Les initiatives impérialistes en Irak et en Syrie : ni « somnambulisme », ni « humanitarisme » mais défense d’intérêts capitalistes
L’annonce d’une « coalition internationale » pour combattre l’ « Etat Islamique » est l’acte le plus récent de l’enchaînement de désastres entraînés par l’interventionnisme des impérialismes occidentaux au Proche et Moyen-Orient. Ce rappel n’est pas l’expression d’un anti-impérialisme nécessaire et de bon aloi mais permet de comprendre les dynamiques à l’œuvre dans la situation actuelle et qui ont été reconfigurées à partir de l’intervention sous égide états-unienne en 2003. Ainsi, la crise aiguë traversée par l’Irak et la Syrie est un anneau dans un cercle vicieux ou les impérialismes occidentaux produisent des désastres, interviennent pour « régler » les conséquences de ces désastres lorsqu’ils sont directement touchés et produisent des désastres d’une plus grande ampleur…
N’en déplaise à Dominique de Villepin, ce cercle meurtrier n’est pas dû à un « somnambulisme » des dirigeants occidentaux, à une quelconque incapacité à« résister à la pression des opinions publiques et au déferlement d’images cauchemardesques » [1]. Sinon, par exemple, l’horreur imposé à Gaza aurait depuis longtemps déjà provoqué une réaction forte des dirigeants occidentaux alors que la grande majorité de la population est révulsée par ces assassinats de masse malgré l’importance de l’appareil idéologique mis en place pour couvrir Israël et ses alliés. Le problème n’est pas l’incapacité de « voir » des dirigeants impérialistes occidentaux mais la nécessité pour eux de garder un contrôle et bloquer toute réelle prise en mains de leur destin des peuples de la région.
Il ne faut pas perdre de vu que la « coalition » sous direction états-unienne contre l’EI suit deux impératifs : la défense des intérêts des multinationales pétrolières (Mobil, Chevron, Exxon et Total) qui ont investi près de 10 Md$ dans la zone et le maintien à bout de bras du régime pseudo-démocratique qu’ils ont mis en place. Ainsi, ce n’est pas la chute de la ville de Mossoul qui a suscité une réaction mais l’approche de l’EI des principales zones pétrolifères. Le remplacement d’ Al-Maliki par Haider Al-Abadi (du même parti) n’est qu’un changement cosmétique et aucun changement politique d’ampleur d’un système montrant sa faillite n’est évidemment prévu.
Ainsi, il est interdit d’admettre les motivations « humanitaires » de l’administration états-unienne ou de soutenir la coalition qu’elle cherche à mettre en place afin de maintenir sa mainmise. Néanmoins, il est impossible de rester indifférent aux désastres provoqués par l’EI (massacres de masse, la persécution des minorités religieuses, des sunnites en désaccord, des dizaines de milliers de yezidis abandonnés à la mort dans le Sindjar) en se contentant de dénoncer l’impérialisme états-unien. Cela reviendrait d’ailleurs à fermer les yeux sur les projets de gouvernements autoritaires-réactionnaires de puissances régionales. Il ne s’agit pas seulement de réagir aux massacres et de la répression perpétrés par l’EI mais également d’enrayer le cercle vicieux dans lequel est plongé la région. En effet, le ressort le plus puissant de l’impérialisme est la division confessionnelle et nationale.
Face à ces deux écueils, il est nécessaire de défendre une dynamique locale d’autodéfense plutôt qu’une mainmise accrue des impérialismes et donc le soutien (y compris l’armement) aux forces progressistes de la région pour combattre l’EI. Il en est ainsi de ce qui est issu des comités populaires en Syrie et qui ont été abandonné à leur sort, ainsi que de la mouvance PKK.
L’EI, produit de l’occupation états-unienne de l’Irak
L’occupation de l’Irak, motivée par les ressources pétrolières et la volonté d’asseoir l’hégémonie états-unienne dans la région, illustre terriblement ce phénomène de mainmise impérialiste. Bien entendu, les destructions humaines et matérielles entraînées par l’offensive militaire états-unien ont atomisé la société mais, surtout l’impérialisme a reformaté l’Etat irakien en promouvant une vie politique basée sur le confessionnalisme. Sans surprise, les politiciens ayant accédés au pouvoir dans ces conditions se sont révélés être principalement des arrivistes corrompus, incompétents et reprenant à leur compte le confessionnalisme. Un exemple est Nouri Al-Maliki, premier ministre de 2006 au 8 septembre 2014. Politicien exilé du parti confessionnel chiite Dawa, ce dernier a utilisé la thématique de la « débaasification » (du nom du parti Baas de Saddam Hussein) comme instrument contre les sunnites d’Irak, n’hésitant pas à recourir à la répression contre des manifestants civils. En bref, gouvernement Al-Maliki a soufflé sur les braises de la carte confessionnelle et, par son autoritarisme et sa corruption, préparé le terrain à l’émergence de « l’Etat Islamique », dont les forces sont estimées entre 15 et 20.000 hommes. Celui-ci est d’abord apparu comme un assemblage hétéroclite comprenant d’ex-membres du Baas et au sein duquel les djihadistes ont pris la main. Abou Baghdadi, le « calife » autoproclamé est un ancien lieutenant d’Al-Zarkaoui, dirigeant de la branche irakienne d’Al-Qaida.
