partout des écarts considérables entre les régimes du “Socialisme Réel” et les idéaux dont ils se réclamaient, notamment lors de phases de grande violence totalitaire dont la stalinisation de l’URSS a été le premier exemple, aux conséquences internationales. Au-delà de la répression directe, ces régimes ont établi des rapports d’exploitation bureaucratiques et de domination (de genre, de nations, de culture) selon des contenus et formes spécifiques combinés à des gains sociaux et culturels réels. Les nouveaux régimes ont cherché à s’appuyer sur les travailleurs du cœur industriel de leur système en y assurant des formes de socialisation et de protection, notamment dans les grandes entreprises où se distribuait, via les syndicats officiels, un “revenu social” en nature (logements, crèches, centres de loisirs et vacances, dispensaires médicaux, biens de consommation). Une forte croissance “extensive”, très protégée des mécanismes marchands, a assuré un (mauvais) plein emploi des ressources humaines et naturelles et des gains sociaux présentés comme droits fondamentaux. L’ensemble a donné à ces régimes des bases populaires en dépit de leurs dimensions répressives.
1989 : facteurs internes/externes du tournant
Au plan interne pesait fondamentalement dans le “Socialisme Réel” la contradiction entre les aspirations socialistes nourries par le système et sa réalité bureaucratique. En URSS et en Europe de l’Est2, les tentatives de réformes partielles des années 1960 ont échoué parce qu’elles cherchaient à améliorer la qualité et la productivité du travail par des mécanismes marchands : elles entraient ce faisant en conflit avec les droits reconnus au plein emploi et un “égalitarisme” qui contestait les privilèges bureaucratiques mais aussi le creusement des écarts par le marché. Les réformes furent bloquées, après répression des mouvements contestataires ; la décennie 1970 fut celle d’une croissance par un endettement qui permettait une ouverture nouvelle aux importations.
Cela donna naissance au premier facteur externe de crise : la dette en devises convertibles, rompant avec l’autarcie dominant ces systèmes jusqu’alors. Au tournant des années 1980, cette dette fut augmentée par la hausse des taux d’intérêt introduite par la FED aux États-Unis, plaçant pour la première fois une partie de ces pays sous la pression des créditeurs et du FMI. Parallèlement l’URSS, après son intervention en Afghanistan en 1979, subissait l’impact de l’ultime course aux armements lancée par Ronald Reagan.
Mais ces pressions externes n’étaient pas, en elles-mêmes, suffisantes pour faire de ces pays des sociétés capitalistes. Des “nœuds” articulèrent les facteurs – et acteurs – internes et externes.
Les choix de Gorbatchev avaient une traduction internationale majeure : le “désengagement” de l’URSS visait à obtenir des crédits occidentaux et la réduction du poids des dépenses militaires pour favoriser les réformes internes (“glastnost”/transparence et “perestroïka”/reconstruction économique). Les crédits et technologies de l’Allemagne fédérale, la possibilité de retirer les troupes soviétiques, comptaient bien davantage pour Moscou que l’impopulaire régime Honecker. Gorbatchev visait le démantèlement des deux blocs militaires de la guerre froide (OTAN et Pacte de Varsovie) et la “coexistence pacifique” des systèmes dans le cadre d’une “maison commune” européenne. Venu négocier avec Kohl, il accepta la Chute du Mur. Les États-Unis poussèrent à l’incorporation de l’Allemagne unifiée dans l’OTAN. Gorbatchev dut accepter cet état de fait, moyennant la promesse que l’OTAN ne s’étendrait pas au-delà de l’Allemagne.
