Certaines chauves-souris d’Afrique subsaharienne sont sans doute le réservoir du virus Filoviridae Ebola, un germe formé d’une dizaine de protéines, identifié pour la première fois en 1976 ; on en connaît aujourd’hui cinq types, dont celui apparu pour la première fois au Zaïre (aujourd’hui RDC), que l’on retrouve actuellement en Afrique occidentale. Ce sont ces mammifères volants qui le transmettent aux singes et à d’autres animaux, et peut-être même directement à l’homme, avant que cet agent pathogène ne provoque des épidémies récurrentes d’une fièvre mortelle. Les premiers symptômes d’Ebola sont de type grippaux, avant de provoquer une asthénie, des diarrhées, des vomissements et souvent des hémorragies, ce qui n’interdit pas les confondre avec ceux d’autres affections. Elle cause la mort en une dizaine de jours dans plus d’un cas sur deux.
Ebola et accaparement de terres
Depuis la première irruption d’Ebola en RDC, une vingtaine d’épidémies ont touché une dizaine de pays, d’abord dans la bassin du fleuve Congo (Ebola est le nom d’un affluent du Congo), puis plus récemment en Afrique occidentale, en particulier en Guinée, au Libéria, en Sierra Leone et au Nigéria. Pourtant, il est d’ores et déjà probable que la dernière irruption de cette maladie fasse plus de victimes, que l’ensemble des épidémies recensées jusqu’ici (2345 morts de 1976 à 2013). En effet, pour la première fois, elle s’est frayée un chemin vers des centres urbains importants, dont Conakry (Guinée), Monrovia (Libéria) et Freetown (Sierra Leone). Notons encore que ce sont les femmes qui paient le plus lourd tribut à ce virus, parce que ce sont elles qui prodiguent le plus de soins aux malades.
Comment expliquer la transmission à l’homme de ce germe, précédemment confiné à la faune sauvage ? Une telle contamination s’explique dans le contexte de l’exploitation économique de plus en plus intense de la savane africaine, une vaste zone de 400 millions d’hectares, du Sénégal à l’Afrique du Sud, que la FAO et la Banque mondiale présentent comme le nouvel eldorado agricole mondial [1]. Le recul de la petite agriculture paysanne au profit de l’agrobusiness d’exportation, le déracinement de millions de petits producteurs paupérisés et la concentration des terres entre les mains de grandes sociétés internationales en sont les conséquences les plus connues.
Ces manifestations de l’accumulation par dépossession sont en plein essor dans les pays touchés actuellement par le virus Ebola. Elles se traduisent par le défrichement de vastes zones, entraînant la mise en contact de communautés villageoises précarisées avec des nutriments potentiellement dangereux qu’elles vont chercher toujours plus loin au cœur des forêts tropicales. Leurs carences en protéines les poussent en effet à consommer plus de « viandes de brousse » – singes, petits rongeurs, chauves-souris, etc. – qui les exposent à des agents pathogènes nouveaux [2]. La déforestation et peut-être le réchauffement climatique global semblent avoir accentué aussi l’aridité et la durée de la saison sèche, deux facteurs favorables, semble-t-il, au déclanchement des épidémies [3]. Elle peut aussi avoir favorisé la migration et la dispersion de colonies de chauve-souris porteuses du virus [4].
Un virus au coeur des ténèbres
Les pays touchés par la récente épidémie ont été tout particulièrement choyés par les investisseurs internationaux depuis plusieurs années en raison de leur abondance en terres cultivables « disponibles », de la vulnérabilité de leur petite paysannerie, vouée à l’agriculture de subsistance, et de conditions politiques favorables (promotion de la libre entreprise et repli de l’Etat). C’est ainsi que de gros intérêts italiens (Nuove Iniziative Industriali) et états-uniens (Farm Land of Guinea) ont jeté leur dévolu sur la Guinée. On retrouve aussi des intérêts malaisiens au Liberia (Sime Darby), mais aussi suisses (Addax) et sino-vietnamiens en Sierra Leone, qui contrôlent une production d’agro-carburants en pleine expansion.
Un petit paysan témoigne ainsi des conséquences sociales du contrôle de la compagnie malaisienne Sime Darby sur les meilleures terres du Liberia : « Maintenant, nous manquons de nourriture (…). Nous n’avons pas d’hôpitaux, pas d’écoles. Nous n’avons plus de travail. Nous ne pouvons plus payer les enseignants qui s’en vont » [5]. C’est que l’accaparement des terres par des compagnies privées étrangères intervient dans la foulée de plusieurs décennies d’ajustement structurel, qui ont littéralement détruit les infrastructures publiques, notamment scolaires et sanitaires, des pays les plus pauvres d’Afrique subsaharienne.
