Cette année, une nouvelle action Ende Gelände aura lieu dans le bassin houiller de Lusace. Cette région au Nord-Est de l’Allemagne (près de Berlin et Dresde) abrite une importante mine de charbon lignite. L’action Ende Gelände, du 13 au 16 mai 2016, a pour but de lutter contre une production d’énergie basée sur les combustibles fossiles par l’occupation de cette mine et le blocage des excavatrices, paralysant l’exploitation houillère. Le message envoyé aux investisseurs/exploiteurs ainsi qu’au gouvernement allemand se veut clair: le charbon, c’est fini!
Dans sa production d’énergie, l’Allemagne présente deux facettes paradoxales: elle se place dans les premiers rangs mondiaux pour sa production d’énergie renouvelables, mais garde une part plus qu’importante de combustibles fossiles. En effet, sa production d’énergie primaire est encore issue à 60% de combustibles fossiles (chiffres de 2014). Parmi ceux-ci, c’est le lignite qui joue le rôle majeur. Il est utilisé dans plus de 40% de la production d’énergie totale. Or c’est un des combustibles qui émet le plus de gaz à effet de serre. La combustion d’une tonne de lignite émet 3,25 tonnes de CO2 dans l’atmosphère (2,6 pour la houille). Cela fait de l’Allemagne un des plus gros émetteurs de gaz à effet de serre au monde, ses émissions représentant 2,4% du total mondial et correspondant à 21,5% des émissions de l’Union européenne.
Aujourd’hui, on compte encore onze mines de lignite en activité outre-Rhin. Celles-ci se trouvent principalement en Rhénanie, en Lusace, ainsi que dans les régions du centre et de la Basse Saxe. Chaque année, ce sont 180 millions de tonnes de lignite qui en sont extraites! Ce chiffre est colossal. Cela correspond à près d’un cinquième de la production mondiale, hissant l’Allemagne dans les premiers producteurs, aux côtés de la Chine et bien devant la Russie, la Turquie, et les Etats-Unis. La quasi-totalité de cette roche extraite sert à la production d’énergie (90%, contre 60% pour le charbon) dans les centrales thermiques très polluantes. L’urgence est donc à la transition énergétique vers le renouvelable.
Mais l’Allemagne n’est pas décidée à abandonner si facilement le lignite. La tentation? Les 40,4 milliards de tonnes encore enfouies! Cela représente 14,4% des réserves mondiales. Face à cette tentation, s’oppose l’impératif de laisser 89% des réserves de charbon d’Europe sous terre afin d’espérer rester sous le seuil des 2°C de réchauffement de la planète, selon les chiffres d’une étude publiée dans Nature en 2015.
L’action Ende Gelände vise à faire respecter cet impératif. C’est dans ce cadre que nous avons rencontré Laure Kervyn, activiste de 350.org Belgium et militante pour plus de justice climatique. Nous publions ici un compte rendu de l’interview.
L’organisation autour de Ende Gelände
Ende Gelände – «jusqu’ici et pas plus loin» – n’est ni un parti politique, ni une association. C’est une coalition d’organisations anti-charbon et anti-nucléaire, sensibilisées à la question climatique. L’action s’articule donc comme une plateforme collective dans laquelle prime l’horizontalité des décisions. Les participant.e.s se réunissent en assemblées générales une fois par mois pour préparer l’action de 2016. Parmi les nombreux signataires de l’appel, on retrouve le mouvement 350.org, Attac, ainsi que Climat et Justice sociale, Climate Express, Agir Pour la Paix et Vredesactie.
Ende Gelände n’en est pas à son coup d’essai. Leurs premières actions datent de 2011, lors des Climate Camps et des protestations contre les mines de charbon de Cottbus. En août dernier, plus de 1500 citoyens.nes préoccupés.es par le réchauffement climatique avaient participé au blocage d’une mine de Rhénanie.
L’année 2016 est cruciale en Lusace
Les mines de Lusace sont détenues par le groupe public suédois Vattenfall. Sur la dernière décennie, l’Allemagne est devenue le principal marché du groupe, devant les Pays-Bas et la Suède. Cependant, celui-ci veut se désengager de l’exploitation de lignite et essaie de vendre ses installations de Lusace. Pour les activistes, c’est l’occasion de faire échouer toute vente et d’assurer la fermeture définitive des mines. En effet, il y a un grand risque que le nouvel investisseur ne reste pas insensible aux milliards de tonnes de lignites encore enfouies. Ceci s’accompagnerait d’un agrandissement des exploitations ainsi que de la probable ouverture de cinq nouvelles mines à ciel ouvert dans la région. En avril 2016, malgré un faible retour sur investissement, Vattenfall a conclu un accord de principe de cession des exploitations à l’investisseur tchèque EPH. Une résistance est donc plus que jamais nécessaire.
Ende Gelände se présente au nouvel acquéreur comme le risque d’investissement, espérant faire chuter considérablement le prix de vente, rendant celle-ci peu probable. Un prix faible ou l’échec de la vente signifierait que la production de combustibles solides est à l’agonie sur le plan économique. Plusieurs investisseurs se sont déjà découragés, EPH semble être le dernier à faire tomber.
Si les mines et les centrales continuent de fonctionner, les coûts pour la société seront énormes. Dans son dernier rapport, l’Agence européenne de l’environnement (AEE) rappelle que la pollution atmosphérique coûte entre 330 et 940 milliards d’euros par an à l’économie européenne et entraîne la mort prématurée de 500.000 personnes en Europe. En plus des pluies acides, de la pollution de l’air, de l’eau et des sols, il ne faut pas négliger les impacts sociétaux, car l’agrandissement des mines implique la disparition de forêts, de terres agricoles et de villages. C’est tout cela que le mouvement anti-charbon met dans la balance.
