Samedi 14 décembre 2013, au 19e jour de leur grève, les travailleurs de la Société égyptienne pour le fer et l’acier (HADISOLB) d’Helwan au Caire – qui compte 13’000 salariés – ont annoncé le succès de leur lutte (voir sur ce site l’article publié en date du 9 décembre 2013).
Les autorités ont en effet accepté leur principale revendication: le paiement de 16 mois (ou presque) d’arriérés de participation aux profits annuels. Ce qui complète de manière importante les salaires. Mais elles ont aussi accepté de faire des investissements pour que cette entreprise tourne à plein régime et, enfin, de limoger la direction actuelle de l’entreprise. comme le demandaient les salariés. Les autres revendications sont encore à négocier: la réembauche des ouvriers licenciés récemment et l’amélioration des conditions de travail.
Il faut dire que quelques jours auparavant, les grévistes avaient manifesté devant le siège de l’entreprise – sans en avoir l’autorisation qui limite le droit de manifester selon la nouvelle loi – en faisant état de leur volonté de faire grève jusqu’à la satisfaction de leurs revendications et de durcir leur mouvement.
En faisant reculer le gouvernement, les ouvriers de l’aciérie d’Helwan viennent de faire une démonstration politique: le pouvoir des militaires n’est pas si fort que ça et les ouvriers peuvent le faire reculer, montrant à tous ceux qui veulent le voir, que l’avenir se joue là, dans la capacité à donner une expression coordonnée aux revendications non seulement économiques, mais politiques que les grèves ouvrières affichent fréquemment: dégager tous leurs dirigeants, à tous les niveaux de l’économie ou de l’administration.
Le même jour, samedi 14 décembre, les résultats partiels pour la moitié des mandats aux élections professionnelles chez les médecins montraient, comme déjà chez les étudiants au printemps, un effondrement électoral des Frères Musulmans. Ces derniers vont donc perdre la direction de l’association professionnelle qu’ils dirigeaient depuis 28 ans, au profit d’une liste indépendante des «Médecins de Tahrir» et des «Médecins sans droits» qui représentent l’aile la plus radicale de la profession. Ce sont eux qui ont par exemple initié le dernier mouvement de grève des médecins de l’automne 2012 qui avait menacé de s’étendre à toutes les professions du pays. Les Frères Musulmans avaient violemment combattu ce mouvement en tentant notamment de détourner les colères en jouant des tensions confessionnelles autour d’une campagne contre un film anti-islamique. Dès le dépouillement du vote, la nouvelle assemblée des médecins confirmait son appel à une grève avec soins gratuits des médecins des hôpitaux publics au 1er janvier 2014 et pour des augmentations de salaires, qui, dans cette profession, sont parfois très bas. Là aussi, comme pour les ouvriers, un thème s’affirme: dégager les dirigeants du système de santé.
Ce résultat montre que si les Frères Musulmans semblent occuper le devant de la scène publique médiatique en multipliant des manifestations minoritaires quasi quotidiennement, ces dernières n’ont guère d’écho populaire. Et que la radicalisation révolutionnaire continue à progresser. Ce résultat donne probablement le sens de ce qui se passe en milieu étudiant, où les manifestations des Frères Musulmans semblent avoir le plus d’écho, alors qu’il s’agit peut-être de tout à fait autre chose: ce que les Frères Musulmans ont initié dans ce milieu est peut-être en train de les dépasser. En effet, le vendredi 13 décembre, le nouveau Front du chemin de la révolution qui regroupe notamment les Socialistes Révolutionnaires et le Mouvement du 6 avril, a appelé à manifester le dimanche 15 décembre pour dénoncer la répression qui frappe les étudiants, expliquant que le pouvoir ne luttait pas contre le terrorisme islamiste, mais contre les libertés des étudiants.