Outre les effets de la politique du gouvernement irakien et de son grand-frère états-unien, l’EI, a bénéficié de deux facteurs extrêmement favorables : l’incurie de l’armée irakienne et la politique du dictateur syrien Al-Assad.
Face à l’EI, l’effondrement de l’armée irakienne a été seulement un symptôme du pourrissement de l’Etat irakien. D’un point de vu opérationnel, la chute de Mossoul, symbole de l’avancée de l’EI avec l’ultimatum aux chrétiens, a permis à l’EI de récupérer un important arsenal (chars, missiles de fabrication états-unienne) et des fonds importants.
La révolution syrienne prise au piège entre l’EI et Al-Assad
Dans le même temps, Al-Assad, confronté à la révolution syrienne, libérait des djihadistes de prison et combattait en priorité les forces populaires civiles avec pour objectif de créer le chaos dans les zones qu’il ne contrôlait pas. L’EI a ainsi pu « s’aguerrir » sur un territoire syrien face à des adversaires ayant à lutter sur deux fronts (EI et Al-Assad) et a pu y constituer son « havre », si bien qu’Al-Baghdadi a proclamé son prétendu « califat » à Raqqa, en Syrie. Ainsi, le nord de la Syrie représente une clé de voûte pour l’EI.
Or, si Al-Assad a préféré laisser l’EI prospérer, les Etats-Unis, en particulier l’état-major, veulent à tout prix éviter un scénario « à l’irakienne » avec effondrement du régime en place[2] et privilégie un scénario « à la yéménite » d’intégration de certains éléments oppositionnels au régime… ce qui est évidemment loin d’une quelconque avancée démocratique. Al-Assad a donc pu garder une certain marge de manœuvre.
En « complément », l’EI a également bénéficié de la bienveillance du gouvernement turc omnubilé par son objectif de renversement d’Al-Assad (pour accroître sa puissance régionale et bien évidemment pas avec des objectifs démocratiques) et d’affaiblissement du PKK avec lequel il a été contraint de négocier. Outre les facilités de transit via la Turquie, l’EI a également bénéficié d’un soutien logistique et de cadres de recrutement. Le New York Times indique l’existence de canaux de recrutements pour l’EI en provenance de Turquie[3].
Les forces kurdes et leurs enjeux
La principale résistance armée opposée à l’EI est représentée par les différentes autres forces d’opposition syriennes et la mouvance PKK, la principale organisation politico-militaire kurde de Turquie.
Le PKK est né dans le bouillonnement social et politique de la Turquie des années 70, créé par des étudiants kurdes de gauche dont son chef historique, Abdullah Öcalan détenu en prison en Turquie mais dirigeant toujours le PKK et la mouvance qui gravite autour. Issue d’un tradition qui peut être qualifié « stalinoïde », le PKK a réussi à supplanter les autres organisations kurdes de Turquie et a une assise de masse dans l’essentiel du Kurdistan de Turquie. La « mouvance » PKK, qui peut souvent avoir une ligne très opportuniste tout en continuant à avoir une capacité militaire, est le représentant politique de l’importante minorité kurde de Turquie. Il faut également souligner que toute la mouvance PKK est extrêmement féminisée (autant dans le recrutement que dans l’accès aux postes de combats et de direction politico-militaire).