Rien de tout cela ne sera respecté – alors que le Pacte de Varsovie fut abrogé en 1991. Mais dans l’immédiat, c’était la fin de l’URSS et de son système de propriété qui était l’obsession des États-Unis. Le relais interne de ces buts fut Eltsine. Il organisa le démantèlement de l’URSS par un accord négocié avec les dirigeants des PC de l’Ukraine et de la Biélorussie en décembre 1991 – provoquant la démission de Gorbatchev. Puis il accéléra le processus de privatisations juridiques généralisées des entreprises (transformées en sociétés par actions) qui, après le coup de force de 1993 contre une Douma récalcitrante, prit la forme des “privatisations de masse” : la distribution gratuite de coupons aux travailleurs pour “acheter” les parts d’entreprises leur fut présentée comme une restitution d’une propriété issue de leur travail, usurpée par les appareils du PC. C’est dire à quel point la contre-révolution sociale n’a pas affiché son caractère “capitaliste”. Si les “privatisations de masse” (sans apport de capital) ralentissaient dans l’immédiat les restructurations sur critères capitalistes, elles évitaient une confrontation redoutable avec les travailleurs concentrés dans les grandes entreprises : celles-ci perdant leur substance productive restèrent pendant quelques années le lieu d’un emploi de plus en plus formel où les salaires n’étaient souvent pas payés, mais où étaient encore distribués les produits en nature associés à l’emploi. Parallèlement les secteurs clés étaient appropriés principalement par l’État et les oligarques.
La chute du Mur de Berlin et l’introduction du pluralisme en URSS même produisirent un effet domino dans toute l’Europe de l’Est. À l’image de Eltsine, une bonne partie de la “nomenklatura” communiste choisit la consolidation de ses privilèges de pouvoir par les privatisations et un “anti-communisme” radical se disant “démocratique” – c’est-à-dire partisan du marché, des privatisations et du pluralisme politique. Celui-ci était d’autant moins subversif qu’entre la “normalisation soviétique” contre “le socialisme à visage humain” de 1968 en Tchécoslovaquie et le coup d’État du général Jaruzelski en Pologne en 1980 contre le syndicat Solidarnosc et son projet d’une “république autogérée”, toute dynamique antibureaucratique basée sur les idéaux socialistes avaient été réprimée.
L’équation des nouveaux discours libéraux paraissait simple – “marché + privatisation = efficacité économique et libertés” – sans que les populations ne sachent ni ce qu’étaient le “marché” et les “privatisations” en question, ni quels critères d’efficacité allaient être appliqués. Loin d’une révolution “démocratique” on leur a infligé une contre-révolution sociale dans la plus grande opacité, marquant un infléchissement majeur et imprévu de la “construction européenne” qui pèsera en retour, puissamment, sur les transformations de système en Europe de l’Est.
Impact de la restauration capitaliste à l’Est sur la construction européenne – et réciproquement
L’absorption de la RDA dans la RFA fut le premier “élargissement” vers l’Est de la Communauté économique européenne (CEE). Pour les Allemands de l’Est, ce fut un choc social majeur en termes de destruction d’emplois. Mais cela se traduisit aussi par le creusement du déficit budgétaire allemand, La Bundesbank décida en 1991 de financer ce déficit en attirant les capitaux étrangers par une hausse des taux d’intérêt qui déstabilisa les parités officielles en écu des diverses monnaies du Système monétaire européen (SME). Les capitaux spéculatifs s’emparant de la levée du contrôle des changes (décidée par l’Acte unique de 1986) catalysèrent la crise du SME et la récession.
Face à cette crise, l’Allemagne accepta de renoncer au Deutsche Mark (DM) et d’aller vers une monnaie unique qui supprimerait la spéculation sur les taux de change. Mais elle exigea des critères rigides pour encadrer la création monétaire dans la future monnaie, exprimant sa hantise de l’inflation et sa défiance envers les pays dits du “Club Med”. Le Traité de Maastricht établissant en 1992 la nouvelle Union européenne (UE), incorpora donc, ces critères : notamment la limitation des déficits et de la dette publics des États membres et l’interdiction pour les Banques centrales (BC) de financer des déficits publics.
Mais le passage à l’Euro prévu au début de la décennie 2000 coïncida avec le choix d’intégrer de “Nouveaux États Membres” (NEM) d’Europe de l’Est qui étaient en droit de bénéficier des “fonds structurels” du budget européen. Les dirigeants de l’Allemagne unifiée comme de la France et des autres pays européens, ne voulurent pas avoir “à payer” pour d’autres élargissements ce qui avait été dépensé pour intégrer la RDA ou les pays d’Europe du Sud et l’Irlande. Alors que l’écart de PIB par habitant entre l’État le plus pauvre et le plus riche était de 1 à 4,9 lors de l’entrée de l’Espagne et du Portugal en 1986, il passa de 1 à plus de 20 avec l’arrivée de la Roumanie et de la Bulgarie en 2007. Pourtant, si les fonds “de cohésion” et structurels furent considérablement augmentés dans le premier cas, le budget européen pour 2000-2007 fut au contraire plafonné à environ 1% du PIB de l’Union quand fut décidé “généreusement” d’élargir l’Union à dix NEM d’Europe de l’Est au cours de cette phase.
