Après le soulèvement populaire du 30 juin 2013 contre Morsi, puis le coup d’Etat militaire du 3 juillet suivi par la répression sanglante des Frères musulmans amorcée le 14 août, un nouvel hiver militaire semblait couvrir l’Égypte, étendant peu à peu sa répression et ses lois liberticides à toute la société. Pourtant, depuis février, un vaste mouvement de grèves traverse à nouveau tout le pays, enrayant une fois de plus la dynamique de la contre-révolution.
Le 24 février 2014, le gouvernement Beblawi, qui associait depuis le 3 juillet l’ancienne opposition laïque à l’armée, est tombé sous la pression des grèves. Cet hiver, tout semblait pourtant sourire au maréchal Sissi, les futures présidentielles lui paraissaient acquises. Mais les 14 et 15 janvier, son plébiscite s’est soldé par un échec, traduisant un nouvel état d’esprit confirmé par le redémarrage des grèves. La dynamique sociale pèse à nouveau sur la vie politique.
La révolution a repris sa marche – certes encore prudemment, après ce long engourdissement de sept mois –, cherchant à faire le point de ses forces après une période douloureuse. Essayons donc de procéder à un état des lieux, afin de comprendre de quels ingrédients s’est forgé ce nouveau mouvement social et ce qu’il révèle.
Lutte populaire contre Morsi et intervention de l’armée
Le printemps 2013 avait été marqué par une vague de grèves ouvrières considérable. Tout ce que l’Égypte comptait de notables et de possédants, de la gauche à la droite, des Frères musulmans à l’armée, a alors craint qu’elle n’emporte les privilèges et les privilégiés.
Les libéraux, démocrates, nassériens et la gauche détournèrent ce mouvement, en l’unifiant mais derrière leurs propres objectifs politiques : démettre seulement Morsi, pour sauver les possédants.
Ça a été Tamarod, une pétition proclamant l’illégitimité de Morsi et réclamant de nouvelles élections présidentielles anticipées. Le mouvement social s’empara de cette pétition – 22 millions de signataires – mais y imprima sa marque. Au lieu des élections, il porta par millions la pétition, le 30 juin, à Morsi : une nouvelle révolution annoncée qui pouvait en cacher une autre, plus sociale. Le mouvement Tamarod interdit le 30 juin toute expression de revendications sociales comme les noms des entreprises présentes. Il ne fallait pas que les ouvriers voient que ce mouvement était le leur avec son programme sur ses pancartes. Seul le drapeau égyptien fut autorisé.
Cette immense foule sans tête ne fit pas peur à Morsi. Il avait vécu la même situation en décembre 2012, son palais assiégé par une masse de manifestants. L’opposition l’avait sauvé, préférant Morsi à la révolution, demandant à l’armée, déjà, qu’elle dégage Morsi elle-même. Mais l’armée avait alors éconduit l’opposition, lui préférant la garantie pour l’ordre social des mosquées et des deux millions de membres des Frères musulmans.
En juin 2013, l’armée changea son fusil d’épaule et abandonna Morsi ; la masse des manifestants était en effet d’un tout autre ordre et il y avait des signes de rupture dans l’appareil d’État. Contre le mouvement social, Morsi avait tenté de s’attribuer tous les pouvoirs en novembre 2012, ce qui avait rompu le contrat implicite qui le liait à l’État profond et à l’armée.
Ainsi, début 2013, lorsque la jeunesse des villes du canal de Suez s’enflamma, on vit des grèves de policiers sympathisant avec les manifestants, signifiant qu’ils ne voulaient plus collaborer avec les Frères musulmans. Puis, lorsqu’en mars, avril et mai, les grèves ouvrières atteignirent des niveaux historiques, on entendit à nouveau une partie de l’appareil d’État demander que l’armée prenne le pouvoir contre les Frères musulmans.
Morsi, lui, refusait de se démettre, pensant que l’armée aurait trop besoin de ses mosquées. Les Frères musulmans jouèrent la carte religieuse communautariste, d’autant plus que les masses ne se battaient pas contre eux, mais contre la politique économique du gouvernement. Ils brûlèrent une centaine d’églises et de bâtiments coptes. L’armée laissa faire, ne protégea pas les bâtiments chrétiens, arrivant toujours trop tard… à la vue de tous.
Le mouvement populaire se mit à haïr les Frères musulmans qui faisaient obstacle à la révolution et, en même temps, à construire ses propres milices de quartiers pour suppléer à l’inertie de l’armée face aux exactions islamistes.
C’est alors que, paniquée par une révolution que Tamarod n’arrivait plus à contrôler au 30 juin, toute l’opposition, sauf les Socialistes Révolutionnaires, appela l’armée au secours. Craignant son éclatement si elle continuait à soutenir Morsi, l’armée décida alors de couper l’herbe sous le pied à la révolution en démettant elle-même Morsi. Elle le renversa le 3 juillet, puis organisa un gouvernement avec l’opposition laïque.