Ende Gelände ne s’arrête pas à cette action
L’objectif de l’action de mai 2016 est clair: c’est la sortie immédiate du charbon qui est exigée. Mais celle-ci s’inscrit dans une large vague mondiale d’actions de désobéissance de masse. Entre le 4 et le 15 mai 2016, l’action «Break Free From Fossil Fuels 2016» ciblera les projets fossiles les plus dangereux de la planète afin d’accélérer une transition juste vers une énergie 100% renouvelable. Parallèlement à l’action en Lusace, les activistes bloqueront – entre autres – des centrales à charbon en Afrique du Sud, des pipelines aux États-Unis, des ports charbonniers en Australie, la fracturation hydraulique au Brésil, des forages de pétrole au Nigéria.
En finir avec la production de combustibles fossiles, leur importation, stopper l’énergie nucléaire [lire en page 33], augmenter la part de renouvelables, et lutter pour plus de justice climatique ne peut pas uniquement se baser sur une action ponctuelle de désobéissance civile. Cela nécessite de construire des alternatives. Celles-ci sont débattues, pensées, dans des Climate Camps. Dans ceux-ci, tout le monde est invité à repenser le système, discuter de ce que l’on produit, comment le produit-on, et pourquoi le produit-on. La société doit se ré-emparer de ce débat.
Le camp de Lusace – Lausitzcamp – se tiendra du 9 au 16 mai dans le village de Proschim/Prožym. Ce village, situé dans le voisinage de l’exploitation, est menacé par les pelleteuses qui grignotent maisons et villages entiers. L’agrandissement de la mine par le nouvel acheteur provoquera le déplacement et le relogement de 1.700 personnes. Mais Proschim se distingue par une autre particularité: ce village de 350 habitants.es est autosuffisant en électricité propre. Grace au solaire, à l’éolien et à la biomasse, Proschim fournit de l’énergie renouvelable aux 15.000 foyers de la région.
Le mode d’action: la désobéissance civile
C’est sur le terrain que les activistes entendent lutter pour exiger la sortie du charbon. Comme lors des actions entourant la COP21 à Paris, les participant.e.s n’attendent aucune autorisation des pouvoirs publics, et optent pour une action de désobéissance civile de masse. L’action, si elle n’est pas légale, tire sa légitimité dans l’urgence posée par le changement climatique, et ses conséquences catastrophiques pour les sociétés et les écosystèmes. Elle se rapproche des Climate Games [voir La Gauche #75] d’Amsterdam et de Paris. Tout le monde est invité à se joindre au consensus d’action. Celui-ci se veut pacifique, réfléchi, axé sur la sécurité des activistes et des employé..es, et sans endommagement des machines.
En théorie, la désobéissance civile est ponctuelle et spécifique. Elle a pour but de forcer le débat sur une loi particulière qui va à l’encontre d’un principe supérieur. Cependant, en prônant une alimentation énergétique organisée démocratiquement, Ende Gelände remet en question la logique du profit et la quête de croissance à tout prix. L’arrêt immédiat des combustibles fossiles et nucléaires, la justice climatique, sont incompatibles avec le capitalisme et nécessitent de changer radicalement de système de production/consommation. Il est plus que temps de créer un rapport de force sur ces décisions cruciales.
Dans cette urgence, une action de désobéissance civile s’envisage comme un processus de capacitation de citoyen.ne.s préoccupé.e.s et responsables. Les îlots d’actions en faveur de la justice climatique sont de plus en plus connectés, permettant un rapport de force de plus en plus démocratique, et de moins en moins liés à un petit groupe d’activiste. L’action de masse Break Free en est un exemple. C’est aussi le cas dans la manière dont s’organise le Lausitzcamp, en portant une attention particulière à la place des habitant.e.s de Proschim et des travailleurs/euses de la mine. Des moments de rencontre et de discussion y seront privilégiés.
Les syndicats manquent à l’appel
Dans les bassins houillers, l’extraction du charbon est encore garante de beaucoup d’emplois locaux. En Lusace, c’est parfois l’employeur dominant, avec environ 8.000 travailleurs/euses. Ceux-ci et les syndicats ne voient pas d’un bon œil la fermeture des exploitations. Dans sa relation aux syndicats, la coalition Ende Gelände se heurte aux mêmes difficultés que l’on rencontre par exemple dans le secteur nucléaire. Malgré qu’ils en soient un point clé, les syndicats restent – en Allemagne comme partout ailleurs – encore frileux dans la lutte contre le changement climatique, dans la remise en question de la croissance et de la production, préférant le maintien des emplois polluants tant qu’il n’y a pas d’alternatives directe. Aucun syndicat allemand ni belge ne participe à l’appel de Ende Gelände.
Des actions en Belgique ?
Un groupe belge de mobilisation pour Ende Gelände s’est formé au sein du nouveau groupe 350.org Belgium lancé en novembre 2015. Il vise à mobiliser un public qui n’a jamais participé, ou peu, à des actions de désobéissance civile, afin de se former sur une expérience en commun, solidaire, et de revenir avec encore plus d’énergie et d’expérience pour organiser une action climat en Belgique. Un départ en bus est organisé depuis Bruxelles.
contact: http://world.350.org/350belgium/ende-gelande
article publié dans La Gauche #77, mai-juin 2016
photo: Paul Wagner pour 350.org