L’utilisation du terme « mouvance » est nécessaire parce que le PKK n’est pas que « le » PKK : il draîne tout un ensemble d’organisations plus larges et d’ « organisations-sœurs ». Ainsi, en Turquie, le PKK a des relais politiques en tant que partis (auquel participent, de manière minoritaire, des courants politiques de gauche non-kurdes), des unités militaires, une organisation politico-militaire, des organisations démocratiques de masse, il en est de même à l’étranger. Par ailleurs, et cela est essentiel, le PKK a aussi des « partis-frères » qui en sont la continuité en Syrie (PYD, Parti de l’Union Démocratique avec ses propres unités militaires) et en Iran le PAJK (Parti de la Liberté et de la Démocratie du Kurdistan). Le PYD a son implantation dans le nord de la Syrie et a été confronté à l’EI. La lutte contre l’EI est actuellement un axe central de l’activité de la mouvance du PKK.
Ainsi, il est erroné de résumer l’affrontement entre PKK et EI à un PKK qui « débarquerait » en Irak pour combattre les sbires d’Al-Baghdadi : une partie essentielle des combats se déroulent en Syrie où cette mouvance existait déjà. Toutefois, il est vrai que le PKK est intervenu sur le territoire irakien dans les montagnes du Sindjar pour combattre l’EI et venir au secours des dizaines de milliers de yézidis (minorité religieuse issue du zoroastrisme et essentiellement kurdophone) pourchassés. Fidèle à sa pratique, le PKK a cherché à créer une organisation sœur locale, composée de yézidis, les Unités de Résistance de Kirkouk-Mexmour. Dans le nord de la Syrie, le PYD a proclamé unilatéralement l’autonomie des territoires qu’il contrôle (le Rojava, c’est-à-dire le Kurdistan de l’Ouest) et a suscité les critiques des autres organisations kurdes de Syrie regroupées dans le Conseil National Kurde. Cette tension entre le PYD et le CNK n’est que le reflet de l’opposition plus globale parmi les kurdes entre le PKK et le PDK (Parti Démocratique du Kurdistan) de Massoud Barzani, chef politique issu du féodalisme et dirige le gouvernement régional autonome kurde dans le nord de l’Irak (et auquel est lié le CNK en Syrie).
Brièvement, le PKK reproche, à juste titre, à M.Barzani et au gouvernement régional autonome kurde dans le nord de l’Irak d’avoir parti lié avec le gouvernement turc, d’avoir laissé progresser l’EI dans le nord de l’Irak en raison de cette alliance, d’être ainsi directement responsable des progrès de l’EI et de la chute de Mossoul. En sens inverse, M.Barzani accuse le PKK-PYD d’avoir des liens avec le régime d’Al-Assad qui a longtemps ouvert ses frontières au PKK. Il est vrai que la mouvance PKK n’a pas été active dans les débuts de la révolution syrienne contre Al-Assad. Ses craintes, justifiées, étaient que le gouvernement d’Ankara profite de la situation pour chercher à l’affaiblir par tous les moyens. Ankara a d’ailleurs joué la carte d’une militarisation du conflit qui s’est révélée être une impasse avec le soutien à des groupes djihadistes et/ou de soudards, l’hostilité envers ces groupes étaient également partagée par la gauche non-kurde de Turquie. Il n’est d’ailleurs pas un hasard que lors du mouvement démocratique de masse de juin 2013 en Turquie désigné par « le mouvement de Gezi », les affrontements les plus dures avec la police aient souvent eu lieu dans des villes à la frontière syrienne portées à ébullition sociale par des miliciens traversant la frontière. Depuis, pour le PKK-PYD, l’ennemi principal reste l’EI auquel il est directement confronté et contre lequel il obtient des succès militaires sur le terrain, tout en réalisant une « débaasisation » dans les territoires dont il a proclamé l’autonomie. Le fait est que quelque soit les reproches qu’on puisse faire au PKK, la revendication d’autonomie qu’elle porte pour le Rojava est légitime. Amarrer cette force au combat contre l’EI tout en l’isolant d’Al-Assad apparaît comme un enjeu majeur.
Au final, encourager des dynamiques de défense locale apparaît comme une urgence et un enjeu à moyen terme de remise en cause des logiques impérialistes. Cela contribuera également à un assainissement de la question nationale kurde dans la région l’un des éléments de division entre peuples les plus importants de la région.
Notes :
[1] http://www.liberation.fr/monde/2014/09/16/en-irak-les-somnambules-sont-de-retour_1101806
[2] “We have learned from the past 10 years; however, that it is not enough to simply alter the balance of military power without careful consideration of what is necessary in order to preserve a functioning state.”http://abcnews.go.com/blogs/politics/2013/07/gen-martin-dempsey-lays-out-us-military-options-for-syria/
[3] http://www.nytimes.com/2014/09/16/world/europe/turkey-is-a-steady-source-of-isis-recruits.html?_r=0
Source : ENSEMBLE