Naissance et structure du bonapartisme militaire
Le 26 juillet, Sissi fit légitimer sa lutte contre le terrorisme islamiste par une énorme manifestation. Cela ouvrit la voie aux massacres du 14 août avec ses 1000 morts, répression qui continua par la suite à un rythme infernal (2665 morts,
21 000 arrestations), glissant peu à peu vers une lutte contre tous ceux qui osaient s’y opposer, puis tous ceux qui critiquaient l’armée, et donc contre les libertés, les révolutionnaires socialistes et démocrates.
Simultanément, Sissi avait obtenu une trêve des luttes sociales en faisant quelque chose de nouveau. Il s’était adressé au peuple, en lui promettant dans un style nassérien ce qu’il espérait depuis longtemps : un salaire minimum à 1200 livres égyptiennes (LE) en janvier 2014, la renationalisation des entreprises privatisées, les libertés syndicales et la mise au rencart des corrompus occupant les postes de l’État et l’économie.
Sissi s’appuya plus spécifiquement sur ceux des 16 à 30 millions d’Egyptiens descendus dans la rue – bien plus qu’en janvier 2011 – qui étaient nouveaux et inexpérimentés, ceux des zones rurales, du Sud, de l’économie informelle des grandes villes, des femmes enfin à qui le poids de la société traditionnelle avait jusque là barré le chemin de la rue.
Poussé en avant par la quasi totalité de l’ancienne opposition désormais au gouvernement, on revit à nouveau le slogan « l’armée et le peuple, une seule main », les portraits de Sissi portés par la foule… En même temps, Sissi devenait dans une certaine mesure l’otage de ce petit peuple qu’il maintenait sur la scène politique. Incapable de satisfaire les aspirations populaires, l’armée étant le principal capitaliste du pays, il n’était pas Nasser ; mais pas non plus le dictateur Moubarak, car il lui fallait dialoguer avec ce peuple, d’où également l’organisation de ce dialogue et une Sissimania s’affichant partout.
De son côté, la partie des classes populaires plus expérimentée, qui connaissait l’armée, se dit qu’il était difficile dans ces conditions de faire autre chose que d’attendre un peu pour voir si Sissi allait tenir ses promesses.
Le principal perdant, outre les Frères musulmans, fut la jeunesse révolutionnaire démocrate qui avait joué jusque là un rôle important dans la révolution. Elle fut profondément déçue de voir ses partis participer au gouvernement ou soutenir l’armée. Elle fut déçue aussi par ce qu’elle attribua à la versatilité du peuple qui se mettait à adorer ce qu’il avait combattu la veille ; alors, disait-elle, qu’elle mourait pour la liberté, le peuple regardait ailleurs en ne pensant qu’au pain.
Un fossé abyssal entre le peuple et les partis
Il faut dire que la coupure entre les dirigeants, les partis – démocrates révolutionnaires compris – et le peuple est énorme et s’aggrave. Depuis la révolution, le chômage a augmenté de 50 %. L’inflation est à deux chiffres. Les coupures d’électricité sont la norme même en hiver. Il y a des coupures d’eau à cause de la pollution du Nil. La pénurie de gaz est récurrente. Douze millions d’Egyptiens ne payent plus leurs factures.
La misère est telle que des journalistes estiment que 30 000 personnes seraient mortes de froid cet hiver dans le Grand Caire. L’Egypte n’est pas un pays froid mais la malnutrition, la dégradation des services de santé et de nettoyage, la propagation des épidémies font des ravages sur les organismes fragilisés des 11 millions d’Egyptiens qui vivent dans la rue ou dans des bidonvilles insalubres, pendant que plus de 40 % de la population vit avec moins de 1 euro par jour. La démocratie, les libertés pour ces hommes et ces femmes, c’est d’abord manger, se loger, se soigner, avoir un travail…
Et dans le même temps, la richesse des riches – et celle des militaires – s’est accrue, s’étalant partout, au vu et su de tous.
Les arrestations massives des Frères musulmans ont affaibli peu à peu leur contestation, mais aussi la justification de l’état d’urgence contre le terrorisme, tandis que les réalisations sociales promises se faisaient toujours attendre. Ainsi les deux bases du bonapartisme – la lutte contre les Frères et la démagogie sociale – s’effritaient. Des craquelures se firent entendre dans la coalition gouvernementale, des grèves réapparurent. Le 19 novembre 2013, pour la première fois depuis le 3 juillet, les Socialistes Révolutionnaires et le Mouvement du 6 Avril appelèrent à manifester à la fois contre l’armée et contre les Frères musulmans.