Ce sont donc fondamentalement les financements privés (par crédits et investissements directs étrangers – IDE) dans le contexte d’une libre circulation des capitaux, qui étaient désormais supposés assurer croissance et “rattrapage”. La restauration capitaliste se heurtait à la faiblesse extrême de capital “national”. La libéralisation des services financiers de la fin des années 1990 et les promesses d’adhésion à l’UE créèrent les conditions d’une domination absolue (de l’ordre de 70% à 100%) des actifs bancaires de tous les pays candidats (sauf la Slovénie) par les banques de l’Europe occidentale. Leurs crédits massifs dans la phase 2003-2008 soutinrent des taux de croissance allant de 7% à 12% dans les républiques baltes : après une chute massive de niveau de vie, les crédits vinrent répondre à la soif de consommation et d’achats de logements par montages financiers (non sans bulle immobilière).3
Globalement, l’Europe de l’Est et du Sud-Est (y inclus la Yougoslavie des années 1990 et ses guerres) servit de vecteur pour une transformation de la “construction européenne” dans un sens souhaité par les États-Unis : la consolidation et l’extension de l’OTAN vers l’Est, passant par un “encadrement” euro-atlantiste des Balkans4. C’est d’abord l’autonomisation d’une “puissance” européenne que voulaient contrer les États-Unis. L’accentuation des traits “libre-échangistes” de l’UE allait dans le même sens. Contre tout “modèle social européen”, il impliquait la mise en concurrence radicale des travailleurs.
Entre semi-périphérisation et pôles impérialistes ?
Le processus de négociation de l’adhésion à l’UE, bien avant que les pays deviennent de nouveaux membres a joué un rôle analogue à celui des négociations avec le FMI imposant ses “politiques d’ajustement structurel”.
Sauf que l’UE n’est pas le FMI. Comme cela à pu se produire dans les pays d’Europe du Sud sortant de dictatures, mais comme on l’a vu aussi en Ukraine, l’intégration à l’UE peut être (encore) perçue comme le moyen de sortir de la périphérisation et de rejoindre “l’Europe des riches” et de l’État de droit – même si ce pouvoir d’attraction baisse avec la crise et la découverte de la réalité de l’Union.
Il faut cependant distinguer différentes “sphères” entre la Fédération de Russie et l’UE selon les proximités géographiques et historiques avec ces pôles dominants et les projets qu’ils offrent concrètement. La défiance envers les comportements de grande puissance de la Russie ont été des facteurs indéniables poussant une partie des nouvelles bourgeoisies d’Europe de l’Est à adopter un comportement zélé de bourgeoisie “compradore” soumise aux politiques et normes de UE et de l’OTAN. Ce fut le cas notamment des républiques baltes qui avaient été incorporées de force à l’URSS. Elles ont été, avec les Pays d’Europe centrale et orientale (PECO), et les Balkans, le plus directement dans l’orbite commerciale et financière de l’UE, surtout quand celle-ci leur a confirmé la possibilité de devenir membres5.
Exclues d’un tel horizon, les Républiques asiatiques ont une place spécifique marquée par des enjeux énergétiques internationaux et la proximité de la Chine. Mais elles sont le plus directement sollicitées par les projets d’Union eurasiatique de la Fédération de Russie (à l’horizon 2015) visant à se consolider sur deux fronts, côté Chine et côté UE. Un tel projet visait aussi à y impliquer les six pays, désormais limitrophes, de l’UE et anciennement républiques soviétiques6. Ces six mêmes pays ont été sollicités depuis 2009 par l’UE pour s’intégrer avec elle dans un “Partenariat Oriental” de libre-échange (proposé tout particulièrement par la Pologne) à défaut d’adhésion. Ces pays étaient placés (par la Russie comme par l’UE) devant un choix exclusif – aberrant, quand on sait, par exemple, que le commerce extérieur de l’Ukraine se répartit en gros pour un tiers vers l’UE, un autre tiers vers la Russie/CEI, et le dernier tiers dans le reste du monde. Choix déchirant aussi s’il instrumentalise et ravive des conflits internes à ces pays dont il est difficile de prévoir jusqu’à quelles guerres “hybrides” ou ouvertes ils dégénèreront.
