Les idées politiques se diffusent dans l’opinion publique sous la forme de symboles. Celui de l’hommage rendu à la Bourse aux victimes des propagateurs de haine djihadistes est très puissant, et intolérable pour ces autres propagateurs de haine que sont les fascistes.
L’extrême-droite, depuis les attentats, se heurte en effet à un double problème : 1°) le caractère pacifique, réfléchi, multiculturel, multiconfessionnel des rassemblements citoyens – auxquels participent beaucoup de jeunes et de femmes – est à l’opposé du message qu’elle veut diffuser ; 2°) les simples citoyens et citoyennes ont été les premiers sur le terrain de l’hommage, qu’ils occupent littéralement, physiquement, « hégémonisant » ainsi l’image médiatique de la réaction face à l’horreur des attentats.
Coup de force et complicité policière
L’agression du dimanche de Pâques était une tentative de renverser cette situation par la force. Pour l’extrême-droite, qui pilotait les hooligans, il s’agissait de prendre d’assaut la Bourse en tant que lieu symbolique du recueillement bigarré, de la convergence des douleurs et de l’invention commune des espoirs. L’objectif était de balayer tout cela pour imposer une seule couleur, un sexe dominant, une seule « race » et un seul discours, symétrique à celui des djihadistes : le discours de la haine xénophobe et islamophobe.
L’opération a raté. Mais elle n’a pas été loin de réussir, grâce à la police. La complicité de celle-ci crève les yeux. Depuis deux jours, les autorités à tous les niveaux (communal, régional, fédéral) étaient informées du plan des « hooligans » et de leurs intentions. Elles n’ont rien fait pour en empêcher l’exécution. Au contraire, elles l’ont facilitée et même encouragée. Les 400 nervis ont pu se concentrer pour prendre le train à Vilvorde, sortir de la gare du Nord, parcourir deux kilomètres au pas de charge sur le piétonnier, attaquer en chemin des échoppes de commerçants d’origine étrangère, puis fondre sur la Bourse en hurlant « On est chez nous »… Tout cela escortés par des forces de l’ordre nombreuses qui n’ont pas levé le petit doigt.
Sur place, à la Bourse, le chef de la police de Bruxelles, le tristement célèbre commissaire Vandersmissen, a manifesté ouvertement sa sympathie avec les fascistes (et inversement). D’un côté, il laissait frapper des personnes pacifiques, agresser des femmes musulmanes, menacer des gens à la peau sombre. De l’autre côté, il menaçait des citoyens qui dénonçaient son laisser-faire ! Les images de télévision sont là pour le prouver. Il n’y a guère de doute : c’est grâce à la résistance courageuse des personnes de « l’autre bord » que la police a finalement dû se résoudre à repousser le commando.
Qui a conçu ce plan ?
Les nazillons ne sont pas courageux. L’assurance avec laquelle ils ont agi le 27 mars permet d’affirmer avec un degré de probabilité élevé que leurs chefs ont reçu un feu vert et une promesse d’impunité. En haut lieu.
Trois jours avant les incidents, le ministre de l’Intérieur NVA, Jan Jambon, et le bourgmestre PS de Bruxelles, Yvan Mayeur, avaient lancé un appel commun à l’annulation de la « marche contre la peur », prévue pour le dimanche de Pâques. Les organisateurs de l’évènement leur avaient immédiatement emboîté le pas : il n’y aurait pas de marche. Il n’y avait donc aucune raison que les « hooligans » de tout le pays se concentrent à Vilvorde pour venir en bande à Bruxelles « fermer la marche », comme ils prétendaient le faire.
La presse a reproduit un e-mail du vendredi 25 mars prouvant que les autorités de police étaient informées officiellement du fait que ces hooligans « antijihadistes à risque » avaient pour cible la Bourse. Or, le bourgmestre sp.a de Vilvorde les a laissé se rassembler dans sa ville, comme si de rien n’était. Pire : son camarade Yvan Mayeur a – une fois de plus ! – donné carte blanche à son chef de la police. Le lendemain, il a menti aux médias sur son niveau d’information avant les faits. Est-ce le bourgmestre qui dirige cette ville, ou le commissaire ?