Sissi comprit que le temps du bonapartisme était compté et accéléra la répression tous azimuts. Il supprima les droits de grève et de manifester pour tous, multiplia les arrestations, faisant de novembre et décembre des mois terribles. Ce mouvement vers la dictature devait être parachevé par un référendum, les 14 et 15 janvier, où il comptait se faire plébisciter à la présidence de la République.
Mais la faible participation au référendum (38 % des électeurs, et 9 % dans la jeunesse) en fit tout sauf un plébiscite, et rien d’un appel du peuple à un homme providentiel. Ce que confirma l’explosion des grèves quelques jours plus tard, lorsque les ouvriers comprirent que le salaire minimum à 1200 LE ne serait pas versé à tous ceux à qui il avait été promis.
Plus alarmant encore pour Sissi, ses partisans dans les classes populaires montraient également que leur patience était en train d’atteindre ses limites. Ainsi, bien qu’ils y fussent poussés, ils ne s’opposèrent pas à leurs frères de misère et voisins de quartier qui descendaient dans la rue en brandissant des pains ou des gamelles vides.
Le gouvernement Beblawi s’est démis pour tenter de calmer la colère populaire. Mais le nouveau gouvernement ne sait que gagner du temps en promettant à nouveau aux grévistes de satisfaire leurs revendications, alors qu’arrive l’heure où Sissi devra les honorer. Le système de gouvernement par les promesses atteint ses limites.
Une contre-révolution toujours menaçante
Bien sûr, jusqu’à présent, les classes possédantes ont réussi – non sans difficultés – à contenir tous les assauts de la révolution, et surtout empêché que la classe ouvrière prenne conscience d’elle-même. Les Frères musulmans ont été marginalisés, même s’ils ne sont pas brisés. Les libéraux, démocrates et la gauche institutionnelle se sont discrédités par leur passage au pouvoir et leur complicité avec les exactions de l’armée. Cependant, sans opposition politique ouvrière, certains de leurs éléments peuvent renaître sans problème. L’armée elle-même n’est pas sortie indemne de son passage au pouvoir, même si l’on a vu avec Sissi comment elle peut disposer encore d’une estime certaine dans des couches larges.
Bref, l’État profond est toujours là et sa répression féroce. Les moubarakiens et les hommes d’affaires ont été invariablement au gouvernement et le sont encore plus aujourd’hui. Le cœur des médias est à leurs ordres. Le poids des mosquées est toujours important. Une partie du mouvement populaire a encore confiance en Sissi et l’autre ne dispose pas d’une représentation politique de ses intérêts.
Cependant, l’énergie révolutionnaire des masses est et reste telle que si l’armée a tenté plusieurs fois de briser la révolution, elle a toujours reculé devant le risque d’une insurrection.
Évolutions, différenciations et perspectives
Il manque aux classes populaires d’acquérir une conscience de leurs objectifs propres. Elles ne voulaient pas que la chute de Morsi, mais celle de tous les petits pouvoirs à tous les échelons de l’État et de l’économie. Le « dégager Moubarak » concédé par l’armée pour éviter le pire voulait déjà dire pour le peuple « dégager tous les petits Moubarak », induisant une dynamique d’auto-organisation.
Cette conscience peut-elle naître du mouvement lui-même, de ses organisations ou militants les plus avancés ou d’ailleurs comme ce fut le cas avec la Tunisie, peut-être plus loin encore ? Nul ne le sait. Cependant, les possédants le craignent. Car si la révolution a été détournée, trompée, sa force énorme vue dans les rues le 30 juin, alimentée par la crise mondiale, l’urbanisation, la prolétarisation et internet, n’est pas brisée.
La prochaine étape nous dira de quelles maturations ont pu accoucher ces derniers mois. Le soutien des partis d’opposition comme de nombreux nouveaux syndicats indépendants aux exactions de l’armée ont suscité des débats et des scissions. Tamarod a éclaté. La participation au gouvernement de Kamal Abu Eita, initiateur des syndicats indépendants contre Moubarak, a provoqué des disputes violentes au sein des syndicats. Tagammu, Kifaya, le Destour ou le PSD ont dû prendre leurs distances quand la répression s’est avérée trop violente.
Dans les grèves de 2014, pour la première fois en Egypte, une coordination interprofessionnelle des médecins et des ouvriers en lutte de 11 usines de l’industrie d’Etat, avec des représentants syndicaux de la poste, de l’aviation et des chemins de fer, s’est mise en place début mars autour du programme d’un salaire minimum à 1200 LE, de la renationalisation de secteurs privatisés et du limogeage de tous les « corrompus ». Lorsque Sissi – finalement candidat aux élections présidentielles prévues d’ici juillet 2014 – a intimé l’ordre aux médecins de reprendre le travail, la coordination a riposté en s’adressant à tous les Egyptiens… Assiste-t-on aux premiers pas vers une expression et représentation politique des intérêts communs de classe des travailleurs ? Ce serait considérable.
Source : NPA