Quelle insertion de la Russie dans le système-monde capitaliste ?
Les années 1990 furent celles du démantèlement de la puissance russe – en dépit de la sale guerre de Tchétchénie. La rente appropriée par les oligarques a été massivement exportée vers les paradis fiscaux dans une économie en chute libre dans tous les secteurs : son PIB de 1998 était encore inférieur à celui de 1989, et plus de la moitié des échanges intérieurs se faisait en relations de troc : les salaires et les impôts n’étaient pas payés ; les anciennes formes de distribution en nature par le biais des grandes entreprises subsistaient pendant que les oligarques dominant la branche pétrolière négociaient avec l’État l’échange de leurs dettes (en impôts) contre des actions détenues par l’État et le maintien de tarifs bas pour la distribution de l’énergie aux ménages.
La Russie affaiblie, mais intégrée au G8, était perçue par les États-Unis comme un vecteur essentiel pour leur propre expansion et un allié. L’ouverture du secteur pétrolier et d’une partie de l’industrie aux capitaux étrangers fut appuyée par une aile libérale et compradore russe. Mais la crise des paiements de 1998 favorisa la montée d’une orientation davantage “protectionniste” et le retour à la croissance coïncidant avec les années Poutine7.
Un deuxième facteur poussa vers un État fort russe : les “révolutions colorées” de 2003-2004, notamment en Géorgie et en Ukraine. Des fraudes électorales et la corruption massive des régimes “pro-russes” en place catalysèrent des mouvements protestataires de masse en faveur de partis “libéraux” et pro-occidentaux. Moscou les stigmatisa globalement comme “achetés” par les Etats-Unis. La thèse du complot occidental et de l’encerclement de la Russie prit corps, confortée par les écrits de Zbigniew Brzezinski, les financements extérieurs déployés vers les mouvements d’opposition, la demande des nouveaux régimes de Géorgie et d’Ukraine de rejoindre l’OTAN et l’UE, s’ajoutant à la longue liste de leurs nouveaux membres en Europe de l’Est.
Le nouvel État fort russe se soumit les oligarques et la circulation monétaire, tout en criminalisant et encadrant les mouvements sociaux et protestataires stigmatisés comme potentiels instruments de l’ennemi extérieur. En dépit d’une forte croissance, l’économie russe est pourtant restée marquée par des fragilités. D’une part la difficulté à structurer un espace économique consistant autour d’elle avec les anciennes républiques soviétiques – ce que l’Union eurasiatique cherche à pallier. Mais aussi, d’autre part, un risque de “maladie hollandaise” (les avantages “comparatifs” acquis par l’exportation des matières premières empêchant la diversification de l’économie et lui donnant un profil “rentier”). Enfin, les conflits politiques soulèvent la question des dépendances envers l’UE – non sans opacité des flux financiers ; en 2012 sur l’ensemble des capitaux recensés comme IDE (Investissements directs étrangers) en Russie, près de 60% provenaient des paradis fiscaux (en étant sans doute massivement d’origine russe), environ 30% de l’Europe occidentale, 1,6% d’Asie et 0,6% des États-Unis. Les exportations (notamment énergétiques) vers l’UE en 2012 comptaient pour quelque 50% du total contre 18% vers la CEI, moins de 10% vers les BRICS 8(avec 40% d’importations de l’UE, environ 13% de la CEI et 20% des BRICS).