En dépit de l’annulation de la marche, chacun savait que la place de la Bourse resterait le lieu de rendez-vous des Bruxelloises et des Bruxellois ému-e-s et solidaires. La conclusion coule donc de source : quelqu’un a fait en sorte que la police, sous couvert de « maintien de l’ordre » et de « manque d’effectifs », amène les fascistes à pied d’œuvre pour attaquer le mémorial aux victimes.
A qui profite le crime ?
Qui a conçu ce plan? Voilà une question qui mériterait d’être ajoutée à l’agenda de la commission parlementaire d’enquête sur les « dysfonctionnements » ! Il vaut mieux ne pas se faire trop d’illusions, car « l’opposition » social-démocrate porte une part de responsabilité dans l’incident et, au-delà de celui-ci, s’aligne sur la politique sécuritaire du gouvernement de droite. Par contre, on peut utilement se poser une autre question : parmi les décideurs politiques, « à qui profite le crime ? ».
A qui cela profite-t-il de voir ce lieu citoyen de recueillement et de solidarité souillé, piétiné, violé ? Qui, dans la classe politique, s’irrite tout particulièrement de voir les Bruxellois et Bruxelloises de souche, francophones et Flamands, fraterniser dans l’émotion avec des enfants d’immigré-e-s de première, deuxième, troisième génération ? Avec des sans-papiers ? Avec des demandeurs d’asile fraîchement débarqués de Syrie ?… Le tout sous une banderole disant « Pas au nom de l’islam » ?
La réponse semble évidente: le parti à qui cela profite, c’est la NVA. La NVA, qui doit durcir son image pour cesser de perdre des voix au Vlaams Belang et pour en gagner au CD&V. La NVA, dont le vice-premier Jambon s’est juré de « nettoyer Molenbeek ». La NVA, dont le secrétaire d’Etat à l’asile, Théo Franken, multiplie les provocations puantes à l’égard des réfugiés. La NVA, dont le président Bart De Wever rêve tout haut d’une Europe en état d’urgence permanent, une forteresse où la peur de l’autre sert de levier pour imposer une politique de régression sociale à la Thatcher.
Il faudrait un Zola pour dire « J’accuse ». J’accuse la NVA de chercher à casser l’émotion citoyenne multiculturelle pour la récupérer à sa sauce libérale-nationaliste jaune et noire et sécuritaire. J’accuse Jan Jambon ou son entourage immédiat d’avoir utilisé dans ce but l’extrême-droite et les amis de l’extrême-droite dans la police. J’accuse sans preuve, certes, mais sur base de présomptions logiques… et du refus de ce parti de condamner l’attaque. J’accuse les autres partis traditionnels de se mettre la tête dans le sable, en particulier la social-démocratie.
Un point d’appui social
Maintenant, réfléchissons un peu. Quel est le point fort de la gauche dans cette situation difficile? Notre point fort, c’est justement le fait que les lieux d’hommage collectif aux victimes – en particulier la Bourse, qui est le plus important de ces lieux – ne se sont nulle part structurés autour des thèmes racistes, islamophobes et sécuritaires. Ils se sont structurés à partir d‘une démarche citoyenne, démocratique et sociale.
Des militant-e-s de gauche se sont investi-e-s pour cela, mais ce résultat remarquable – et qui est observable partout, en Flandre, en Wallonie et à Bruxelles – est avant tout le produit de l’action spontanée de gens ordinaires issus de toutes les communautés et du monde associatif. Des gens dont l’émotion a aiguisé la réflexion au lieu de l’obscurcir. Des gens qui ont compris l’urgence d’aller à la rencontre de l’autre. Des gens qui ont compris qu’une réponse haineuse à la haine amènerait la société à se déchirer sur des lignes « ethniques », en particulier dans les quartiers populaires. Exactement ce que veulent les terroristes… et les fascistes, qui sont leurs frères jumeaux.