Le premier foyer de l’épidémie en cours semble ainsi s’être développé, dès décembre 2013, dans les villages entourant la ville de Guéckédou, au sud de la Guinée, une agglomération qui a vu sa population pratiquement tripler en dix ans, de 2000 à 2010, suite à l’afflux de réfugiés des guerres civiles de Sierra Leone et du Libéria. Ses infrastructures publiques sont bien entendu incompatibles avec les besoins, et les autorités y sont totalement discréditées. Comme cela était prévisible, son personnel médical, peu nombreux et sous-équipé, n’a pas les moyens de faire face à l’afflux des malades et de se protéger de la contagion, transformant ainsi ses très fragiles institutions sanitaires en centres de propagation de l’épidémie.
Dans de telles conditions, alors qu’il n’existe encore aucun test disponible sur place pour déterminer si une personne a été infectée (il faut pour cela envoyer un prélèvement en Europe ou en Amérique du Nord), l’épidémie a vite échappé à tout contrôle. Elle a touché de proche en proche les agglomérations voisines, d’autant que Guéckédou est le siège d’un important marché régional, pour atteindre les capitales de la Guinée, du Libéria et du Sierra Leone. Il faut se rendre compte que, d’après les enquêtes épidémiologiques en cours, chaque malade a pu avoir en moyenne des contacts avec 20 à 40 personnes, qu’il faudrait théoriquement pouvoir identifier et suivre pendant 21 jours [6].
Une épidémie médiévale
En Europe ou en Amérique du Nord, il ne serait pas très difficile d’enrayer la contagion d’une maladie qui se transmet entre humains par les fluides corporels (salive, sueur, vomissements, urine, fèces, sperme, sang, etc.). En effet, contrairement au sida, le temps d’incubation d’Ebola est court (une dizaine de jours en moyenne) et les personnes touchées ne sont contagieuses que durant la brève période où elles présentent des symptômes. Il suffit donc de disposer d’infrastructures sanitaires permettant de prendre en charge les malades en toute sécurité (port de blouses, de gants et de masques ; seringues stérilisées, etc.) en évitant qu’ils aient des contacts non protégés avec leurs familles, et d’informer et de suivre les personnes ayant été en relation avec eux.
Pourtant en Afrique occidentale, « le personnel de terrain (…) affirme qu’il n’a pas accès au matériel indispensable pour se protéger soi-même et ses patients. Nombre de ses hôpitaux sont dévastés, si bien que le contrôle de l’infection est très limité et qu’il n’y a presque aucun moyen de tracer les personnes à risque » (Vox, 9 août 2014).« En Sierra Leone, dans la ville de Kenema, dix-huit médecins et infirmières ont contracté Ebola, et cinq au moins en sont morts » ; « des infirmières ont cessé de travailler : elles devaient toucher un supplément de 13 dollars par semaine pour travailler 12 heures par jour en tenue de protection, mais le gouvernement n’a pas honoré ses promesses » ; « Au Libéria, des pans entiers du système de santé sont à la dérive. (…) Les hôpitaux de Monrovia, la capitale, sont surchargés par des patients d’Ebola et refusent les nouveaux cas (…) des cadavres infectés gisent dans les rues : l’épidémie est en train de prendre des allures médiévales » (The New Yorker, 11 août 2014).
Une lutte efficace contre l’épidémie impliquerait des moyens plus importants, mais surtout une collaboration volontaire des populations concernées avec les acteurs sanitaires et les autorités, notamment pour sécuriser, par exemple, les funéraires – les défunts étant alors particulièrement contagieux –, et désinfecter les maisons des morts. Autant de conditions qui font souvent défaut parmi des populations qui ont de quoi se méfier des intervenants étrangers, en majorité blancs (OMS, MSF, UNICEF, Croix-Rouge, etc.), comme de leurs propres autorités. Celles-ci sont en effet plus promptes à criminaliser les familles qui soignent leurs proches sans les déclarer et à déployer des soldats pour interdire les mouvements de population, qu’à renforcer le financement et la prise en charge collective des mesures sanitaires indispensables [7].
Big Pharma s’en lave les mains
Depuis que l’OMS a déclaré que l’épidémie ouest-africaine est une urgence sanitaire, les start-up pharmaceutiques les plus avancées dans la mise au point de vaccins ou d’antiviraux, comme Tekmira, Sarepta, BioCryst, NanoViricides, Mapp Bio (concepteur du ZMapp, un cocktail de trois anticorps administrés avec succès à deux humanitaires US contaminés, mais qui a échoué sur un prêtre espagnol), ont vu leurs actions flamber en bourse. Elles disposent en effet de substances, certes en petites quantités, prêtes à être testées sur l’homme (Reuters, 8 août 2014).