Le retour de la Russie sur la scène internationale avec un profil de grande puissance s’opéra en 2008, en exploitant le discrédit et la bévue du président géorgien Saakachvil (surestimant le soutien des États-Unis à son offensive contre l’Ossétie du sud). Moscou consolida sa présence militaire et décida de reconnaître l’indépendance de l’Ossétie et de l’Abkazie comme d’autres puissances venaient de reconnaître celle du Kosovo9. Parallèlement, Poutine joua sur des “guerres du gaz” (utilisant l’arme des prix mais aussi des quantités délivrées) notamment vers l’Ukraine de la “révolution orange” après 2005 – non sans impact dans l’UE étroitement dépendante des oléoducs ukrainiens pour recevoir le gaz russe.
Depuis lors, fait rage (de toutes parts) la recherche de nouvelles sources d’approvisionnement et de corridors “stratégiques” alternatifs : contre un projet d’oléoduc “Nabucco” soutenu par la Commission européenne et les États-Unis pour contourner la Russie, celle-ci a négocié d’autres projets, évitant l’Ukraine, avec plusieurs membres de l’UE – dont l’Allemagne, la France et l’Italie. Nabuco a dû être abandonné comme trop coûteux en 2013 ; mais les tensions accrues avec la Russie ont placé plusieurs pays membres ou candidats de l’UE devant des dilemmes économiques et géopolitiques majeurs autour du projet Southstream, entre avantages consentis par la Russie et contraintes de l’UE – jusqu’à ce que la Russie décide, fin 2014, de mettre fin à ce gazoduc.
Monde multipolaire
Toutefois, nous évoluons dans un monde d’alliances incertaines entre puissances en partie rivales mais partageant aussi des intérêts de classe voire des méthodes et discours convergents – la “guerre contre le terrorisme” en atteste ; mais la Russie joue aussi au médiateur en Syrie, pendant que ses oligarques sont très prisés à la City de Londres et que Gazprom étend ses réseaux en Europe. Ce que la Russie de Poutine critique de l’UE, c’est d’en être exclue. C’est aussi sa “décadence” – contre laquelle est mobilisée la “révolution conservatrice” basée sur l’orthodoxie religieuse homophobe et sexiste. Mais c’est le modèle de l’UE que voudrait copier le projet poutinien d’Union eurasiatique qui voulait créer un rapport de force pour une renégociation d’ensemble des relations européennes. Il s’inspire en partie d’idéologues d’une “civilisation “eurasienne” qui serait propre à la grandeur et diversité du “Monde russe” du tsarisme à l’URSS – qui connaît des variantes, avec ou sans Poutine – contre les États-Unis10. Des fronts rouges-blancs ou national-socialistes se nouent sur ces bases, attirant des courants d’extrême droite (et malheureusement parfois d’extrême gauche) de toute l’Europe.
Les “atouts” de la Russie pour jouer dans “la cour des grands” sont sa puissance militaire (elle détient 24% du marché des armes, contre 30% pour les États-Unis en 2011), mais aussi l’abondance de matières premières. Cependant elle pèse moins que le Brésil ou l’Inde dans le PIB mondial (2,5%). Un compromis précaire s’est noué, selon Jacques Sapir, au milieu des années 2000, entre courants libéraux et protectionnistes russes. Les frictions portent sur l’utilisation de la rente pétrolière pour la diversification de l’économie, le recours aux financements internationaux et la délimitation de ce qui est sous contrôle indirect et direct de l’État. La crise bancaire internationale puis européenne de 2009 a produit un infléchissement vers plus d’échanges internes aux BRICS et de financements autonomes. Mais c’est l’escalade en cours en Ukraine depuis 2014 qui incite à des ajustements majeurs.
Un Fonds d’investissement conjoint entre la Chine (40%) et la Russie (60%) a été créé en 2012, et prend de l’importance avec les sanctions contre Moscou. Il a investi 4 milliards de dollars principalement en infrastructures de gazoducs, oléoducs, transports ferroviaires et aériens. Mais s’il est prévu que les exportations d’hydrocarbures vers la Chine via Rosneft (publique) s’élèvent à 365 millions de tonnes de pétrole à la Chine d’ici 2038, pour l’instant les montants sont dérisoires : 2 millions de tonnes en 2014, contre… 208 millions de tonnes qui ont été livrées aux pays européens hors CE en 2013.