Ce constat d’intelligence des enjeux est un espoir et un point d’appui pour l’action dans une situation où – il ne faut pas se le cacher – l’islamophobie et le racisme flambent « à la base », dans les entreprises, les quartiers, les cafés, les transports en commun. Ce point d’appui précieux, il s’agit de ne pas le perdre et, pour cela, de bien l’analyser. Sans oublier ceci : c’est le refus de toutes les haines, de toutes les violences, qui lui donne sa consistance. La mobilisation contre la menace islamophobe-raciste est nécessaire et légitime – évidemment ! – mais elle ne doit pas venir escamoter la mobilisation tout aussi nécessaire contre la menace islamiste-djihadiste, qui demeure… et que la gauche comprend mal, ou pas du tout.
Contre le djihad et les fascistes
Il faut continuer à tenir les deux fils. Suite à l’attaque de la Bourse, se laisser déporter dans une lutte contre la seule extrême-droite, serait faire le jeu… des islamistes, bien sûr… mais aussi des nazillons. Parce que ceux-ci enragent justement de ne pas être aux premières loges comme expression de l’indignation face au djihadisme. Et parce que ce djihadisme, d’autre part, ne peut pas s’appréhender uniquement en termes de menace extérieure, téléguidée depuis Raqqa ou depuis Mossoul.
Nous avons suffisamment insisté sur la dimension internationale du phénomène. Mais, il convient de le répéter : le terrorisme djihadiste n’est pas QUE la conséquence des politiques impérialistes au Moyen Orient. Ce que les médias appellent la « radicalisation » (terme idiot : la radicalité, c’est prendre les problèmes à la racine) est aussi un produit de « notre » société, de la politique de « nos » gouvernements… et des carences, face à cela, de notre gauche – politique et syndicale. Le slogan « Vos guerres, nos morts » ne recouvre que partiellement une réalité aux facettes multiples, qui doit être saisie dans sa totalité.
Dans notre pays, la situation post-attentats nous force à voir en face un paysage nouveau et complexe : un mouvement syndical affaibli et déboussolé parce qu’il a laissé tomber son propre plan d’action ; un gouvernement de droite qui exploite le danger terroriste pour consolider sa victoire inespérée sur le mouvement social ; et deux forces réactionnaires dangereuses, violentes et machistes, liées à la pègre, qui recrutent principalement chez les déclassés ou les frustrés et cherchent à prendre la société en tenailles par la violence – le djihadisme et le fascisme.
Ces deux forces s’alimentent mutuellement, et toutes deux disposent de bases arrière. L’extrême-droite bénéficie de soutiens dans la police, et les amis de l’extrême-droite dans la police bénéficient d’une couverture au ministère de l’Intérieur. Quant aux terroristes, ils ont derrière eux les ressources de quelque chose qui, quoiqu’en disent certains, est bel et bien un Etat, fût-il embryonnaire : Daech.
Construire les solidarités
Il faudra, le plus rapidement possible, explorer toutes les implications stratégiques de cette conjoncture redoutable. Les explorer en particulier sur le terrain de l’action syndicale et associative, de la lutte pour « l’hégémonie » dans la société. Une lutte à mener en comptant sur nos propres forces, celles des mouvements sociaux, de leur créativité. De ce point de vue, l’existence de Hart Boven Hard (et de Tout Autre Chose, mais qui ne dispose pas de la même représentativité), présente un potentiel important. Dans l’immédiat, en tout cas, une chose semble claire : ne lâchons pas le terrain de l’émotion-réflexion solidaire, généreuse, pacifique, sociale et démocratique. Contre la terreur et la haine – toutes les haines : construisons nos solidarités, ancrons-les à la base, coordonnons-les. Organisons-les, et assurons nous-mêmes la protection de nos collectifs. Par des moyens en adéquation avec nos fins, car certains moyens sont contraires aux fins.