Selon le prof. Daniel Bausch (Tulane School of Public Health and Tropical Medicine), le principal obstacle à la production de médicaments efficaces n’est pas d’ordre scientifique ou technique, mais économique : « Les compagnie pharmaceutiques sont peu motivées à investir des dollars en recherches et développements pour le traitement d’une maladie qui apparaît sporadiquement dans des pays africains à faibles revenus ». C’est pourquoi, le Dr John Ashton, président de la Faculté britannique de santé publique parle de « banqueroute morale » de l’industrie pharmaceutique et du capitalisme (International Business Time, 3 août 2014).
Jusqu’ici, Ebola n’avait réussi à intéresser que les militaires, au nom de la prévention du bioterrorisme. Mais les majors pharmaceutiques ont refusé de financer des tests cliniques indispensables et très coûteux. Si bien qu’aujourd’hui, l’OMS a déclaré éthiquement acceptable l’utilisation de substances non homologuées sur les personnes atteintes, compte tenu du taux de létalité très élevée du virus. Il y a urgence, affirme Peter Piot, le co-découvreur d’Ebola : « Une fois l’épidémie terminée, il n’y aura plus d’efforts d’investissement dans la recherche sur les traitements et les vaccins. Lorsqu’une nouvelle épidémie surviendra, rien ne se sera passé. Après celle de 1976, l’OMS avait affirmé vouloir mettre sur pied une équipe d’intervention internationale. L’initiative est restée lettre morte. » Le chercheur plaide ainsi pour le financement par l’aide au développement d’une recherche visant à fournir des traitements gratuits sous la responsabilité de l’OMS (Le Monde, 7 août 2014).
La tragique épidémie en cours montre à quel point la recherche effrénée du profit privé est incompatible avec la santé publique, en particulier celle des masses pauvres des pays dominés. Jean-Marie Le Pen ne fait que pousser la logique d’une telle barbarie à ses dernières extrémités lorsqu’il déclare que « Monseigneur Ebola » a les moyens de stopper l‘explosion démographique mondiale en trois mois. Afin d’aller au-delà de l’indignation et de modifier réellement le cours des choses, il faut en effet rompre avec le désordre actuel du monde. D’abord, la santé publique ne doit pas être dissociée des objectifs écosocialistes que nous poursuivons, parce qu’elle est tributaire de notre cadre de vie et que le productivisme actuel favorise sans cesse l’émergence de pathologies nouvelles, somatiques et psychiques, que le capitalisme met à la charge de la société, quels qu’en soient les coûts. Ensuite, l’industrie et la recherche pharmaceutiques ne pourront répondre aux besoins de l’humanité, en particulier de ses secteurs les plus démunis, que si elles renoncent à fixer leurs priorités en fonction de la demande solvable pour se laisser guider par les choix démocratiques des populations concernées, ce qui implique leur socialisation et leur financement par le secteur public. Celui-ci ne pourrait-il pas commencer par y affecter une grande partie des sommes formidables absorbées de façon parasitaire par le service de la dette, au Nord comme au Sud ?
[1] Awakening Africa’s Sleeping Giant – Prospects for Commercial Agriculture in the Guinea Savannah Zone and Beyond, 2009.
[2] Ce type de mécanismes a été récemment étudié de façon globale par David Quammen (Spillover : Animal Infections and the Next Human Pandemic, W. W. Norton, 2012).
[3] Daniel G. Bausch & Lara Schwarz, « Outbreak of Ebola Virus Disease in Guinea : Where Ecology Meets Economy », PLoS Negl Trop Dis, 8(7), 31 juillet 2014.
[4] Calestous Juma, « Africa Ebola Outbreak : How to Prevent It ? », Al Jazeera, 13 août 2014.
[5] The Globe and Mail, « Land Grabs in Africa : Liberia », www.youtube.com/watch ?v=8R6m…
[6] Rosa Crestani, coordinatrice de l’intervention Ebola pour MSF, Le Monde, 5 août 2014.
[7] Rémi Barroux, « Avec les damnés du virus Ebola », Le Monde, 1er août 2014 ; Jeremy Youde, « The Ebola Outbreak in Guinea, Liberia, and Sierra Leone », E-International Relations, 26 juillet 2014.
* Article écrit pour Viento Sur : http://www.vientosur.info/spip.php?…
Source : ESSF