Le scrutin du 25 mai 2014 a livré son verdict: recul de la gauche de gouvernement – partiellement compensé par la percée de la gauche radicale; progrès de la droite – et durcissement, du fait du score record de la N-VA; effondrement du Vlaams Belang fasciste… Mais ces résultats globaux recouvrent des réalités régionales assez différentes. Pour la première fois depuis de longues années, la gauche – toutes tendances confondues – progresse légèrement en Flandre. Elle recule par contre sensiblement en Wallonie et à Bruxelles. Ce n’est pas le seul paradoxe de ces élections, dont le dépouillement a révélé des dysfonctionnements graves, inacceptables du point de vue démocratique.
Dans le nouveau parlement fédéral sorti des urnes, le PS perd trois sièges, Ecolo en perd deux, Groen! en gagne un et le PTB-GO! deux. La N-VA en gagne six, le MR et le FDF chacun deux, le CD&V et l’Open VLD chacun un ; le Vlaams Belang en perd neuf et la Lijst De Decker un (la LDD disparaît ainsi des radars). Globalement, par rapport à 2010, «la gauche» (au sens large et entre guillemets) cède donc deux sièges à la droite (sans guillemets).
La semi-victoire de la N-VA
L’image est sensiblement différente lorsqu’on examine les résultats par région. C’est le premier paradoxe de ces élections: par rapport à 2009, «la gauche» gagne deux sièges au parlement flamand (-1 pour le sp.a +3 pour Groen! = +2), tandis qu’elle en perd sept au parlement wallon (-10 pour Ecolo +1 pour le PS +2 pour le PTB-GO! = -7) et quatre au parlement bruxellois (-8 pour Ecolo -1 pour le sp.a +1 pour Groen +4 pour le PTB-PVDA-GO! = -4).
Les résultats en voix (par rapport aux élections fédérales de 2010) permettent de préciser l’ampleur du petit glissement plus «à gauche» – moins à droite – en Flandre: le Vlaams Belang et la LDD perdent respectivement environ 260.000 et 120.000 voix (soit -4,09% et -1,09% des votes au niveau national), et le sp.a 7.000 (-0,41%); la N-VA en gagne plus de 230.000 (+2,86%), le CD&V 76.000 (+0,76%), l’Open VLD 95.000 (+1,14%), Groen! 74.000 (+0,94%) et le PVDA+ (PTB) 65.000 (1).
Le déplacement vers la gauche ne doit pas être surestimé non plus du point de vue qualitatif. D’une part, Groen! est bien converti au néolibéralisme, au point de n’avoir d’exclusive que contre le Vlaams Belang… D’autre part, les socialistes flamands ne perdent qu’une poignée de voix parce que le sp.a progresse de 2,5% en Flandre occidentale, dans le fief de Johan Vande Lanotte… qui est LE ministre social-libéral par excellence. Ils reculent, et parfois sévèrement, dans toutes les autres provinces. C’est dire que ce scrutin ne marque ni une prise de distance du sp.a par rapport à la ligne gestionnaire ni le début de la fin du recul continu de la social-démocratie au Nord du pays…
Les chiffres concernant la Flandre font apparaître un deuxième paradoxe. Au lieu de progresser aux dépens des partis traditionnels, mouillés par leur participation au gouvernement Di Rupo, comme elle l’espérait, la N-VA siphonne les voix de l’extrême-droite et de la droite populiste. Bart De Wever voulait surtout punir le CD&V et l’Open VLD pour renforcer son hégémonie sur ses possibles partenaires de droite dans un gouvernement. C’est raté, le CD&V est incontournable. N’empêche que la N-VA est amenée à jouer un rôle de premier plan dans les discussions pour la formation des coalitions, parce qu’elle a recueilli les suffrages d’un Flamand sur trois!
La dégelée d’Ecolo
Voyons maintenant les partis francophones. Au parlement fédéral, par rapport à 2010, le PS perd environ 105.000 voix (-2,03%), Ecolo 90.000 (-1,50%) et le CdH 24.000 (-0,54%); le MR progresse de 45.000 (+0,36%), le FDF de 121.000, le Parti Populaire (PP) de 18.000 et le PTB-GO! (PTB*PVDA-GO! à Bruxelles) de 88.000 voix.
Mais l’image qui se dégage est assez différente lorsqu’on compare les élections régionales d’aujourd’hui à celles de 2009. En effet, le MR perd 27.000 voix à Bruxelles (-6,76%) et en gagne 76.000 (+3,28%) en Wallonie ; le CdH perd environ 13.000 voix à chacun de ces deux niveaux (-3,07% et -0,98% respectivement); le PTB-GO! perce (+8.000 à Bruxelles et +93.000 en Wallonie par rapport à PTB+) ; menacé sur sa gauche, le PS s’en tire sans trop de casse: il gagne 1.000 voix dans la capitale, en perd 25.000 au Sud (-1,87%) et reste le premier parti dans les deux régions; par contre, Ecolo subit une très grave dégelée: perte de 196.000 voix en Wallonie (-9,92%) et de 41.000 à Bruxelles (-10,11%), ce qui permet au FDF (14,80% de l’électorat) de se hisser sur la troisième marche du podium dans la capitale, derrière le PS et le MR!