Il y a eu plus de 500 manifestations, rien qu’en novembre, dans les établissements scolaires d’Égypte. Or si les Frères Musulmans sont à l’origine d’une grande partie de ces manifestations, dorénavant la majorité d’entre elles semble dépasser ce cadre pour ne plus seulement dénoncer la répression, mais aussi les incursions de la police dans les établissements scolaires et la remise en question des libertés en leur sein au prétexte de la lutte gouvernementale contre le terrorisme islamiste, ce qui recouvre les luttes parallèles, au même moment, contre une nouvelle loi qui prétend interdire grèves et manifestations. En convergeant vers cette lutte, le mouvement étudiant dépasse largement la revendication initiale avancée par les Frères Musulmans, de la légitimité de Morsi, pour dénoncer certes le même régime militaire, mais sur de toutes autres bases, celles de la légitimité de la rue.
Enfin, toujours le samedi 14 décembre – et dans le même sens – un front d’organisations révolutionnaires et d’associations de familles de victimes de la répression a appelé à des manifestations les 16 et 19 décembre en commémoration de ces mêmes journées en 2011 où le pouvoir militaire avait violemment réprimé, tuant 17 manifestants. Cet appel qui exige le jugement des militaires et policiers responsables des massacres, donne un prolongement à celui du 19 novembre 2013 – commémorant déjà les manifestations du 19 novembre 2011 – qui avait vu les révolutionnaires occuper à nouveau la rue pour la première fois depuis le coup d’État militaire du 3 juillet. Or les organisateurs ont interdit aux Frères Musulmans de s’associer à ces manifestations, disant clairement qu’ils voulaient ouvrir un nouveau chemin à la révolution qui soit aussi opposé à l’armée qu’aux Frères Musulmans.
Tout cela montre qu’on est bien loin d’un «scénario à l’algérienne» tel que certains ont pu le craindre ou même d’un pouvoir fort militaire mettant un terme à la révolution.
Comme nouvelles échéances politiques, les 14 et 15 janvier 2014, le président Adly Mansour, a annoncé la tenue du référendum sur la nouvelle constitution qui soulève bien des oppositions. En effet bien que rédigée par un gouvernement de laïcs, de libéraux et de nassériens soutenu par des démocrates, ce projet de constitution confirme la place centrale de la charia dans le régime, au grand dam des femmes. Il maintient les tribunaux militaires pour civils, si contestés par les révolutionnaires. Il donne toujours plus de place aux militaires en leur permettant de nommer le ministre de la Défense et en interdisant toute manifestation contre leurs intérêts, qui sont vastes, puisque cela concerne même les stations services qu’ils détiennent.
Si le résultat du référendum ne fait guère de doute dans ce pays où la tricherie électorale est la règle, le pouvoir sait toutefois qu’une faible participation, qui est tout à fait possible, pourrait considérablement affaiblir son autorité. En permettant au peuple de se rendre compte qu’il ne soutient plus l’armée, comme le pouvoir, les partis, les syndicats et les médias à son service le prétendent, le mouvement de contestation qui se dessine aujourd’hui dans la rue, pourrait capter la légitimité d’une fraction des abstentionnistes et prendre alors une toute autre visibilité et dimension en remettant la révolution à l’ordre du jour.
C’est pourquoi contre l’humeur morose du peuple, le gouvernement met les bouchées doubles pour faire participer les Egyptiens et Egyptiennes à son référendum. On voit fleurir un peu partout dans les rues d’Égypte des affiches gouvernementales disant que voter oui au référendum, c’est voter oui à la révolution du 25 janvier 2011 et voter oui à celle du 30 juin 2013, contre tout retour au pouvoir des Frères Musulmans. Mais il n’est vraiment pas sûr que cette nouvelle tentative de se faire plébisciter soit un succès pour l’armée. A partir de là, la révolution reprendrait son cours, au point où elle l’a laissé au 30 juin 2013, avec 17 millions de personnes dans les rues, et l’objectif du «pain, liberté et justice sociale» en dégageant tous les petits Moubarak à tous les niveaux de l’économie ou de l’État comme le font entendre les grèves et manifestations de travailleurs. (14 décembre 2013)
Source : A l’encontre