Autrement dit, l’effet des sanctions internationales est de pousser à une plus grande autonomisation de l’économie russe (par substitution aux importations, et recomposition de ses échanges) ; mais sur le court terme, l’économie est fragilisée. La fuite des capitaux produit la chute du rouble qui augmente les prix des produits importés ; les réserves sont massivement mobilisées pour renflouer les banques affectées par les sanctions et financer de nouveaux projets. Mais en même temps, souligne Jacques Sapir, la banque centrale a choisi de hausser ses taux d’intérêt pour limiter la chute du rouble au détriment de ce que voudrait une politique de crédits intérieurs massifs à l’économie.
Enfin, il n’est pas sûr que la fuite en avant de la guerre “hybride” en Ukraine favorise les objectifs de Poutine. L’OTAN se trouve “légitimée” en Ukraine ; et des tensions se manifestent avec les partenaires de la Russie (pour le projet eurasiatique), jaloux de leur propre indépendance. Enfin, si le but principal de Poutine est à court terme réalisé – consolider un pouvoir contesté par les mouvements des années 2011-2012 qui auraient pu s’inspirer de Maidan – les premières protestations des mères de soldats russes tués en Ukraine et mobilisations anti-guerres ouvrent des brèches importantes dans le consensus patriote11.
La recomposition pacifique et égalitaire du continent européen, englobant l’Ukraine et la Russie, ne sera l’œuvre ni de Poutine ni de l’UE.
Notes :
- 1.J’utilise ici les concepts des théories de Braudel et Wallerstein sur “l’économie-monde” ou “système-monde” capitaliste tel qu’il s’est établi au XIXe siècle sur une partie (évolutive dans le temps) de la planète. Il n’évoque pas toutes les relations internationales, mais seulement celles qui s’intégent ans un “système” où s’impose une DIT (division internationale du travail) déterminée par le pouvoir des pays du “centre” (impérialiste). Les “périphéries” sont à proprement parler des colonies. Les semi-périphéries sont dépendantes de la DIT via les financements par crédits des pays du “centre”, mais elles ont conquis un État formellement indépendants On n’est donc pas dans un Empire (les pays du Centre sont eux-mêmes des États rivaux) mais dans un espace structuré par des États et des relations de domination devenues principalement économiques, même si elles s’appuient sur des forces militaires et politiques néocoloniales.
- 2.Le scénario chinois n’est pas traité ici. Il diffère notamment par le poids de l’agriculture à la fin des années 1970, donnant aux premières réformes centrées sur ce secteur des marges considérables de gains de productivité , tout en provoquant un exode rural massif créant une nouvelle classe ouvrière sans protections à côté de la base sociale “historique” du régime.
- 3.Voir notamment printemps 2012 : « L’expansion libérale en Europe de l’Est ».
- 4.Cf. « Stabilisation des Balkans par l’euroatlantisme ? ». Article des Cahiers de l’IDRP (Institut de Documentation et de Recherche sur la Paix), juin 2009.
- 5.Huit PECO ont intégrés l’UE en 2004 (Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie, Slovénie et les trois Etats baltes), suivis en 2007 par la Roumanie et la Bulgarie et en 2013 par la Croatie. Les autres anciennes républiques de Yougoslavie et l’Albanie ont été confirmées comme “candidats potentiels” au Conseil de Thessalonique en 2003, en édpit d’un processus de négociation aux échéances incertaines. Voir «Les Balkans occidentaux» vers quelle Europe ?
- 6.Biélorussie, Arménie, Ukraine, Azerbaïdjan, Géorgie et Moldavie.
- 7.Voir le blog de Jacques Sapir sur la Russie.
- 8.Le groupe des cinq pays Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud
- 9.Lire Géorgie : du Caucase aux Balkans, un ordre mondial instable ».
- 10.Lire Jean-Marie Chauvier http://www.monde-diplomatique.fr/2014/05/CHAUVIER/50421 et Vincent Présumey, http://blogs.mediapart.fr/blog/vincent-presumey/240514/imperialismes-et-ukraine
- 11.Voir les articles à ce sujet dans la revue Inprecorhttp://ks3260355.kimsufi.com/inprecor/home
Source : contretemps