C’est le troisième paradoxe du scrutin: globalement, en Belgique francophone, la «gauche de gouvernement» est punie assez nettement, mais ce sont principalement les Verts qui essuient les plâtres. Alors qu’elle est en première ligne de l’austérité imposée à sa propre base sociale traditionnelle, la social-démocratie est relativement épargnée. Comme De Wever, Di Rupo a en fait partiellement raté son pari: sa politique néolibérale n’a pas fait reculer la N-VA. Cependant, en dépit de cet échec, le PS reste aussi incontournable en Wallonie et à Bruxelles que la N-VA en Flandre… ce qui implique notamment que la polarisation Nord-Sud ne diminue pas, au contraire.
Le diable communautaire resurgit de sa boîte
Du coup surgit un quatrième paradoxe: on n’a pas parlé de BHV pendant la campagne, la question communautaire n’a été abordée que sous l’angle de la soi-disant opposition irréconciliable entre le «modèle socio-économique» du PS et celui de la N-VA, mais voilà que le diable (qui n’est pas rouge) ressort tout à coup de sa boîte. Et c’est Di Rupo qui soulève le couvercle: alors qu’il nous a saoulés pendant des mois avec ses courbettes devant la monarchie-ciment-de-l’unité-nationale et ses discours triomphants sur le sauvetage du pays et de la Sécu, réalisé prétendument grâce à son action, voilà que le patron du PS ouvre sans attendre des négociations pour la formation de coalitions régionales avec le CdH… et le FDF (à Bruxelles). C’est bien joué du point de vue de l’appareil de pouvoir social-démocrate et de son clientélisme… Mais c’est à l’exact opposé des intérêts du monde du travail, dont l’unité sera décisive face à l’austérité qui se prépare [voir notre article et notre édito par ailleurs].
On n’a guère parlé non plus de l’Union européenne, dont les décisions déterminent pourtant plus de 70% des lois votées par les parlements nationaux et régionaux. La campagne s’est focalisée quasi exclusivement sur les enjeux nationaux: le bilan de l’équipe Di Rupo, sa reconduction et les alternatives – de droite ou de gauche. Ceci pourrait expliquer le cinquième paradoxe: alors que les «listes alternatives» ont généralement plus de chances aux européennes (la pression pour le vote utile est moins forte), il semble que le désintérêt pour cette élection ait joué cette fois dans le sens de la stabilité. Les résultats sont plutôt en phase avec ceux des régionales et des fédérales: le MR gagne un siège que perd Ecolo, le PS et le CdH gardent leurs strapontins. Il y a un peu plus de mouvement du côté flamand (parce que le CD&V perd ici par rapport à 2009, tandis qu’il progresse à la Chambre par rapport à 2010), mais tout se passe comme si l’immense majorité des électeurs, après s’être concentrés sur les fédérales et les régionales, avaient reproduit le même vote pour le parlement européen. C’est ainsi par exemple que le PVDA+ réalise à peine plus de voix aux européennes qu’aux fédérales.
Percée de la gauche radicale
Et ceci nous amène à la gauche de gauche. Elle réalise une véritable percée, dans tout le pays. Raoul Hedebouw et Marco Van Hees sont élus au parlement fédéral, le sidérurgiste Frédéric Gillot entre au parlement wallon avec un autre élu du PTB-GO! et quatre candidat-e-s PTB-GO! accèdent au Parlement de la Région de Bruxelles capitale. Eclipsant les autres formations radicales, les listes PTB-GO! et PVDA+ obtiennent certains résultats tout à fait remarquables, que nous analysons ailleurs dans ce journal. Mais voici le sixième paradoxe: en dépit de sa position de quatrième parti à Anvers (devant le Vlaams Belang, le CD&V et l’Open VLD), des 4,52% décrochés au niveau de la province et des gros efforts qu’il a consentis, le PVDA échoue – de peu – à faire élire son président Peter Mertens dans son bastion historique. Même le plus unitariste des partis est impacté par les forces centrifuges qui font de la Belgique un casse-tête pour les politologues et un défi pour les militants internationalistes…
Ce survol serait incomplet s’il ne mentionnait pas un septième paradoxe: l’extrême-droite fasciste et populiste subit un sévère échec au Nord du pays et le troll Laurent Louis perd son siège au Sud. Mais ne nous réjouissons pas trop vite. Globalement, les multiples listes fascistoïdes sont loin d’être négligeables. Au parlement wallon, par exemple, elles regroupent plus de 170.000 électeurs, ce qui est davantage que le PTB-GO! Le ventre est plus que jamais fécond d’où est sortie la bête immonde…
Enfin, outre ces sept paradoxes, la «mère de toutes les élections» a été marquée par une contradiction inacceptable, scandaleuse du point de vue démocratique: deux jours après le vote, on attendait toujours les résultats définitifs. Le Parlement de la Région bruxelloise a été jusqu’à entériner la disparition de deux mille votes de préférence. Si une telle décision était prise à Caracas, les médias du monde entier la dénonceraient virulemment. Mais, dans la ville qui abrite les institutions technocratiques et semi-despotiques de l’Union européenne, les agences de presse regardent ailleurs. Un paradoxe se définit comme une fausse contradiction. Dans une certaine mesure, le scandale du vote électronique n’est qu’un paradoxe de plus de la Belgique néolibérale capitaliste…
Note :
(1) http://elections2014.belgium.be/fr/cha/results/results_tab_CKR00000.html. Les chiffres absolus sont arrondis. Les pourcentages sont donnés par rapport à l’électorat national. La raison pour laquelle des écarts absolus analogues (par exemple pour le CD&V et Groen !) donnent des pourcentages très différents échappe à l’auteur. Un bug de plus?